Les portes de l'autoroute

suryaji

LES PORTES DE L’AUTOROUTE

 1 – Sur la route des vacances, nous empruntons la A666 de sinistre réputation. Mais le cœur n’y est pas, je n’aime pas ce genre d’aventure familiale.  
Une halte dans un petit village va peut-être m’aider à sortir de cet état, grâce à la rencontre d’un bien étrange personnage.

 2 - Mon absence n’a pas été remarquée par la famille : le temps paraît s’être figé. Je ne dis rien sur cette étrange rencontre dans le bar.
On repart vers le village suivant, où je retrouve… un bar identique. Et mon bonhomme aussi !
Étrange conversation sur le chaos, le temps, l’avenir.       
Cet homme est une somme de connaissances, dirait-on !  
Dois-je douter de lui ? Existe-t-il un quelconque parallèle entre lui et la A666 ?

 3 – Cette fois, j’essaie de parler de cet inconnu à la famille, mais c’est l’incompréhension totale : on m’a souvent pris pour un farfelu, eh bien ça se confirme !      
Une fois de plus je retrouve MON bar avec plaisir, ainsi que son arrière-salle. Il faut que j’approfondisse : ma curiosité est éveillée à 100%
Révélations sur le pouvoir des couleurs et des messages possibles par ce truchement.   
Quelques applications possibles de l’emploi de cette force psychique.

4 – Puisque la famille n’arrive pas à me suivre sur ce chemin insolite, eh bien je vais essayer de rester naturel, et surtout de ne plus trop attirer leur attention sur ce sujet, d’autant plus que j’aimerais bien aller jusqu’au bout du chemin avec Hentor, mon guide.           
Il me fait visiter un lieu de rencontre virtuel (ou pas, je ne puis le dire vraiment), tout à fait déroutant, dans lequel on croise tous les grands esprits mortes ou vivantes, qui conversent entre elles.

 5 – Hentor développe aujourd’hui ce sujet : les hommes sont-ils des robots ?
Le conditionnement. Longue et passionnante argumentation !     

6 – Pendant ce voyage, Hentor me parle de trois types d’hommes, tous à la recherche d’un équilibre psychique. Lequel des trois est ans la vérité ?  Un peu de philosophie, et son application dans la vie courante.     
Quelle est, alors, la véritable route à suivre pour être en accord avec le monde matériel, et en même temps évoluer dans un monde plus sophistiqué ? 666 ?

7 – Désormais, je me sens très éloigné de ma famille, mes relations sont de plus en plus… étranges.
Voici un nouveau déplacement dans un jardin, mais qui se situe ailleurs sur Terre, dans un autre pays ! On y trouve un hôte sympathique qui étudie le cerveau et ses possibilités, mais aussi des menhirs à fortes vibrations.         

8 – Encore une autre sorte de recherche, avec la visite à un labo de physique qui se révèle exister... dans le passé !        
Mais aussi rencontres avec un alchimiste, un centre vaudou …
Discussion au sujet de tous ces rituels et ce qu’ils apportent.       

9 – Conversation sur la direction du temps, les vibrations atomiques, et autres qui complètent mon éducation.  

10 – Sans m’en apercevoir, j’ai subi une totale transformation. Le temps n’est plus un obstacle, dirait-on. Mon guide, Hentor, a terminé sa mission et a disparu. Suis-je devenu lui-même ? Ou un autre moi-même ?          

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LES PORTES DE L’AUTOROUTE

Chapire I

 Les vacances ont commencé, il fait soleil, et je n'ai pas le moral.            
Et pourtant j’y suis, dans ces nouveaux horizons que tout le monde espère, il suffit que je me donne la peine de regarder autour de moi. Le ciel, le soleil et la verdure : il ne manque rien !

