De Toit à Moi

Stéphane Rougeot

Comédie en 3 actes. Les pérégrinations d'un homme qui cherche à la fois un toit et une compagne.

Acte 1

La scène représente une banque.

Moitié droite, l'entrée et le guichet d'accueil.

Moitié gauche, un bureau de conseiller.

Entre les deux, quelques chaises forment une zone d'attente devant la paroi en verre.

Scène 1

Dans le bureau, la banquière est assise dans son fauteuil.

Le téléphone sonne. La banquière décroche, et reste accoudée sur le bureau.

Banquière (au téléphone) — Oui ?... Très bien, merci. Attend-attend-attend… Elle appelle pour quoi ?... Ah, merde, elle me fait chier tous les jours, en ce moment. Bon tant pis, passe-la-moi quand même.

La banquière soupire en tapotant sur le clavier de son ordinateur.

La banquière adopte un sourire poli comme si la cliente était en face d'elle.

Banquière (au téléphone) — Allô ?... Ah, bonjour, madame Floriot… Mais non, ne dites pas des choses pareilles, c'est toujours avec un grand plaisir que je vous écoute. Alors, dites-moi, qu'est-ce qui vous arrive, aujourd'hui ?... Vous savez que vous pouvez savoir si votre pension est arrivée depuis internet… Et si, comme vous n'êtes pas au fait de la technologie, vous préférez, il vous suffit d'aller dans un distributeur même en dehors des horaires d'ouverture… Vous me flattez, madame Floriot. Merci. Mais ça vous ferait gagner du temps, à vous aussi, vu que vous habitez juste au-dessus et que vous sortez votre petit chien tous les jours. Comment va-t-il, au fait ?...

La banquière s'adosse confortablement dans son fauteuil.

Banquière (au téléphone) — Ne bougez pas, je vais vous dire ça tout de suite.

La banquière regarde le plafond, puis ses ongles.

Banquière (au téléphone) — Comme je m'y attendais, on est que le cinq du mois, ce n'est pas encore là. C'est toujours autour du huit ou du neuf… Mais si, ça fait plusieurs années, déjà. Depuis que je m'occupe de vous, en tout cas… Bon, ce n'est pas bien grave. D'ici la fin de la semaine, tout sera rentré dans l'ordre, faites-moi confiance, madame Floriot. Vous… ? Vous voulez acheter quoi ?

La banquière fronce les sourcils, puis revient à un large sourire.

Banquière (au téléphone) — Ah, mais oui, pas de problème. Vous avez un découvert autorisé de deux cents euros, donc votre bouquet à vingt-cinq sera accepté, ne vous inquiétez pas… Oui, c'est pour la tombe de votre mari, je comprends. Vous n'aurez aucun agio… Aucune pénalité pour une somme aussi faible… Mais pensez bien à payer avec votre carte, d'accord ? Les chèques, c'est pas les mêmes contrôles… Ah, bon ? Comment ça, votre carte marche pas ?... C'est votre code ?... Ben, oui, le code qu'il faut taper sur le petit clavier du boîtier où vous mettez votre carte… Ah, mais non, c'est pas votre numéro de téléphone, qu'il faut mettre, c'est le code qui vous a été envoyé par courrier…

Banquière (à elle-même) — J'avais encore jamais eu ça… elle prend le terminal de paiement pour un téléphone !

Banquière (au téléphone) — Et y a quelqu'un qui vous répond ?... Oui ? Vraiment ?... Non, la voix qui vous parle, c'est sûrement la caissière… Du coup, vous faites des chèques, oui, bien sûr. Ils vont pas vous laisser partir sans payer.

La banquière tapote sur son ordinateur.

Banquière(à elle-même) — Qu'est-ce qu'elle a fait comme opérations, récemment ?... Ah, ben rien avec sa carte, oui. Pas même un petit retrait.

