demain j'écris un polar

Emmanuelle Grangé

Cette photographie est introuvable. Quand on cherche on ne trouve pas, dit ma mère qui préfère la transformation du séjour en un vaste champ de bricolage au lèche-vitrine stupide. Assez têtue et fière, elle foule les lambeaux de tissus, écarte d'un coup de pied sûr et ravi les outils au sol, sort chaussée d'escarpins essoufflés rehaussés de cabochons remaniés, dessertis, agrafés, vêtue de sa robe verte que quelques pétales d'organza ont ranimée, glisse le carton d'invitation dans une pochette beurre frais, claque un baiser sur le front des enfants et la porte de l'appartement. Nous nous endormons sans doute avec la trace de ses lèvres orangées, le sillage de Vent Vert et des cigarettes mentholées de notre mère.

Cette photographie a peut-être été jetée. N'a peut-être jamais eu la couleur bleu nuit du pardessus de l'homme un peu voûté qui remonte le Kurfüstendamm, ni celle marron du velours du manteau de la fillette qui l'accompagne. L'homme est-il celui qui rencontre la femme au belvédère des Buttes-Chaumont, la fillette, cette femme ? Il reste pourtant cette odeur de cèdre à elle, et cette odeur un peu acide de l'homme stressé. Et plusieurs cartons, tiroirs, replis à fouiller. Des papiers, du papier, des bouts de ficelle, de bougies, des ciseaux de couturière, des échantillons de parfum, des violettes séchées, des polaroïds, des cartes postales, des stylos séchés, des cartouches d'encre Pelikan, une bouteille d'encre sépia, des crayons, des gommes, de la poussière de crayon, forcément des taille-crayons, des buvards pour les violettes, un ruban estampillé Baccarat, d'autres de soie, de coton, d'organza, un gant beurre frais taché d'encre, l'autre introuvable, un marqueur, des photographies, une sulfure ébréchée qui bloque l'ouverture d'un tiroir, une recette de bortsch, un carnet d'adresses assez mince pour être glissé dans une poche-revolver avec beaucoup de noms rayés et d'autres oubliés, plusieurs mèches de cheveux différents enrubannées, réunies, entassées dans une boîte de pastilles en fer, des photographies, des cadenas identifiés comme ceux qu'on accroche aux bagages car petits, colorés, souvent il manque les clés, un coupe-papier au manche de cuir, le même cuir que celui du carnet d'adresses, des coquillages émiettés, du sable et des voix évidemment, des timbres dans une enveloppe Pour Dante, un album Walt Disney, dedans des images collées de Blanche-Neige, des en double non collées bien sûr, un fume-cigarette en Bakélite, un bracelet de jade, des dessins d'enfants, des poèmes d'enfants, des jardins secrets d'enfant datés au crayon, du papier à lettres, des enveloppes par avion, des faire-part de naissance, de mort, des cartons d'invitation R.S.V.P, des boucles d'oreille de jade, des microcassettes d'espion, des aiguilles à couture éparses et dans un étui, des bobines de fils emmêlés, ce genre de mini album souvenir spirale de cartes postales, un d'Ostende, un de Buxtehude, de Rimini, etc. de toujours le bord d'une mer, des Pfennig, des centimes français, des suisses, des listes de courses, des dirhams, une odeur de camomille par le sachet éventré de tisane, une femme pieds nus dans sa longue robe orientale orange un soir de Noël, une fenêtre enneigée, personne dans les rues, des dimanches clos qui commencent dès le samedi, des mouettes affamées, on leur lance du pain par la fenêtre sur la Spree, elles l'attrapent au vol, les piailleuses, des gronderies, des malentendus, de l'amour comme du silence en pagaille, un voilier sur le Wannsee, une peau d'âne, un samovar, un pot de Meerrettich, des talons qui claquent dans la rue Velasquez, des enfants, beaucoup, petits, grands, vieux, vivants, vivants !

Cette photographie n'a jamais existé, je t'en fiche, la preuve : dehors il fait nuit, il fait ressac régulier, l'odeur singulière de la dune friable et celle argentée des sprats de la Baltique.

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