Mais je vis cette période obligatoire comme une corvée plutôt qu’un plaisir. C’est déjà un exploit que d’éviter les conflits lorsqu’on voyage à deux, alors, vous pensez, à quatre, dont ma femme et ses deux géniteurs ! Pourtant c’est un passage obligé, pour moi, si je ne veux pas être définitivement rayé de la liste des « hommes normaux », si j’accepte provisoirement les normes en vigueur dans ce monde étrange qui essaie de nous briser, de nous asservir par tous les moyens, et auquel je ne puis m’habituer.         
C’est la raison pour laquelle, pour donne quelque chose en pâture à mon esprit insatiable, j’ai décidé de le suivre la A666, au grand dam de la famille. Pensez ! Une autoroute américaine qui n’existe peut-être même pas selon certains, ou qui sent le soufre selon d’autres ! Peu importe, pour moi, c’est celle que j’ai choisie. Ainsi mon esprit curieux et avide de tout ce qui est quelque peu exotique aura une référence à se mettre sous la dent : ce fameux et inquiétant 666, nombre maudit selon l'Apocalypse, le « Chiffre de la Bête », le « nombre du Diable », J’avais eu le loisir de tracer notre itinéraire, et je ne m’étais pas privé de cette liberté pour choisir les détours les plus tortueux et inattendus de la campagne française. Oui, française ! Car nous sommes en France, sur ma A666 à moi ! Tout cet itinéraire, je l’ai rebaptisé. Qui viendra me contester cette décision ? Ce petit artifice me permettra de voir le paysage avec d’autres yeux, de me projeter sur cette autoroute qui m’intrigue tant, pendant que je roulerai dans les ornières des chemins de traverse.        

Le charmant petit village dans lequel nous venons de nous arrêter doit certainement s’enorgueillir d’une jolie petite église et d’une salle des fêtes ; je suggère donc à ma petite troupe d’aller voir ces merveilles architecturales, et elle s’en va donc à la découverte de ces monuments dignes de figurer au patrimoine de l’UNESCO. Quant à moi, je prétexte un besoin de me dégourdir les jambes par un petit footing.    
Je vous ai dit que je n’avais pas le moral, et c’est vrai. Depuis le réveil, je me sens dans un état plutôt inhabituel, une espèce d’engourdissement inexplicable qui me donne l’impression de bouger au ralenti. Et, tout au fond, un vague malaise, un manque, une attente que je n’arrive pas à préciser. C’est proche du rêve, avec cette sensation qu’on n’est pas maître de ses réactions, que des forces extérieures ont pris possession de votre mental et veulent vous communiquer quelque message mystérieux. J’ai besoin de changer d’état d’esprit.

Mes pas me guident vers un petit bar qui sent bon le passé.          
La porte à peine franchie, j’aspire à pleins poumons un cocktail d’odeurs écœurantes, subtil mélange de cappuccino, de bière, de fumée froide et d’effluves corporels. De quoi me faire regretter les trois petits pains au lait ingurgités avant de partir. Le contraste instantané entre l’extérieur ensoleillé et cette salle ténébreuse me fait penser au franchissement d’un sas donnant sur un nouvel univers. Et pourquoi pas mon autoroute mythique ?        
Vous n’avez jamais franchi une porte spatio-temporelle ? Moi non plus, mais j’imagine... 
Je ferme les yeux, j’aspire une fois sur deux par la bouche pour habituer peu à peu mes poumons à cette nouvelle atmosphère, à faire le tri entre les effluves "goûteux" et les autres.
Immobile dans l'entrée, je survole les visages, essayant de différencier les habitués des "étrangers", ces réfugiés qui me ressemblent, ces transfuges du monde de dehors au regard un peu vague, à la recherche d’un visage connu qu’ils savent déjà ne pas trouver, ou de la curiosité locale.        
Mon inspection circulaire me permet de débusquer un petit homme bien propre, bien net, style employé de banque ou comptable, un introverti congénital qui a l'air de se fondre dans le décor.
Petite moustache, petites lunettes, petit verre devant lui, je suppose qu'il a aussi un petit chez lui avec de petits souvenirs soigneusement rangés dans un petit secrétaire...  il me rappelle un petit personnage de roman fin 19ème. 
Un examen un plus approfondi me fait penser qu'il se livre au même jeu que moi, qu'il examine sans en avoir l'air tout ce qui se passe autour de lui, emmagasinant des informations pour je ne sais quel usage occulte ultérieur, tout en restant dans une neutralité intangible mais bienveillante. Sous son air innocent et détaché, son œil pétille, ironique, malicieux, vif et intelligent à la fois.          
Mais lui, c’est un habitué, à coup sûr !       
Vous vous demandez comment je fais pour voir tout cela d'un coup d’œil ? Eh bien vous allez être déçu : je ne le sais pas moi-même.          
Je le ressens un peu comme le fantôme du château, ce bonhomme : présent et invisible à la fois, avec le pouvoir de disparaître si bon lui semble, mais aussi prêt à tout pour affirmer sa présence, garder sa personnalité, ses manies et son espace.          

