DECONNEXION Articulation et chapitre 1
brijoulr
Déconnexion (articulation)
Journal de Charlotte Le Bris
1. Samedi
Où, par une belle matinée d'été, le Le Bris et leurs deux enfants Charlotte et Kévin partent en vacances, avec Tante Caroline (82 ans) et son chat Palug
Où le père les conduit vers l'inconnu, sur une autoroute maléfique
Où l'on a emprunté un Combi Volkswagen 1978
Où dans un restoroute, on perd la vieille tante, le chat et le sac de Mme Le Bris
2. Dimanche
Où l'on n'a rien retrouvé
Où l'on se réveille sur un parking, démunis et désemparés
Où l'on rend visite aux cousins
Où il est question de haricots, de jazz et d'os
3. Lundi
Où l'on part à la poursuite d'un autocar
Où l'on découvre la solidarité familiale
Où l'on dort dans une auberge de jeunesse
Où la tante Caro n'est pas dans l'autocar
4. Mardi
Où la mère a un amant et la fille est enceinte
Où l'on apprend que le père a fait disparaître la mère et enlevé les enfants
Où l'on tombe en panne d'essence
Où l'on rencontre une paysanne belle et instruite
5. Mercredi
Où l'on assiste à une naissance
Où Charlotte a des nausées et des angoisses
Où Tante Caroline a été arrêtée en possession d'un butin
Où l'on dort dans une caravane
6. Jeudi
Où l'on rencontre un Comte
Où les choses se gâtent à cause du jambon
Où l'on découvre la vie de château
Où l'on consulte un avocat
7.Vendredi
Où l'on croise fantômes et vampires
Où Charlotte devient femme et la femme infidèle se repent
Où Charlotte subit un interrogatoire
Où l'on récupère Tante Caro sans son chat
8.Samedi
Où l'on cherche des nombres magiques au Mont St Michel
Où l'on récupère le chat et une boîte d'allumettes
Où intervient le vétérinaire en son manoir
Où apparaît un diamant
9.Dimanche
Où l'on repart chez les cousins
Où Tante Caroline s'installe au château
Où Kévin reste avec Jules Verne
Où le Combi Volkswagen est la vedette
10.Epilogue
Où l'on est rentré à la maison
Où Kévin a fait des siennes
Où Charlotte passe à la télévision, gagne un amoureux et perd sa meilleure amie
Où la famille s'agrandit
Où Tante Caro fait des révélations et tout se termine en musique.
DECONNEXION Chapitre 1
Samedi 28 juillet
11 H 35.
Me voilà obligée d'écrire dans ce journal intime rose avec cadenas doré, puisqu'on nous a confisqué nos téléphones et nos consoles. Quand Tante Caro me l'a offert pour mon anniversaire, j'en aurais pleuré. Ce truc de fillette pour mes treize ans ! Kevin ricanait dans mon dos :
- Tu vas pouvoir y mettre tes secrets, et moi je volerai la clef pendant la nuit !
J'ai écrit en travers de la première page : CELUI QUI LIT CECI EST UN TARÉ en espérant qu'il trouverait la clef. Mais il n'en a plus parlé.
Grand départ en vacances ! Cette année, notre père a décrété :
- Je vous réserve une surprise. Retour à une VIE SAINE ET NATURELLE ! La vie n'est pas dans vos ordinateurs, vos téléphones, vos consoles de jeux ! Je vais vous faire découvrir, moi, ce qu'est la VRAIE VIE !
- Tant que tu ne nous emmènes pas en bateau...
Maman lui en veut toujours pour notre semaine sur un voilier, l'été dernier. Nous avons tous été malades, y compris Papa, et j'ai bien cru que Maman allait mourir.
Nous voilà au complet, les parents et les deux enfants. Plus Tante Caroline et son chat Palug sur la deuxième banquette arrière.
- Nous allons vivre ensemble une GRANDE AVENTURE, rien de tel pour resserrer les LIENS FAMILIAUX ! Ce sera une DECONNEXION TOTALE d'avec le quotidien. Tenez, je coupe mon I-Pad ! Toi aussi Marie-Ange ! Hors de ma vue, outils maléfiques !
En chantant, il a jeté son I-pad sur les genoux de Maman qui l'a fourré dans son sac.
En ce qui me concerne, je trouve les liens familiaux déjà beaucoup trop serrés...
Ce n'est pas facile d'écrire avec tous ces cahots. Pourquoi Papa a-t-il laissé la Mégane au garage et emprunté ce tacot à son ami Mathieu ?
