Demain ce soir avant Episode 4
Magali Gasnault
- Eh, Picolo ! Arrête de rêvasser et ramène ta fraise ! Aide-moi à décharger la barque ! Les poissons ne vont pas se radiner tout seul ! Les clients, eux, si.
Picolo soupire. Cesare Sospiere a beau le houspiller, Picolo sait bien que son père adoptif l'aime profondément. A sa manière. Lors de la recrudescence de l'épidémie de peste en 1576, Cesare avait recueilli Picolo, encore nourrisson et dont les parents venaient d'être emportés par la terrible maladie. Gino et Alma Dondoli étaient, tout comme Cesare, un couple de poissonniers. En fait, Gino pêchait esturgeons, dorades, turbots dans les eaux de la lagune et Alma les vendait à la Pescaria, le grand marché du Rialto. Son étal jouxtait celui de Cesare. Au fil de leurs matinées de travail le long du Grand Canal, ils étaient devenus amis.
7h00 résonnent au clocher de la Chiesa di San Giovanni Elemosinario. Picolo dépose sur l'étal des montagnes de petits poulpes, de crabes à carapace molle, de seiches et d'araignées de mer. Relevant la tête, il aperçoit la démarche claudicante de la vieille Cristina. Comme tous les matins, elle vient marchander âprement quelques tranches de thon.
- Tout mais pas la vioque, murmure Picolo en ajustant la pyramide de petits poissons blancs, délicatement nacrés. Elle va encore me prendre le chou avec ses rhumatismes et sa tartignole de beau-fille !
Une main se pose sur son épaule, interrompant le fil de ses pensées et le faisant sursauter.
- Du calme, Picolo ! Du calme, répète Cesare. Mon ami Alberto Campanese, que tu as vu vendredi dernier, est actuellement souffrant. Tu vas lui apporter cette bourriche de sardines. Une bonne friture le remettra sur pied.
Heureux de pouvoir éviter la vieille Cristina, Picolo s'empare de la bourriche , commence à se diriger vers le pont du Rialto, pont en pierre blanche d'Istrie quand il se rend compte qu'il ignore où habite Alberto.
- Dans le quartier du Castello, lance Cesare. Au premier étage du Palazzo Pizzamano, calle dei Scudi. Ne lambine pas.
Picolo plonge avec délice au milieu de la foule bigarrée qui s'écoule vers la Pescaria. Il se faufile vers la calle del Fontego. En suivant plus ou moins une direction rectiligne, même si aller tout droit à Venise est une notion théorique, Picolo peut rapidement arriver à destination. Mais il n'en a pas envie. Il compte bien profiter de ce moment inattendu de liberté.
Il vire alors vers la piazza San Marco qu'il traverse à toute allure, s'amusant à foncer sur les pigeons. Puis, sans ralentir, il pointe vers la Riva degli Schiavoni où il stoppe sa course folle. Assis en tailleur sur le bord de la berge, la bourriche posée près de lui, Picolo se perd dans la contemplation de la lagune. S'il le pouvait, il passerait des heures à savourer le clapotis de l'eau, à suivre le vol des mouettes tournicotant au-dessus de l'île de San Giorgio Maggiore, à …. Cospetto 2 ! C'est quoi cette forte odeur iodée qui brouille sa rêverie ? Les sardines ! Picolo les avait complètement oubliées ! Par tous les saints, il faut se grouiller avant que le remède pour Alberto ne devienne un aller simple pour le cimetière.
Picolo active ses petites jambes. Il n'est pas très grand pour un jeune homme de 20 ans mais il est très rapide quand cela s'avère nécessaire. Il coupe en direction de la Chiesa San Zaccaria, slalome vers le Campo San Martino enjambe le Ponte dei Pennini, déboule au Campo de Gorne, et arrive, essouflé, calle dei Scudi. Les sardines ont un peu soufferts mais tant pis.
La bourriche sous le bras, Picolo gravit quatre à quatre les marches de l'escalier. Le Palazzo est silencieux. Deux portes se font face sur le palier et l'une d'entre elles est entrouverte. Alberto a dû la laisser ainsi pour lui. Benissimo ! Picolo est prêt à siffloter pour signaler son arrivée mais du fond du couloir, résonnent deux voix. Une voix de baryton et une voix plus fluette. Et pas une de ces voix n'est celle d'Alberto.