Banquière(au téléphone) — Je vous expliquerai à nouveau la prochaine fois que vous viendrez, d'accord ? Pensez à mémoriser votre code… Ou mieux : apportez la lettre avec vous !... Mais non, vous risquez rien, de mettre la carte et le code dans votre sac. Sans un appareil, ça peut pas vous débiter des sous…

Banquière (à elle-même) — Faudra que je pense à pas lui dire que sa carte peut être également utilisée sans contact, sinon la pauvre, elle va encore plus s'emmêler le peu de neurones valides qui lui restent.

La banquière s'avance et s'apprête à raccrocher.

Banquière (au téléphone) — Voilà, on fait comme ça. Mais inutile de me rappeler chaque jour, d'accord ?... Oui, merci, bonne journée à vous aussi… Et mes amitiés à votre mari… Enfin vous m'avez comprise.

La banquière raccroche.

Banquière (à elle-même) — Qu'est-ce qu'elle va encore nous inventer, la prochaine fois, cette vieille sédile ? Sénile… Débile, ça lui va aussi, de toute façon.

Le téléphone sonne à nouveau.

Scène 2

Damien entre par la porte d'entrée.

Une petite musique accompagne les mouvements de la porte.

La banquière décroche.

Banquière (au téléphone) — Oui, ne quittez pas, je vous prie.

La banquière raccroche, puis se rend compte de son erreur, mais hausse les épaules en se levant.

La banquière sort de son bureau et s'approche de Damien.

Banquière — Bonjour monsieur. Que puis-je faire pour vous ?

Damien ouvre de grands yeux devant la beauté et l'élégance de la banquière.

Damien — Euh… Je… Beaucoup, je présume, mais… C'est pas pour ça que je suis là.

Banquière — Qu'est-ce qui vous amène ?

Le téléphone sonne à nouveau.

Damien — Je… J'ai rendez-vous.

Banquière — D'accord. Je peux vous demander de patienter un moment, le temps que je termine mon rendez-vous ?

Damien — Oui, bien sûr. Tout ce que vous voulez.

Tandis que la banquière rejoint son bureau en trottinant, Damien s'assied sur une des chaises, les yeux encore pleins des formes de la femme.

La banquière décroche.

Banquière (au téléphone) — Oui, allô ?... Ah, bonjour monsieur Chagnasse…

La banquière tapote sur son clavier tout en parlant afin d'afficher les informations du client.

Banquière (au téléphone) — Mais ça ne va pas être possible, monsieur… Non, c'est pas que je suis raciste… d'ailleurs, je ne vous connais pas et j'ignore à quoi vous pouvez ressembler, mais… C'est que vous êtes à découvert depuis plus de six mois en continu, et que vos agios sont maintenant plus élevés que vos revenus, aides comprises. Il va être compliqué de trouver des arguments pour appuyer votre demande. Surtout que le motif n'est pas fait pour nous aider : Disneyland, c'est pas ce qu'on peut appeler d'une nécessité vitale absolue… Oui, peut-être que ça va vous détendre un peu, surtout avec le stress que doit vous procurer votre situation…

Damien se retourne à peine quelques secondes pour regarder la banquière à travers la vitre.

Les gestes de Damien sont fébriles dès qu'il pose les yeux sur elle.

Banquière (au téléphone) — Je peux vous assurer, monsieur Chagnasse, que l'insistance de vos enfants n'influera pas du tout sur la décision de refus qui est inévitable… Et… Non, inutile de…

Banquière (à elle-même) — De me les passer au téléphone…

Banquière (au téléphone) — Oui, bonjour ma chérie, comment tu t'appelles ?... Matéo ?... T'es un garçon, alors, c'est ça ?... Comm…

La banquière regarde le combiné.

Banquière (à elle-même) — Mais c'est qu'il m'a raccroché au nez, le morveux !

Le téléphone ne tarde pas à sonner de nouveau.