- Cela fait partie de l'AVENTURE, a-t-il déclaré.
Ce vieux Combi Volkswagen Vintage 1978 peinturluré est assorti à la chemise à fleurs qu'il porte aujourd'hui et qui lui bride l'estomac. La honte !
Il fait un peu chaud, mais après tout c'est un vrai temps de vacances. Sans climatisation, nous allons cuire cet après-midi.
Difficile de se concentrer, avec la musique qui sort du lecteur de cassettes. Le rythme est bizarre, ou la cassette est usée. Ces miaulements doivent plaire à Palug. Il ronronne, Tante Caro le caresse à travers les barreaux du magnifique panier de voyage qu'elle lui a acheté. On avait bien espéré qu'ils resteraient tous les deux à la maison mais dès qu'on prononce le mot aventure, elle est prête la première. A quatre-vingt deux ans ! Quand se tiendra-t-elle enfin tranquille ?
Kévin dépiaute le dossier du siège avant, il sort des petits morceaux de mousse par un trou dans le skaï orange tout coupé. A onze ans, il se conduit comme un gamin.
Mon père et ma mère se disputent à l'avant. Entre la musique et le raffut du moteur, je n'entends pas ce qu'il se disent. Pourtant ils n'arrêtent pas de prétendre qu'ils s'aiment et que nous sommes une famille heureuse. Si c'est ça l'amour et le bonheur, je préfère renoncer tout de suite !
On ne sait même pas où il nous emmène cette année. Apparemment on descend vers le sud.
- On prend l'A666, a-t-il répondu à Maman
- Tu es sûr que ça existe ? Je ne la vois nulle part...
Ce nombre 666 ne me plaît pas, c'est comme une division qui ne s'arrêterait jamais. Un train de six interminable. Un voyage sans fin ? Une malédiction ?
Il nous a fait emporter nos tennis, nos bottes, nos anoraks, nos chaussures de marche. Pourvu que ce ne soit pas pour une étape sur le chemin de Compostelle, comme il y a deux ans ! Non, il n'y a pas de matériel de camping à l'arrière du camion.
Sans rien pour se distraire ni pour communiquer, ça va être gai ! Nous sommes punis, Kevin et moi, à cause de nos mauvais résultats du dernier trimestre. Je passe pourtant en troisième et Kevin en cinquième, mais ce n'est pas suffisant !
- Il faut viser L'EXCELLENCE ! a crié notre père pendant tout un week-end. Ce n'est pas en restant devant vos écrans que vous y parviendrez ! Sortez les listes des livres à lire que vous ont données vos professeurs. Marie-Ange, je te charge de les acheter. Vous aurez du temps pour lire pendant les vacances !
Après, il s'est assis avec une bière devant un match de foot à la télé.
- J'ai besoin de me détendre, dit-il. Là au moins je ne pense à rien. Je médite.
Quand je pense à rien, est-ce que je médite ?
J'ai à peine la moyenne en maths, mais je me débrouille bien en françai. Kevin, lui, ne sait pas écrire deux mots sans faire vingt fautes, mais il est fort en maths. Question de gènes, dit Papa.
A un moment, on a quitté l'autoroute parce qu'il voulait nous montrer la ville de son enfance et son lycée. Je l'ai trouvé décrépit et triste (son lycée). Pas étonnant qu'il ait été un bon élève, il n'avait rien d'autre à faire. Ensuite, nous nous sommes promenés dans le centre ville, ce qui a confirmé ma première impression.
On est entré dans une "droguerie-quincaillerie-articles de cuisine". J'ai cru que Papa voulait acheter un réchaud et des casseroles pour le camping, mais il voulait seulement revoir un ancien camarade, Charles-Henri Quelquechose. Ils ont mis un certain temps à se reconnaître puis ils se sont écriés tous les deux : " Tu n'as pas changé ! " Papa a fait semblant de s'extasier devant des listings de stocks de boulons. Puis ils ont évoqué des souvenirs qui ont eu l'air de gêner mon père, leurs mauvais coups, les retenues, des histoires de filles... Ensuite, dans la rue, Papa a dit : " Comme il a vieilli ! " Je suppose que Charles-Henri s'est dit la même chose. Est-ce que les adultes disent bien la vérité ?
Puis on a repris l'autoroute. Papa commence à regretter son autoradio, à cause des Jeux Olympiques. Je vois bien qu'il louche vers son I-pad dans le sac de Maman. Elle, elle vient de trouver plein de vieilles cassettes audio dans le Combi.