Je me rapproche de sa table où une chaise reste inoccupée, mais à l'instant où je commence ma reptation, m’infiltrant entre les mailles humaines, une jeune femme change de place pour lui faire face. Je n’aurais pas regardé à cet instant précis que je n’aurais rien remarqué ! C’est une souple glissade latérale, presque une reptation, qui ne provoque pas le moindre courant d’air. En parfait synchronisme, un mouvement d'ensemble se dessine : un jeune homme prend la place que la jeune femme vient de quitter, un autre glisse aussi de sa chaise vers celle maintenant délaissée par son voisin, et ainsi de suite. Je dénombre une dizaine de personnes qui, de toute évidence, attendent leur tour, se livrant à ce petit ballet, se déplaçant silencieusement, en crabe, de chaise en chaise. Cela me fait penser au jeu des chaises que l'on pratique dans les joyeuses réunions ; mais ici, personne n’est éjecté ni n’a de gage.         
La jeune femme prend un paquet de cartes et en choisit trois qu'elle pose devant elle, face au petit homme, sur un tapis orangé orné de signes cabalistiques, de ceux que l'on trouve sur les gravures des livres de magie. Je ne suis pas assez près pour percevoir ses paroles, mais je vois son profil, la bouche légèrement entrouverte, prête à gober les propos passionnants du petit homme.

Je continue à m’intégrer à ce cercle d’initiés, poussé par une curiosité grandissante. Au fur et à mesure de mon avancée laborieuse, j’ai l’impression que l’atmosphère n’a plus la même consistance. Quant à l’homme, il m’apparaît de près moins insignifiant, moins vieux, moins poussiéreux ! J’arrive près de lui juste pour entendre un "merci" plein de respect. En guise d’au-revoir, il prend la main de la jeune fille dans sa main gauche, et lui trace quelques signes dans la paume avec l’index de sa main droite, puis lui replie les doigts, pour envelopper son message invisible d’une sphère protectrice. 
À peine levée, quelqu'un la remplace, et le même cérémonial se répète. 
Je suis en présence d'une espèce de gourou de quartier, de voyant de bistrot, qui s'efforce, peut-être avec succès d’ailleurs, de donner un peu d'espoir à ceux qui l'entourent et croient en lui. Pourquoi pas ? Il suffit parfois d’un peu d’écoute, de psychologie primaire et de réconfort pour redonner espoir et même changer un destin.  Je remarque tout de même qu’il ne prend pas d'argent, et que les consultants ne ressemblent pas à la clientèle habituelle de ce genre de prophète du nouvel âge.
Pourquoi, soudain, le cercle se fige-t-il autour de lui ? Je n'ai rien remarqué de particulier, mais il s'agit certainement d'un signal perçu des seuls initiés indiquant peut-être que la séance de consultations est terminée...  Toujours est-il que le siège face à lui reste vide après la consultation. Un moment se passe, qui me paraît une éternité. Je sens l’énorme pression exercée par tous les regards posés sur moi, interrogatifs, inquiets peut-être. Étant dans l’impossibilité de donner un sens à cette attitude avec le peu d’éléments dont je dispose, je me décide à interpréter cela comme une invite, et j'ose alors perturber cet ordre occulte qui semble régner, en faisant fi du contexte et en m’asseyant face à lui, sans plus réfléchir.        
Il est occupé à rouler le tapis de table et à le remplacer par un autre qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, avec ses petits dessins, sa lisière bleutée et ses inscriptions étranges sur fond orangé. Combien en a-t-il dans sa petite serviette ?     
Tout en gardant la tête penchée vers la table, il me regarde par en-dessous et accroche mon regard. C'est comme une décharge électrique, comme un harpon magnétique dont le filin métallique servirait de conducteur pour un flux paralysant. Pendant un instant je me sens englué dans une toile énergétique immatérielle, totalement livré à son bon vouloir.      
Cela ne dure qu'une fraction de seconde, mais suffisamment longtemps pour que je le ressente non seulement en tant qu’influx mental, mais aussi physiquement. Ce n’est pas traumatisant, pourtant, ce n’est pas une sensation négative non plus ; une espèce de bien-être et de message d’accueil… Et, l'instant suivant, plus rien. Il est retombé dans l'anonymat, il s'est estompé, il est redevenu inconsistant. Il me regarde toujours, mais je sens bien qu'il a terminé son étude d'entomologiste et qu'il m'a disséqué, répertorié, classé dans quelque étrange boîte aseptisée de son cerveau après dissection, avec mon approbation inconsciente et tacite.           
Je me sens à nouveau libre de mes mouvements. Libre ?  