Banquière (au téléphone) — Oui ?... Monsieur Chagn… Hé ! Sur un autre ton, je vous prie ! C'est quand même pas de ma faute s'il a une voix de fille, votre marmot ! J'y connais rien, aux enfants, moi, j'en ai pas encore eu un seul, alors j'ai le droit de me tromper !... Et bien comme vous voulez, appelez le directeur si ça vous chante…

Banquière (à elle-même) — Mais c'est qu'il me raccroche au nez, lui aussi ! De toute façon, on est début août, et je suis toute seule dans l'agence…

Damien jette un œil autour de lui et constate qu'effectivement, la banquière est la seule employée.

Banquière (à elle-même) — Vu les quinze mille sept cent trente-deux euros, et dix-huit centimes, de découvert qu'il a, il doit bien connaître le directeur, faudrait que je me méfie quand même de lui…

Le téléphone sonne dans un autre bureau.

Après trois sonneries, le téléphone de la banquière sonne à son tour.

Banquière (au téléphone, prenant une voix grave) — Oui, c'est le directeur…

Banquière (au téléphone) — Ah, vous voyez, quand on a une voix de fille, ça s'entend tout de suite !... Mais je… Oui, mais… Vous allez me laisser en placer une, à la fin ?... Vous savez quoi ?

La banquière raccroche le téléphone.

Banquière (à elle-même) — Voilà ! Ça lui apprendra.

Damien se retourne encore pour regarder la banquière, mais revient précipitamment à sa position initiale quand il la voit se lever.

La banquière vient vers Damien et se plante devant l'entrée de son box.

Banquière — C'est à nous !

Damien se lève, puis se penche pour voir l'intérieur du bureau.

Banquière — Qu'est-ce qui se passe ? Vous vérifiez s'il n'y a personne ?

Damien — C'est que… Vous avez dit être en rendez-vous…

Banquière — Oui, ça y est : j'ai terminé. C'est votre tour.

Damien hésite à entrer.

Banquière — Vous avez des T.O.C. ? Ou bien vous refusez d'être seul avec une femme ?

Damien — Non, non. Je me demande…

Banquière — Allez-y, parlez, ne soyez pas timide !

Damien — Par où est sorti votre rendez-vous ?

La banquière éclate de rire.

Banquière — Ah, non, vous n'y êtes pas du tout. C'était au téléphone ! Vous pensiez quand même pas que je l'avais dévoré ?

Damien est gêné.

Damien — Non, non. Peut-être que vous avez une autre sortie, je sais pas…

La banquière fait le tour de son bureau et vient se placer devant son fauteuil. Elle pointe un doigt vers les deux chaises réservées aux clients.

Banquière — Je vous en prie.

La banquière s'assied sans attendre.

Damien regarde les deux chaises, sous les chaises, sous le bureau, mais se redresse en apercevant les genoux de la banquière.

Damien — Oh, excusez-moi.

La banquière se penche pour regarder sous le bureau à son tour, mais ne voit rien.

Banquière — Qu'est-ce qu'il y a ?

Damien — Non, rien.

Banquière — Vous ne cherchez quand même pas mon rendez-vous sous le bureau ?

Damien devient cramoisi.

Damien — Non, non.

Banquière — J'espère. Parce que ce n'est pas dans les habitudes de la maison.

Damien est déçu.

Damien — Ah ?

La banquière pose ses mains sur le clavier, tout en regardant Damien. Elle tapote machinalement.

Damien est gêné.

Banquière — Vous êtes… monsieur Humbert, c'est bien ça ?

La banquière regarde Damien droit dans les yeux.

Damien est troublé.

Damien — Da…

Banquière — « Da » ? Vous parlez russe ?

Damien — Da… mien ! Vous pouvez m'appeler Damien.

Banquière — Oui, j'ai vu que votre prénom était Damien. Mais nous n'avons pas pour habitude d'appeler nos clients par leur prénom. Je vais donc en rester à monsieur Humbert, si ça ne vous dérange pas ?

Damien acquiesce d'un mouvement de tête.

La banquière tapote sur le clavier et regarde l'écran.