12 H 15
Voilà les parents qui chantent maintenant ! Maman bat la mesure avec ses pieds sur le tableau de bord ! On aura tout vu ! C'est un truc en anglais, je comprends un mot par-ci par-là. Dockside. Bay. Et puis des cris de mouettes. Papa braille comme un goéland. C'est cool, comme musique. Tante Caro fredonne dans son coin et le chat ronronne plus fort.
- Est-ce qu'on peut faire une halte ? C'est urgent !
Attention, avec Tante Caro, il ne faut pas traîner, sinon c'est l'inondation.
- On va s'arrêter pour déjeuner, il y a un relais bientôt.
On s'est tous redressés à cette nouvelle, même le chat. D'habitude c'est plutôt sandwiches sur une aire de repos.
14 H 50.
Quelques mots en vitesse. Il faut que je surveille en même temps autour du Combi. Au moment de repartir, on a attendu Tante Caro. Et le chat. Mais ils ne sont arrivés ni l'un ni l'autre. Les parents ont recommencé à se chamailler :
- C'est toi qui l'as vue la dernière !
- Il y avait la queue aux toilettes, avec ces cars de tourisme. J'ai d'abord gardé le chat, puis je lui ai confié mon sac, le temps de... Mais elle n'était plus là quand je suis ressortie. J'ai cru qu'elle était partie rejoindre la voiture.
- Elle a dû s'endormir quelque part. Elle aime faire la sieste après le déjeuner.
Donc, je guette à la voiture, Maman fait le tour complet du restaurant, Papa et Kevin cherchent sur les parkings et dans les parages. Pourvu qu'elle n'ait pas laissé échapper le chat ! Des gens tournent autour du Combi en plaisantant sur sa décoration rétro débile. J'ai glissé en bas du siège, j'ai peur qu'on me reconnaisse.
16 H 10.
Toujours pas de Tante Caro. Nous venons d'avoir, dans le Combi, une réunion, j'ai pris des notes :
1. Notre grand-tante Caroline Aubert de la Marnière, 82 ans, et son chat Palug ont disparu
2. avec le grand sac de Maman contenant :
a) son porte-monnaie, argent et cartes bancaires
b) son portefeuille avec tous ses papiers
c) les deux chéquiers
d) le portefeuille de Papa avec ses papiers et cartes bancaires
e) les documents de réservation pour les vacances
f) une enveloppe avec 2500 euros en espèces
g) l'I-pad de Papa et l'I-phone de Maman avec leurs répertoires
h) l'appareil photo numérique neuf de Maman (Fête des Mères)
i) les clefs de la maison (par chance, Papa a gardé la clef du Combi dans sa poche)
j) sans parler des objets habituels : agenda, rouge à lèvres, brosse à cheveux, nécessaire à ongles, mouchoirs en papier, chewing-gums sans sucre, du paracétamol et des pastilles pour l'estomac, granules en cas de virus grippaux, un tube d'arnica 5 CH, une vieille liste de courses, le courrier de ce matin pas encore ouvert, la facture d'électricité à régler, le dernier roman d'Amélie Nothomb...
Papa s'est fâché :
- Assez ! Si tu ne trimballais pas tout ce bric-à-brac dans ton sac, nous n'en serions pas là !
Maman a répondu qu'elle se passerait bien de porter les affaires de tout le monde et que ce n'était pas ce qui avait fait disparaître Caroline. Et puis elle a éclaté en larmes. A cause de la tante ou de son beau sac (cadeau pour ses trente-cinq ans) ? Kevin est sorti, il ne supporte pas de voir pleurer Maman depuis notre navigation de l'été dernier, ça lui donne le mal de mer.
Maman reniflait, Papa a dit tout d'un coup :
- On l'a agressée pour voler le sac, puis on a tiré son corps quelque part dans un bois du coin.
(N'importe quoi : les agresseurs, épuisés d'avoir lutté contre une ceinture noire troisième dan en aïkido, obligés ensuite de tirer ses quatre-vingt kilos par les pieds ! Plus le panier du chat).
- Il faut appeler la police ou les gendarmes, a dit Maman.
- Avec quoi ? a crié Papa. Nous n'avons plus ni téléphones, ni argent !
Nous avons fait l'inventaire de nos ressources :
L'argent : Mon frère et moi avons fini par sortir de nos poches le billet de 50 euros que Tante Caro nous a donné à chacun (en cachette) pour les vacances. Nouvelles larmes, de Maman pour Caro, de Kevin et moi pour les achats que nous avions projetés. Avec le contenu du blouson en jean de Papa que Maman a oublié de laver, nous sommes arrivés à rassembler 107,83 euros dont Papa assure la gestion responsable.
