Début du chemin (5)

petisaintleu

Le doute s'empara de toutes les fibres de son corps. Il ne niait pas que ces rencontres l'aient transformé. Il n'était plus le même homme, mais il se cabrait contre ce que l'Autre lui imposait. Il se refusait à devenir extra-humain, à être le porte-drapeau pour rallier tous les laissés-pour-compte vautrés dans les abîmes de la perdition. Le murissement de son âme constituait déjà une avancée suffisante.

Il craignait que chacune de ses pensées ne soit devinée. Il n'en avait pas honte. Il ne désirait plus que chaque réflexion se contredise dans son crâne et soit manipulée pour devenir une cacophonie. Une nuit où, couché au bord de la caverne pour trouver le sommeil, il contemplait la voûte étoilée, il s'essaya, pour tuer le temps, à dénombrer le firmament. Puis des questions l'assaillirent, les mêmes que dans le lointain passé ses aïeux se posaient. L'infini avait-il une fin ? Et au-delà de la fin, qui avait-il ? Étions-nous le centre de toute création ? Il ne put continuer. Une céphalée compressait ses tempes. La douleur, pernicieuse, n'avait de cesse, tel le ressac, de lui faire comprendre qu'elle le posséderait à l'envi. Et ces voix, ces cris, ces vociférations qui le hantaient ! Elles lui intimaient l'ordre de se taire, l'accusaient de blasphémer, de désavouer ce qui avait toujours était et serait toujours.

À l'aube, Anaïs le trouva allongé, les ongles en sang et la chemise déchirée, le dos lacéré de marques qu'aucune œuvre terrestre n'aurait pu entreprendre. De la bave finissait de sécher à la commissure de ses lèvres, il baignait dans ses déjections. Les deux anciennes pécheresses se relayèrent deux semaines. Dans un bouge où elles exerçaient leurs talents, elles avaient côtoyé un herboriste qui leur avait transmis l'art de confectionner des onguents. Pour calmer les douleurs, elles prirent du pavot écarlate, de l'hysope du girofle pour désinfecter les plaies et des compresses de calendula pour les cicatriser.

Mais il n'était plus ce qu'il fut. Quand les enfants, pour s'amuser, sans comprendre que leur hôte avait frôlé l'au-delà, venaient pour lui poser d'innocentes questions auxquelles il répondait toujours avec plaisir, il les regardait d'un regard halluciné en se recroquevillant sur sa couche. Même le chien pouilleux, jamais avare de ses caresses, longeait les parois en geignant. Malgré toutes les aventures traversées, rarement heureuses, toujours éprouvantes, Sigmond n'avait jamais perdu de son entrain. Redevenu enfant, il pleurait, contrarié d'un rien. Les trois femmes, devenues mères de douleur, n'osaient bouger de l'âtre. Elles se remémoraient des berceuses de leur enfance quelles chantaient' sans vraiment savoir s'il fallait expier, prendre pitié ou espérer que le front ceint d'un voile de tristesse ne se décide à se sortir des limbes dans lesquelles il s'était perdu.

Le trentième jour, il se leva. Il rassura son entourage d'un sourire crispé et d'un geste de la main les invita à rester assis. Il titubait, les genoux cagneux de ne s'être nourris que des fantômes qu'il n'avait eu de cesse de s'inventer dans ses délires fiévreux. Parvenu à l'orée de l'antre, il mit de longues secondes à ouvrir les paupières, tant il était certain qu'il ne survivrait pas à l'héliotropisme devenu mortifère. Il prit le sentier à droite. Il bifurquait au premier lacet vers le nord. Il était trop heureux de n'avoir plus à affronter l'éclat sur sa peau, l'étincellement d'une rencontre, la flamme d'un baiser ou la gloire de l'éternité.

Quand on découvrit son corps, il avait l'air apaisé. Les orbites picorées par un vautour fauve, les jambes arrachées par les crocs d'un chacal, mais désormais à l'abri de celui qui en l'invectivant à devenir son disciple de la vertu et de la morale l'avait conduit à ne désirer que le mutisme éternel.


À suivre …

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