Damien pose les yeux sur une bande de plastique posée sur le devant du bureau, comportant l'inscription « V. TRETANT ».

Damien — Vous, c'est Valérie ?

La banquière s'arrête de tapoter et fixe Damien.

Banquière — Pardon ?

Damien pointe son doigt sur le morceau de plastique.

Damien — Le « V » de la plaque.

Banquière — Ah… Non, ce n'est pas Valérie.

Damien regarde la banquière, immobile.

Banquière — Vous… Quoi ? Vous voulez que je vous donne mon prénom ?

Damien acquiesce d'un mouvement de la tête.

La banquière soupire.

Banquière — Bon. Mais je vous le dis uniquement si vous me promettez de ne pas l'utiliser, d'accord ?

Damien — C'est promis.

Banquière — Virginie.

Damien sourit bêtement.

Banquière — Quoi ? Ça vous plait pas ?

Damien acquiesce d'un mouvement de la tête.

Banquière — Alors pourquoi vous faites cette tête-là ?

Damien — Ben… J'en ai pas d'autres…

La banquière prend un air sérieux.

Banquière — Pour quelle raison êtes-vous venu, monsieur Humbert ?

Damien — On avait rendez-vous.

Banquière — Soit. Mais pourquoi aviez-vous rendez-vous ?

Damien — D'habitude, c'est monsieur Gognard qui s'occupe de moi…

Banquière — Oui, en effet, mais il est en congés pour l'instant, je suis la seule disponible. Il va falloir faire avec.

Damien est hypnotisé par le physique de la banquière.

Damien — Faire quoi avec vous ?

Damien rougit et porte sa main devant sa bouche ronde.

Banquière — Je veux pas savoir ce qui a traversé votre cerveau, c'est bien compris ?

Damien acquiesce d'un mouvement de tête.

Damien — Désolé, c'est… je… c'est vous qui…

Banquière — C'est moi qui quoi ?

Damien — Je vous trouve très belle et ça me… enfin vous voyez, quoi.

La banquière recule au fond de son fauteuil.

Banquière — Je suis seule, mais j'ai un interrupteur et la police arrive en quelques secondes si vous tentez quoi que ce soit, c'est bien compris ?

Damien agite ses mains devant lui en signe de protection.

Damien — Non, non, vous n'y êtes pas du tout. Je suis juste… intimidé.

La banquière respire.

Banquière — Ah, si c'est que ça… Je vais m'en accommoder.

La banquière regarde son écran un moment.

Banquière — Mon collègue n'a pas laissé de consigne particulière vous concernant, semble-t-il.

Damien se lance.

Damien — Vous avez de l'argent ?

Banquière — Pardon ?

Damien — Pas vous personnellement, mais dans la banque.

Banquière — Comment ça, « dans la banque » ?

Damien — Pas pour vous voler… Pour emprunter !

La banquière sourit.

Banquière — Ah, vous voulez faire un prêt !

Damien — Oui !

Banquière — Effectivement, ça surprend un peu, quand on s'y attend pas, votre… timidité.

La banquière regarde son écran.

Banquière — alors, voyons où vous en êtes…

Damien regarde sa chaise.

Damien — Une… Chaise ?

Banquière — Oui, non. Je parle de votre situation financière. Apparemment, vous avez déjà un prêt immobilier en cours.

Damien — Oui, je sais. Mais j'ai vu l'agent immobilier hier.

Banquière — Ah, vous souhaitez changer de domicile ? Il vous reste quand même pas mal à rembourser. Mais ça devrait être jouable si vous n'êtes pas trop gourmand. Vous avez déjà une idée du montant de votre nouvelle habitation ?

Damien — Non, je ne veux pas racheter autre chose.

Banquière — Ah, vous voulez seulement vendre et revenir en location ?

Damien secoue la tête.

Damien — Je voudrais seulement vendre, en fait.

La banquière est sceptique.

Banquière — Vous avez besoin d'un prêt pour vendre votre maison ?

Damien acquiesce d'un mouvement de la tête.