Les vêtements : Papa avait conseillé d'emporter des choses peu fragiles pour deux semaines. Maman a ajouté deux sacs de couchage, en cas. On ne va pas dormir dans ce fourgon à bestiaux, quand même ? Je crains le pire.
La nourriture : Dans la vieille glacière de camping, Maman a entassé tous les aliments périssables qui restaient dans le frigo et la coupe à fruits, ainsi que le nécessaire pour le premier petit-déjeuner (lait, chocolat, café lyophilisé, sucre, une poche de pains au lait, du beurre) et le camembert entamé. Il y a aussi la poche de bonbons de Caroline qui, de son côté, n'avait pas oublié la nourriture pour le chat. J'espère que nous n'aurons pas à vivre de croquettes au foie.
Papa a emporté sa guitare et ses jumelles. Il y a aussi deux grands sacs de livres.
Personne ne connaît le numéro de téléphone portable de Tante Caro puisque nous l'appelons toujours depuis nos répertoires. Nous ne savons que les prénoms de ses amis, nous ne pouvons pas les contacter.
- On peut toujours l'appeler sur nos téléphones puisque c'est elle qui les a maintenant.
- Bonne idée ! Tu connais ton propre numéro au moins ?
- Oui, mais c'est inutile puisqu'elle n'a pas les codes pour les ré-activer !
Mon père s'est mis à dire des gros mots.
Papa et Kevin sont partis fouiller les alentours à la recherche du corps de la victime. Maman a pris toute la monnaie pour téléphoner à la gendarmerie. C'est compliqué ici car le restaurant donne sur les deux directions de l'autoroute et on ne sait jamais de quel côté on se trouve. Moi, je monte toujours la garde dans le Combi. Le parking s'est bien vidé maintenant, les gens ne font plus que de courtes haltes pour marcher un peu, boire, ou donner le biberon à un bébé. J'envie tous ces gens qui ont leur téléphone collé à l'oreille.
Je n'ose pas lire mon livre : Vendredi ou la vie sauvage, de Michel Tournier (dans la liste de Kévin). Ce doit être une bonne préparation pour la VRAIE VIE DANS LA NATURE. Si Tante Caroline passait à ce moment-là et que je ne la voie pas ! A chaque phrase que j'écris, je jette un regard circulaire. J'écris plus petit maintenant car ce carnet se remplit à toute allure...
17 H 20
Maman est revenue. La gendarmerie ne veut pas entendre parler de disparition aussi rapidement.
- Chacun est libre d'aller où il le souhaite, n'est-ce pas. Etait-elle dépressive ?
- Certainement pas !
- Malade ? A-t-elle besoin de médicaments ?
- Mais non !
- Alors Madame, gardez votre calme et attendez son retour. Nous avons assez à faire avec ce week-end noir !
Elle a interrogé le personnel du restaurant, qui n'était plus le même qu'à midi, heure de pointe, au moment du passage des cars avec les personnes âgées, exigeantes et impatientes. Elle a obtenu le téléphone de la responsable à l'heure du déjeuner, mais il faut attendre le retour de Papa pour lui demander de l'argent pour téléphoner. Cette fois, c'est Kevin qui gardera la voiture et moi j'irai avec Maman.
18 H 35
Enfin du nouveau ! Grâce à la responsable du restaurant, Christelle, et au double des factures, Maman a pu savoir à quelles compagnies appartenaient les trois gros autocars qui étaient là à la même heure que nous. Elle est persuadée que Tante Caroline est partie avec eux.
Papa considère que c'est du délire féminin. Pourtant, comme un des autocars venait de Fréjus, ça pourrait être une piste : Caroline évoque souvent une histoire d'amour avec un officier de marine à Fréjus. Oh my God ! En quel siècle ? J'ai du mal à croire qu'on puisse tomber amoureux de cette forteresse, avec ses cheveux rouges et son rire de cheval !
Maintenant que nous avons les adresses des voyagistes, il ne reste plus qu'à trouver leurs téléphones pour savoir où se rendaient les autocars.
19 H 20
J'ai fini de remettre nos affaires en place à l'arrière, j'ai défroissé tes feuilles, cher carnet, mon seul ami dans cette famille de fous. J'en ai profité pour arracher la première page avec CELUI QUI LIT CECI EST UN TARÉ . C'était déprimant.
