Dernières bombes ?

clemstonem

Ma guitare en main, j’enchainais les notes augmentant progressivement la vitesse. Je profitais toujours du mardi après-midi pour jouer à un volume relativement élevé puisque j’étais seule chez moi. Par chance, les voisins ne se plaignaient que très rarement. De toute façon, bien que proche du centre-ville, mon immeuble était très peu peuplé. Je regardai distraitement le ciel bleu à travers ma fenêtre close. Le soleil blondissait mes cheveux, il réchauffait ma nuque. Pour un mois de mai, la température était très haute, et le temps était au beau fixe. Aucun habitant de Toulouse n’aurait pu prévoir ce qui allait arriver. Personne ne se doutait que d’une seconde à l’autre, tout changerait, que ce jour de mai serait gravé dans nos mémoire à jamais.

Une lointaine explosion retentit. Je lâchai de surprise ma guitare que je rattrapai de justesse. Qu’est-ce que c’était ? J’eu ce reflexe débile empreint d’une forte curiosité de vouloir voir. Si j’avais su à ce moment-là, je n’aurais pas fait l’erreur de m’approcher de la fenêtre. J’aurais dû me protéger, partir me cacher. Non, moi il fallait que je comprenne d’où cela venait. En moins d’une seconde j’étais debout, presque collée contre la vitre, à chercher du regard une explication. Je n’eus le temps de rien remarquer.

Une incroyable force me décolla du sol et me projeta contre le mur comme un vulgaire pantin désarticulé. Des bouts de verres s’étaient enfoncés dans ma chair, j’étais incapable de dire si je criais, si j’avais mal. Je ne comprenais plus rien. Un pan de mur de ma chambre s’écroula dans un vacarme assourdissant sous mes yeux ébahis. Tout autour de moi n’était que poussières et débris. C’était le chaos. Mes oreilles bourdonnaient si fort qu’elles m’empêchaient de réfléchir, mes membres étaient tétanisés, cligner des yeux étaient devenue une véritable souffrance. Je ne pouvais constater qu’une seule chose, j’étais encore vivante. Je n’avais jamais particulièrement tenu à la vie, et j’avais toujours cru que s’il m’arrivait un jour quelque chose, je me saurais gentiment laissé mourir sans trop de résistance. Je découvrais ce jour-là que j’avais délibérément tort. Mon instinct de survie avait pris le dessus, je voulais vivre à tout prix. Hors de question pour moi de me laisser mourir ici sans me battre. On voudrait tous pouvoir partir quand on l’a décidé et pas avant. C’est surement pour ça que je fis la chose la plus intelligente de ma vie. Je rassemblai le peu de forces qu’il me restait pour me trainer hors de ma chambre, puis pour me mettre debout. Mes jambes semblaient ne plus pouvoir supporter la masse de mon corps mais j’entrepris de descendre coute que coute une à une les marches qui menaient au sous-sol. Chaque pas m’arrachait un cri de douleur, mes yeux mouillés troublaient ma vue. Je m’arrêtais régulièrement pour cracher du sang, je me mordais la langue si fort. Bientôt, il ne resta plus quelques marches qui me séparaient de la porte qui menait au garage, je redoublais mes efforts. Je pouvais y arriver, il le fallait. Ma main se posa sur la poignée que j’actionnai rapidement. Une fois la porte refermée, je m’écroulais contre le mur de béton. Il était moins une, un bruit sourd résonna et le sol se mis à trembler. Recroquevillé par terre, je serrais mes genoux contre ma poitrine. Mes yeux se fermèrent, j’attendais que ça passe. Je ne pouvais rien faire d’autre.