Damien — Pour tout vous dire, j'ai acheté un peu cher. La vendeuse était plutôt jolie, je me suis laissé embobiner. Maintenant, le… l'agent immobilier m'annonce qu'il ne va pas pouvoir vendre très cher, le cours a pas mal chuté, et ça ne va pas couvrir le montant qui reste de mon prêt.

La banquière regarde son écran.

Banquière — Ah, oui, quand même.

La banquière revient sur le visage de Damien, qui se trouble.

Damien — Oui… Je… Vous… Euh…

La banquière sourit devant la gêne de Damien.

Banquière — Et donc, vous avez besoin d'emprunter encore plus pour faire quoi ?

Damien — Je… Euh… L'agent…

Banquière — Cet agent immobilier, c'est une femme, également ?

Damien — Non, pourquoi ?

Banquière — Je sais pas, vous boguez à chaque fois que vous en parlez.

Damien — C'est pas lui, c'est vous qui…

Banquière — Veuillez m'excuser. Ça vous aiderait de m'imaginer laide, vieille et grosse ?

Damien — Non, non.

Banquière — Ah, zut. J'ai pas d'autre idée, pour l'instant.

Damien — Je peux pas vous imaginer autrement que comme vous êtes.

Banquière — C'est-à-dire ? Non, ne répondez surtout pas, je veux pas vous faire avoir une crise cardiaque dans mon bureau ! Et puis les secouristes de l'agence sont tous en vacances…

Damien est hypnotisé par la banquière.

Banquière — Donc, pour en revenir à l'agent immobilier qui est un homme tout ce qu'il y a de plus viril, avec des poils partout et un gros… machin entre les jambes ?

Damien — Un gros « machin » ?

Banquière — Oui, je sais, le choix du mot n'est pas très judicieux, mais je suis un peu prise au dépourvu, je ne sais pas trop comment vous aborder pour pas vous mettre mal à l'aise, et du coup c'est moi qui suis plus trop à l'aise. Mais vous m'avez comprise. Il vous a dit quoi, à propos de votre maison ? Faut attendre que le cours remonte avant de la mettre en vente ?

Damien — C'est une solution, oui. Sinon je peux effectuer quelques travaux afin de la rendre plus attrayante, ce qui en remontera le prix. Vous…

La banquière regarde Damien, attendant la suite.

Damien — Vous… Vous ne cherchez pas une maison, par hasard ?

Banquière — Non, malheureusement. Je possède un très bel appartement, et je n'ai pas en projet de le changer. Mais merci de penser à moi. Et vendez-le plutôt à un inconnu, vous n'aurez pas besoin de lui faire une ristourne.

Damien — Je pensais pas vous faire une ristourne. Vous êtes banquière, je pensais au contraire pouvoir vous la vendre plus cher à vous.

Banquière — Ah ben… merci bien pour l'attention !

Damien — Pas vous personnellement, hein. Sinon je vous la donnerais pour rien…

Damien est hypnotisé par les yeux de la banquière.

Banquière — Quoi ?

Damien — Vos yeux… Ils sont…

Banquière — Oui, je sais. On me dit souvent que j'ai des yeux magnifiques.

Damien — Oui, et ils ont exactement la même couleur que votre soutien-gorge…

La banquière porte les mains à son corsage qu'elle referme autant qu'elle peut.

Banquière — Hum… Merci du compliment. On peut en revenir à votre maison, s'il vous plaît ? Je n'ai rien à vendre de ce côté-là.

Damien — Dommage.

Banquière — Traitez-moi de prostituée, tant que vous y êtes ?!

Damien — Non ! C'est pas du tout ce que je… Excusez-moi !

Banquière — Et je ne m'offre pas non plus au premier venu, sachez-le !

Damien — Pas gratuit non plus, mais contre un dîner ?

La banquière se redresse sur son fauteuil.