Je pensais tout à l’heure à une porte spatio-temporelle. Eh bien, c’est ainsi que je peux l’imaginer : une connexion par la pensée, immédiate et empathique ; on regarde un visage, une image, et une espèce de connivence inexplicable se produit. Ce n’est pas agressif, on sent bien qu’il faut l’autorisation de l’autre, bien sûr, pour engager des échanges plus profonds, pour lire les pensées intimes, pour retrouver les souvenirs enfuis ou les désirs inavoués. Mais même ainsi, c’est déjà une espèce de scan superficiel qui en apprend déjà beaucoup sur l’autre.  Impossible ? Voire !
Je souris intérieurement et je laisse mon imagination se lancer dans des extrapolations ludiques. Ça me détend un peu.       
Cet inconnu, j’arrive à le caser dans mon petit délire. N’aurait-il pas l’intention de me piéger ? Est-il une émanation méphitique ou paradisiaque ? Est-il seulement réel, dans notre univers ? Il a peut-être réussi à garder libre la chaise face à lui en la plaçant à l'intérieur d'une espèce de bulle magique, juste pour que je prenne place et que je subisse cet examen.  En serait-il vraiment capable ? Ma passion pour les romans fantastiques risque de m’entraîner vers des horizons improbables…   
Bon ! Assez pour le rêve éveillé, je me secoue et reprends pied dans la réalité.  
  – Je peux ? Vous permettez ? demandé-je, tout en faisant un léger signe du menton vers la place restée libre, pour lui laisser tout de même une chance de rester enfermé dans son monde.
  – Bien sûr ! Je vous en prie, répond-il en lissant sa demi-moustache gauche récalcitrante.

Ce n'est qu'illusion, bien sûr, mais en m'asseyant j'ai l'impression de pousser une fine paroi translucide, celle de cette bulle que j'ai imaginée un instant plus tôt. Je mets ça sur le compte de mon imaginaire, sans toutefois omettre de regarder si quelque bouton mystérieux n’est pas astucieusement placé dans l’une de ses mains, déclencheur supposé d’une force magnétique inconnue... 
  – Je ne voudrais pas prendre la place de quelqu'un d'autre, vous savez. J'ai cru remarquer que plusieurs personnes attendaient...         
Il me coupe d'un geste apaisant, assorti d'un sourire. Il a les mains fines, et je remarque une bague dont le chaton est tourné vers la paume. Ah !  Ce fameux bouton existerait-il vraiment ? Pas le temps de le détailler.       
  – Non, non, c'est vous que j'attendais.       
  – Mais...  comment…         
  – Si, si, je vous assure ! Je sais beaucoup de choses sur vous, par exemple je puis vous dire que vous allez relater toute cette scène que vous venez de vivre, avec vos états d’âme en prime, et ce sera le déclic qui vous donnera envie d’écrire plus avant...  