Alors que Maman et moi étions parties au bureau du restoroute pour chercher les coordonnées des voyagistes sur l'ordinateur, le téléphone de Kévin a sonné dans la voiture ! Sous la menace de confiscation de son nouveau jeu simulateur de vol, il a avoué qu'il avait forcé le tiroir de Papa avant notre départ !
Mon père a eu un accès de folie, il l'a tiré hors du Combi et a commencé à le taper et à lui donner des coups de pieds. Maman et moi, nous sommes descendues en courant. Il y avait des gens qui cherchaient à retenir Papa, une femme qui voulait appeler la police. Kevin se roulait sur le sol et poussait des hurlements, comme un joueur de foot qui fait semblant. Les tennis usés de Papa n'ont pourtant pas dû lui faire beaucoup de mal. Papa avait juste besoin de se défouler un peu. D'ailleurs, il a jeté toutes nos affaires dehors, y compris mon carnet qui est tombé dans l'herbe.
- Détends-toi, chéri, a dit Maman. Maintenant que nous avons le téléphone de Kévin avec son répertoire, nous pouvons appeler Caroline. Le cauchemar est fini !
Elle a composé le numéro et les Rolling Stones ont répondu aussitôt : Caro avait laissé son téléphone dans le Combi, sous le dernier numéro de Géo !
Kevin a rappelé son copain pour lui dire qu'on aurait sans doute besoin de son aide, mais que son forfait (celui de Kevin) arrivait à sa fin.
- Tu vois, a-t-il dit à Papa, si tu ne m'avais pas abonné au forfait minimum !
Papa serre les mâchoires. Il se tait dangereusement. Avec le copain de mon frère, Paul-Henri Bouchard, dit Bouchon, nous ne sommes pas tirés d'affaire.
22 H 15
Je suis assise par terre derrière le chariot à plateaux sales pendant que Maman cherche sur internet les coordonnées des autocars. Elle en a marre de monter et descendre les escaliers entre le parking et le restoroute. Ici au moins il y a de la lumière. Il y a eu beaucoup de monde ce soir. Mais nous n'avons pas dîné là, pour des raisons budgétaires. Le personnel est au courant de nos problèmes, ils sont très gentils avec nous mais on voit bien qu'on les encombre. D'où je suis, j'aperçois le ballet de leurs pieds, ils doivent être épuisés.
Deux filles m'ont regardée avec dégoût, comme si j'étais une mendiante assise par terre dans la rue. Je me suis retenue d'aller cracher dans leurs assiettes.
On a mangé dehors sur une table à picnic sale. Pour quatre personnes, deux tranches de jambon blanc (vert pâle) avec la fin du tube de mayonnaise (le beurre a coulé au fond de la glacière) sur un bout de pain rassis (nous n'avons pas de couteau). Nous avons fini le camembert, à pleines dents. Tant mieux, l'odeur commençait à sortir de la glacière. Pour le dessert, des pêches un peu pourries mais inépluchables à la main. Que mangerons-nous demain ?
Il nous reste 95,25 euros.
- Il va falloir choisir entre les péages et le plein de gasoil, a déclaré Papa.
- Pourquoi avoir pris l'autoroute puisque nous ne dépassons pas le cent à l'heure ?
Notre père a déployé ses cartes routières sur une table du parking, à l'abri de nos regards. Kevin lui a porté des canettes de bière vides, qu'il a sorties de la poubelle, pour empêcher les cartes de s'envoler mais il n'a pas voulu nous dire ce qu'il a vu.
On va recharger le portable de mon frère dans la cuisine du restaurant. Papa organise le Combi pour dormir tous à l'arrière.
- A la guerre comme à la guerre ! a-t-il déclaré.
- Faites l'amour, pas la guerre ! a répondu Maman.
C'est bien le moment de penser à ça ! Ils n'ont pas le moindre sens des responsabilités. Je n'ai pas envie d'assister à ça, vu qu'on va tous dormir ensemble.
Papa n'a pas pu prévenir le gîte de notre retard puisque les documents sont restés dans le sac. Ce sera un gîte ! C'est toujours ça.
Sans argent, sans papiers, sans téléphones, allons-nous rester bloqués ici ? Vais-je passer le reste de ma vie dans un restoroute, comme dans ce film où un homme vit pendant des années dans un aéroport, pour des histoires de papiers d'immigration.
Qu'est-il arrivé à Tante Caro ? Est-elle encore vivante ? Je l'avais bien dit que le nombre A666 nous porterait malheur.