Banquière — Monsieur Humbert, si vous changez encore de sujet, je vais être au regret de vous demander de repasser quand monsieur Gognard sera rentré. Et tant pis pour vos travaux si vous comptiez les commencer rapidement !

Damien rougit et regarde ses chaussures.

La banquière se calme en le prenant en pitié.

Banquière — Excusez-moi, mais c'est très difficile de travailler dans ces conditions, vous n'imaginez pas.

Damien ne quitte pas le sol du regard.

Damien — Vous n'imaginez pas comment c'est difficile pour moi de parler à une aussi belle créature que vous.

Banquière — Je dois admettre une chose, vous êtes assez doué pour les compliments.

Damien — Ah bon ? Vous trouvez ?

Banquière — Oui, sincèrement. Mais hélas, je suis votre banquière. Rien d'autre. C'est compris ?

Damien acquiesce d'un mouvement de la tête.

Banquière — À quelle somme se montent les travaux que vous envisagez ?

Damien — Si j'arrive à en faire une partie moi-même, ça réduira les frais. Entre cinquante et quatre-vingt mille euros.

La banquière ouvre de grands yeux.

Banquière — Mais… Ça fait presque la moitié du prix de votre logement ! Et c'est largement moins que ce qui vous reste à en payer !

Damien — Pour l'instant, elle vaut à peine cent milles sur le marché.

Banquière — Vous êtes vraiment sûr que c'est pas une femme qui vous a tapé dans l'œil, cet agent immobilier ?

Damien acquiesce d'un mouvement de la tête.

Banquière — Et vous pourriez en tirer combien, si on vous finançait tous ces travaux ?

Damien — Entre deux cents et deux cent cinquante.

Banquière — Tant que ça ?

Damien — Oui, parait qu'il y a plein de petits trucs et astuces pour embellir à moindre coût.

Banquière — Et vous pouvez pas vous contenter de ces « trucs et astuces » ?

Damien — Parait que non. La toiture, la véranda et la piscine doivent être sérieusement rénovées.

Banquière — Une piscine ? Et une véranda ? Finalement, le prix n'est pas si exorbitant.

Damien — Il n'y a que soixante mètres carrés habitables.

Banquière — Oui, bon. C'est pas mon métier, de toute façon. Je suis loin d'être une experte. Je vais faire confiance à votre « agent immobilier masculin » et me contenter du domaine que je maîtrise le plus.

La banquière consulte son ordinateur en faisant la grimace.

Banquière — Je vois que vos revenus sont plutôt, disons… très modestes. Vous n'avez personne pour jouer le rôle du co-emprunteur ?

Damien — Comment ça, « co-emprunteur » ?

Banquière — Avec deux salaires, ça aurait plus de chance d'être accepté. Là, entre votre prêt actuel, et ce qu'il vous reste pour vivre, même en diminuant les mensualités au maximum, ça va vous faire un prêt sur vingt ans, voire plus, et du coup, ça va vous coûter un max en intérêts. Tout ça en supposant que votre dossier soit accepté, ce dont je doute fortement, sans vouloir vous offenser. Votre femme, elle travaille ?

Damien — Ma femme ?

Banquière — Ben oui. En échange d'une signature, et d'une participation sur le remboursement, bien sûr, ça pourrait le faire.

Damien — Ah, oui… Ma femme !

Banquière — Elle fait quoi, dans la vie ?

Damien — Euh… Je… Elle est agent !

Banquière — Agent immobilier ? C'est donc elle qui vous conseille ces travaux pour vendre ? Je commence à comprendre…

Damien — Non, pas immobilier. Elle est agent.

Banquière — Agent de police ? Elle est fonctionnaire ? Voilà qui est très bon pour votre dossier, monsieur Humbert !

Damien — Non, non, pas police. Pas police ! Dans les bus !

Banquière — Elle conduit un bus ?

Damien — Non, non. Agent de contrôle. Elle contrôle les tickets dans les bus ! Voilà, c'est ça ! C'est bon, ça va ?

Banquière — Votre femme est contrôleuse ? Dites-moi, c'est pas très courant, ça !