 Il me fait encore une fois le coup du regard par en-dessous, mais en penchant un peu la tête, et ajoute :          
  – … un roman fort intéressant, en vérité.  
Là, il a réussi son entrée ! Je dois le regarder avec un œil tellement ahuri qu’il me gratifie d’un nouveau sourire, mais sans moquerie aucune, mi-amusé, mi-interrogatif, tout en enchaînant :
  – Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ? Et pourtant, vous avez déjà commencé. Vous avez dans vos tiroirs quelques pages écrites il y a plusieurs mois, que vous n'avez jamais rattachées à rien. Une inspiration du moment, une idée qui vous avait traversé l’esprit comme un éclair, mais qui n'a pas eu de suite ; un roman, c’est difficile à mener jusqu'au bout. Je me trompe ? 

– Non, en effet, dis-je un peu ébahi par sa perspicacité. Mais cela peut s’appliquer à pas mal de gens, vous savez : qui n’a pas une ébauche de son chef-d’œuvre dans un recoin de sa tête ou de son bureau, sans parler des poèmes de jeunesse ou du journal intime ?    
  – Tout à fait exact ! Je vois que ne me suis pas trompé sur vous, vous avez de l'esprit, de la répartie...   et de l'audace. Il ne vous manquait que la matière, le sujet principal de votre roman, et vous le tenez maintenant, ou du moins un bon début. 
Déroutant, en vérité, ce petit bonhomme. Je ne sais vraiment plus où j'en suis. Fiction ou réalité ? Oui, j'avais bien écrit quelques paragraphes, mais comment pouvait-il savoir que l’envie d'écrire me démangeait depuis toujours, et que je m’étais promis de m’y atteler sérieusement ?  Mystère.    
  – Ce n'est pas que je sois tout à fait d’accord pour que vous parliez de moi, continue-t-il, et j’ai retardé le plus possible mon intrusion dans votre texte, mais il fallait bien y arriver tôt ou tard…. Vous avez entendu parler de la théorie du chaos ?
Je suis pris au dépourvu par ce changement soudain de sujet sur le même ton et dans la même phrase.          
  – C'est une autre façon d'appréhender le destin. Vous aurez tout le temps d'en parler, dans l’un des chapitres.   
  – Parce que vous le prenez déjà au sérieux cet hypothétique roman, à ce que je vois ! Je ne vous connaissais pas il y a un quart d'heure, vous ne croyez pas que c'est un peu rapide, tout ça ? Ce que vs voyez comme matériellement en cours, n’est pour moi qu’un sujet original de conversation une façon insolite de faire connaissance. De là à concrétiser…
  – Pas du tout ! Il n’est que temps ! Et je puis vous assurer que vous avez déjà un scénario en tête, assez précis pour pouvoir concocter un bon roman. Je l'ai bien vu, lorsque vous m'observiez, là, tout à l'heure. D'ailleurs, pour vous faciliter le travail, notez que je m’appelle Hentor, ça vous évitera d'employer vos "petit homme", "inconnu" ou autre "gourou". Avez-vous remarqué combien il est possible de répéter un prénom autant de fois qu’on le souhaite, alors que "le petit comptable à moustache", cela lasserait rapidement le lecteur ?       
 
Il reste pensif une seconde, puis reprend, avec un sourire :         
  – D’ailleurs je vais vous demander de mieux me regarder : vous trouvez vraiment que j’ai une petite moustache ? dit-il en la lissant du côté droit, cette fois, mais avec le dos du majeur de sa main gauche, délicatement, pour en remonter légèrement la pointe. Ah ! Et vous voudrez bien préciser également que ce n’est ni un toc ni un tic de mystacomane, ce geste de lissage de poils. Mais...  je ne vais pas écrire pour vous, n'est-ce pas ?
  – Bon, promis, je réponds en souriant, je vais vous rectifier le portrait … dans le bon sens évidemment, mais à une condition : que vous m’en disiez plus sur le temps. La chronologie des événements m’échappe un peu, ce matin… Et puis je suis curieux que vous m’éclairiez sur votre vision du chaos. Après tout, il faut que j’alimente ce roman fantôme dont vous me parlez, non ? C’est vous qui l’avez voulu, en somme !  
  – Bravo, et bien répondu ! Donc cette fameuse théorie… !  dit-il en rectifiant machinalement la pointe gauche de sa moustache, sans que ce soit un tic, comme il essaie de nous le faire croire : il ne m’a convaincu qu’à moitié.