- Giuseppe a failli ! C'est inacceptable, tonne le Baryton.
- Vous êtes sûr ? demande le Fluet
- Non mais t'as encore roupillé à la dernière réunion ou quoi ? Evidemment que c'est inacceptable !! Le rite initiatique ne peut être pris à la légère ! Giuseppe a failli, il sera puni ! Rendez-vous ce soir, après les vêpres 3, Ponte dei Pennini !
Sur la pointe des pieds, serrant très fort la bourriche contre lui, Picolo serpentine hors de l'appartement. Sa décision est prise. Il s'invite au rendez-vous nocturne. Même si le ton menaçant du Baryton lui a collé les miquettes, une petite voix lui susurre que sa présence peut être fort utile. Mais avant tout, il doit se débarrasser des sardines.
Cesare commence à perdre la boule, se dit Picolo en faisant le pied de grue près du Ponte dei Pennini. Alberto perche au rez-de-chaussée du Palazzo et non au premier. Il s'en était rendu compte en dévalant les escaliers et avait prestement déposé les poiscailles. Maintenant, il attend. Les vêpres viennent de sonner. Des pas résonnent sur le pavé du Campo San Martino. Une silhouette massive, gigantesque, suivie d'une autre plus quelconque, approchent et se fixent près du Ponte. Impossible de distinguer leur visage. Trop d'obscurité. Trop de capuche. Accroupi contre le mur de la Chiesa San Martino, Picolo sent une crampe lui tordre le mollet gauche. Alors qu'il tente un redressement discret, étouffant un petit cri de douleur, il croit voir une barque s'arrimer près du Ponte. Instantanément, les deux hommes s'approchent.
- Alors, vous l'embarquez, murmure le marin. J'ai pas que ça à faire .Et puis, naviguer en aveugle, depuis la Riva dei Schiavoni, c'est pas de la tarte.
- Comment ? Tu ne nous emmènes pas derrière l'Arsenale ? C'est ce qui était convenu, peste le Baryton.
- Désolé, ma femme est en train d'accoucher. Je dois repartir dare-dare. Attrapez le colis. Ciao !
Le géant, après s'être penché vers la barque, hisse sur son épaule un corps inerte. Sans un mot, il embraye le pas dans ceux du Baryton qui ne cesse de maugréer comme quoi il est entouré de glandus, que Giuseppe n'est pas le seul incompétent de la Confrérie.
- On fait quoi de Giuseppe ? demande le mastodonte à la voix fluette. Je vais pas le transporter dans tout le Castello. Si jamais, on croise quelqu'un, ça va faire du grabuge.
- Tu n'écoutes donc jamais ! Une fois dans ta vie, est-ce que tu pourrais ouvrir correctement tes esgourdes ? siffle le Baryton. Si ce crétino de Giacomo avait respecté le plan à la lettre, il nous aurait transporté derrière l'Arsenale, Giuseppe croupirait au fond du Canale delle Fondamente Nuove et nous, on serait de retour à la Chiesa della Pieta.
Suivi du Fluet et de Picolo en mode furtif, et tout en continuant à bougonner, le Baryton allonge le pas pour longer le rempart de l'Arsenale. Il a désormais le Canale en ligne de mire. Il ralentit et d'un signe de la main, il ordonne au Fluet de jeter le corps de Giuseppe dans l'eau. Puis, lui faisant signe de rester silencieux, les deux hommes disparaissent à l'angle d'une taverne. Picolo n'en croit pas ses yeux .On ne peut s'évaporer ainsi et puis ce bruit, c'était quoi au juste ? Avançant vers la berge, Picolo découvre horrifié le corps d'un jeune homme, atrocement mutilé, coulant à pic.
- Trop curieux, lui glisse à l'oreille le Baryton avant que Picolo ne s'effondre sur le pavé.
A suivre ……
2 Cospetto : Mince
3 Les vêpres : messe du soir
Aïe ! Aïe ! Aïe !
· Il y a plus de 8 ans ·En plus Picolo, c'était pas un chat !
Louve
Pas vraiment! C'est un chat par erreur comme il le dit lui-même. Affaire à suivre la semaine prochaine...
· Il y a plus de 8 ans ·Magali Gasnault