Damien — Elle fait du rugby. La carrure, c'est pour ça qu'elle a été engagée. Ma femme est contrôleuse de bus ! Enfin, non, de tickets, mais dans un bus !

Banquière — Et vous avez des enfants ? Je ne vois pas trace d'aide sociale dans vos revenus. Pourtant, vous devriez y avoir droit, non ?

Damien — Non. Pas d'enfant. Pas encore. Enfin, bientôt. C'est pour ça, besoin d'agrandir la maison. Ma femme est enceinte ! Des jumeaux !

Banquière — Toutes mes félicitations ! Des vrais jumeaux ?

Damien — Oui, oui, des vrais. Un vrai garçon et une vraie fille ! Je les ai vus !

Banquière — C'est très bien, monsieur Humbert. Mais s'ils n'ont pas le même sexe, ce ne sont pas des vrais jumeaux monozygotes.

Damien — Mono-quoi ? Je les ai vus, ils sont vrais, tous les deux, je vous assure, madame Valé... rginie !

Banquière — Qu'est-ce que vous m'avez promis tout à l'heure ?

Damien regarde le morceau de plastique.

Damien — Madame Trétant.

Banquière — Bon, voilà qui est mieux. Et c'est mademoiselle, mais on va pas chipoter.

Damien — Mademoiselle chipolatas…

Damien devient rouge écarlate.

Damien — Excusez-moi… C'est plus fort que moi…

La banquière se racle la gorge et revient à son ordinateur.

Banquière — Donc, votre femme… Elle est cliente chez nous ?

Damien — Hein ? Euh… Non, non, pas cliente.

Banquière — Ah, ça va être embêtant, ça. D'ailleurs, vous êtes seul sur le premier prêt, à ce que je vois. Vous vous êtes mariés après ?

Damien — Oui, oui. C'est très récent. Très très récent, même.

Banquière — Vous pensez qu'elle est prête à venir chez nous ?

Damien fait tournoyer un doigt entre lui et la banquière.

Damien — Chez « nous » ?

Banquière — Dans notre agence. Transférer ses comptes ici.

Damien — C'est vraiment indispensable ?

Banquière — Indispensable, probablement pas, non. Mais disons que ça faciliterait quand même beaucoup les choses. Vous pourriez aborder le sujet avec elle, rapidement ? Elle n'est pas déjà sur le point d'accoucher ?

Damien — Accoucher ? Non, non, pas du tout.

Banquière — Et vous, quelle est votre profession ?

Damien — Moi ? Je fais des petits boulots, à droite, à gauche.

Banquière — Vous faites… ?

Damien — Avant ! Avant, je faisais des petits boulots. Je sais faire plein de choses, un peu homme à tout faire.

Banquière — Et maintenant ? Vous avez des revenus très réguliers, j'imagine que c'est un virement par votre employeur ?

Damien — Oui, oui, bien sûr. Mon employeur. Je… C'est une collectivité. Je suis homme à tout faire.

Banquière — Alors ça sera d'autant plus avantageux pour faire vous-même les travaux.

Damien — Ben oui, bien sûr… les travaux… moi-même… tout seul… Tout seul ?!

Banquière — Vous devez bien avoir des collègues qui pourront vous donner un coup de main quand ça deviendra nécessaire. J'imagine, sans trop savoir comment ça marche, qu'il y a plein de choses qu'on peut pas faire tout seul dans des travaux de rénovation.

Damien — Oui, tellement !

Banquière — Et vous avez un endroit où vous pourrez dormir pendant que ça sera le chantier chez vous ? Des amis qui peuvent vous héberger ? Une caravane au fond du jardin ?

Damien — Ah, oui. J'ai prévu dans les quatre-vingts une partie pour un camping-car ! J'ai toujours rêvé de faire du camping-car. Vous avez déjà essayé, vous ?

Banquière — Le… ? Non, mon genre, c'est plutôt les hôtels trois étoiles minimum avec, quand c'est possible, piscine et spa.