Mais il se ravise soudain.   
  – Je crois que ce n’est pas encore le moment. Il y a décalage ! Moi, je savais que nous allions nous rencontrer, mais pas vous. Je vous propose donc de nous mettre sur un pied d’égalité, et pour cela, c’est vous qui allez décider.         
Tout en parlant, il a tiré une carte de visite de sa poche, et me la tend.  
  – Il vous suffira de m’appeler et de prendre rendez-vous.         
  – Vous pensez que je le ferai ?    
  – C’est déjà écrit.

Que rétorquer ? Je le fixe intensément tout en saisissant sa carte. Je sens les lettres en relief sous mes doigts, ce qui dénote une certaine envie de se singulariser. Je n’ai pas encore les moyens de m’offrir une telle fantaisie, mais intéressé par la technologie, je sais bien qu’avec les appareils adéquats il est possible d’activer certains gadgets par simple pression du doigt, grâce à cette carte. Ça ne colle pas vraiment avec le personnage, mais…        
  – Ne portez pas de jugement top hâtif, me dit Hentor, comme s’il lisait dans mes pensées.
J'essaie de jauger l'individu. Il n'a pourtant pas l'air tellement déphasé, ni bizarre ; il arbore un sourire engageant ; il ne fait pas de grimaces ; il est bien habillé ; il est désespérément normal. Bon, je décide de réviser l’image quelque peu hâtive du début : j’abandonne le personnage désuet pour le transformer en une espèce de Professeur Tournesol. D’ailleurs ça ne m’étonnerait pas qu’il ait un pendule quelque part dans sa serviette.  

Je prends le temps de réfléchir quelques secondes. Il a réussi à m’intriguer, soit. À mon tour d’être à la hauteur et de faire une sortie honorable. Pas facile, d'autant plus que je suis sur son terrain. Mais d’un autre côté je ne veux pas vous décevoir dès le commencement de ce roman que je suis censé écrire, n'est-ce pas, je veux vous montrer que je ne suis pas aussi bête que j’en ai l’air ! Et puisque je suis un peu le héros et que j’écris à la première personne, qui m’empêche de… Bon. Je me lance…          
  – Vous avez peut-être raison, Monsieur… euh… Hentor. D’ailleurs il est temps que je retourne à la rencontre de mon petit groupe familial qui a dû depuis longtemps terminer sa visite ! Pourtant, avant de vous quitter, je dois vous accorder que vous avez vu juste au sujet du roman. J’ai en effet un projet qui me trotte par la tête, un sujet intéressant, mais je n’avais pas de début, et je n’avais que des idées en vrac. Il me manquait un lien. Et ce lien, je l’ai maintenant, je tiens mon introduction ! Vous êtes un bon modèle, je vais pouvoir vous manipuler à ma façon, en écrivant ; vous n’avez pas peur que je vous déforme trop ?           
  – Je me doute bien que je vais être mis un peu à toutes les sauces, mais ce n’est pas pour me déplaire. Au contraire, les critiques sont toujours positives pour qui sait les recevoir et les interpréter dans le bon sens. D’ailleurs ce n’est pas l’essentiel ! Il y a beaucoup de chemin à parcourir avant de mettre le point final à votre œuvre, beaucoup d’efforts physiques et intellectuels ! Mais vous y arriverez !           
Il a l’air si convaincu !         
Cette fois, il faut vraiment que je parte : je viens de m’apercevoir que j’ai passé plus de deux heures dans ce bar ! L’accueil va être chaud !           
  – Je suis vraiment ravi d’avoir pu échanger quelques mots avec vous, dis-je, et j’ai failli oublier que je dois respecter quelques contraintes matérielles. Bonne journée, Monsieur.
  – Bonne journée, et au plaisir de vous revoir, ce qui ne saurait tarder.  – Qui peut vraiment savoir…
  – Mais… moi-même ! Et vous, bientôt !  
Paroles énigmatiques s’il en est ! Mais il n’est plus temps. Je sors.

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