Damien — J'ai déjà connu un camping-car avec piscine intégrée !

Banquière — Ça doit être plutôt cher, non ?

Damien — Non, vous pensez : la bouche d'aération dans le toit n'était plus étanche, et quand il pleuvait, ça faisait une mare au milieu du lit. C'est vraiment génial, le camping-car. Vous avez tout sous la main, comme une maison, mais en plus petit. Certains ont le confort maximal. Vous pouvez pas imaginer… Et puis on peut dormir où on veut, partout et nulle part. Ça sera plus facile pour le travail, en fonction d'où j'en trouve…

Banquière — Vous comptez changer de travail ?

Damien — Hein ? Moi ? Euh… Non, mais la collectivité me demande d'intervenir à droite, à gauche, et pouvoir dormir sur place, c'est vraiment pratique. Mieux que la petite tente que j'ai en ce moment. C'est pas pratique, je suis obligé de la replier tous les matins, car c'est interdit, normalement.

Banquière — Et ça coûte cher, ça ?

Damien — D'occasion, on en trouve pour une bouchée de pain.

Banquière — Bon. Ce qu'on va faire, si vous voulez bien, parce que le temps passe et j'ai d'autres rendez-vous qui suivent. C'est que je vais amorcer les démarches sur informatique, comme ça mon collègue verra tout en rentrant. Je vous donne…

La banquière sort une feuille d'un tiroir, et écrit dessus.

Banquière — Une liste des documents qu'il faudra fournir pour compléter le dossier… Je fixe un rendez-vous avec monsieur Gognard pour dans quinze jours, ça vous va ?

La banquière tend la feuille à Damien, qui la prend fébrilement.

Banquière — Vous aurez tous ces documents d'ici là ?

Damien acquiesce d'un mouvement de la tête sans avoir lu la liste.

Banquière — Très bien, alors je vais vous libérer.

La banquière se lève et vient attendre Damien à la porte de son bureau.

Damien se lève, abasourdi, et la suit.

Banquière — Ça va aller, monsieur Humbert ! On va tout faire pour que vous vendiez votre maison au meilleur prix. Mais au fait, vous habiterez où, après ?

Damien — Ben… dans le camping-car !

Banquière — Avec votre femme et les enfants ? C'est pas une vie !

Damien — Le temps de se refaire une santé financière et de pouvoir nous payer mieux, bien sûr.

Banquière — Ah, bon, vous me rassurez. Tant que ça dure pas plus de quelques semaines, je suis tranquille. J'aimerais pas savoir une femme enceinte et vos jumeaux dans un véhicule qui n'est même pas étanche !

La banquière tend une main vers Damien.

Banquière — Bonne journée, monsieur Humbert !

Damien — Merci. Bonne journée, madame… Trét… Trit… Madame Virginie !

La banquière lui sourit avant de retourner s'asseoir.

Damien s'avance de deux pas dans la zone d'accueil, puis s'immobilise, en lisant la feuille.

Damien (à lui-même) — Bon, alors j'ai quinze jours pour me déclarer et payer mes impôts et avoir l'avis. Pour trouver une femme et lui faire deux jumeaux. Et aussi pour me faire embaucher par une collectivité, accessoirement. Bon, je vais me reposer. J'attaquerai tout ça demain !

Damien sort de scène.

 

  • ça commence sur les chapeaux de roue ! J'crois qu'il est vraiment mal parti le pauvre bougre ! j'attends la suite avec impatience ! CHAPEAU A RAS DE TERRE Steph ! excellentissime comme d'habitude ! bisous et douce journée loin des banquiers déjantés ! A bientôt et merci !

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Epo avatar

    Christine Millot Conte

    • En effet, j'aime bien mettre mes personnages dans des situations inextricables, surtout quand le but est avant tout de divertir et d'amuser. Merci pour ton commentaire et au plaisir.

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Portrait auteur

      Stéphane Rougeot

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