Je ne sais pas combien de temps je suis restée comme ça. J’avais si peur. Une véritable terreur s’était emparé de tout mon être, le moindre centimètre de mon corps était pris de convulsions. Peu à peu, mon cerveau commençait à se remettre en marche. Pourquoi ? Pourquoi des bombes ? Pourquoi Toulouse ? Pourquoi tuer ? Puis, soudain une question me perturba. Où était mon frère ? Il fallait que j’aille le chercher. Immédiatement. Lui qui était si fragile. Seul, il ne ferait pas long feu. Son collège était à deux pas d’ici, c’était jouable. Cependant, si je sortais et qu’une autre bombe était lancée, je ne résisterais pas une seconde. Mais la seule vision de mon petit frère déchiqueté sous un amas de brique me fit pousser des ailes. Je me levai avec difficulté et observai mon corps meurtri. Les blessures n’étaient pas très profondes ; beaucoup de morceaux de verres étaient incrustés, des brulures parsemaient ma peau rouge parfois noire. Mes vêtements troués et déchirés étaient imprégnés de poussières et de sang. Dès le premier pas, je manquai de tomber, heureusement que le mur était là pour me soutenir. J’avançais ainsi, longeant le mur vers la porte qui menait à l’extérieur. Au fur et à mesure, j’arrivai à marcher sans me tenir, et bien que ma progression soit inexorablement lente,  j’avais de moins en moins mal. Je n’avais plus qu’un seul but : retrouver mon frère et le mettre à l’abri.

Le portail coulissa. Le spectacle qui s’offrit à moi me paralysa d’effroi. Ma rue, qu’était-elle devenue ? Des maisons brulaient, des cadavres jonchaient le sol fracturé, des enfants criaient et moi je me tenais là, impuissante à me demander pourquoi. La brume et la poussière environnante rendait, aux seuls immeubles encore debout, des aspects fantomatiques effrayant. Des objets tombaient encore des maisons explosées et se fracassaient sur les tas de gravats qui recouvraient entièrement le béton. J’avais l’impression d’être sur une scène de combat en Afghanistan. J’avais l’impression qu’un pas de plus me couterait la vie. Où étaient mes parents ? La panique reprit le contrôle de mon corps. « Maman » murmurais-je en me mettant à pleurer. Les sirènes de la ville beuglaient mais personne ne semblait s’en soucier, le mal était fait. Prudemment, je tournais la tête pour tenter d’apercevoir le collège de mon frère. Je ne pouvais le distinguer, il n’y avait que des montagnes de briques et de résidus en feu. Il fallait que j’aille le chercher. S’il y avait une chance qu’il est survécu, il fallait que je la saisisse.

Oubliant tout ce qu’il se passait autour de moi, oubliant le sang, la mort, le feu, le bruit, la souffrance, je m’élançais en direction de l’ancien établissement. Je courais, bondissais, en cherchant partout la petite silhouette de mon frère. « Louis ! Louis ! Louis ! ». Jamais mes cris n’avaient été aussi puissants, aussi désespérés. La plupart des gens qui étaient debout m’imitaient, eux aussi avaient perdu un proche. Ma progression était difficile, je glissais sur des tas de pierres et tentais d’éviter les projectiles qui m’arrivaient dessus. L’air pénétrait de plus en plus douloureusement dans mes poumons. Ma respiration haletante me força à ralentir ma course et à baisser ma voix. Pourtant, je savais que je n’abandonnerais pas tant que je n’aurais pas son corps sous mes yeux. Parfois, seul des bras dépassaient de sous les ruines. Parfois, les têtes n’étaient que ce qu’il restait. Le regard rivé sur les décombres du collège, je scrutais la moindre chose qui semblait avoir appartenu à un être humain. Comment mon frère était-il habillé ce matin en partant pour l’école ? Cette scène me paraissait s’être déroulée il y a une éternité. J’avais de plus en plus de mal à me concentrer, j’étais si fatiguée. Mes pas devinrent indécis, les nuages de fumé et de poussière qui obscurciraient ma vue semblaient de plus en plus denses. Je me laissai tomber sur un tas de pierre sans savoir si j’arriverais un jour à me relever. Déjà, je me sentais sombrer quand quelque chose ou plutôt quelqu’un attira mon attention. Un petit garçon appelait au secours, la jambe coincé sous une poutre. Cette voix je la connaissais que trop bien. Je me redressai rapidement. Ma tête se mit à tourner si bien que je ne pouvais plus avancer droit, il m’était presque impossible de tenir une direction. J’hurlais crachant tous mes poumons, « Louis ! Ne bouge pas ! Je suis là Louis ! ». J’étais assez proche pour qu’il m’entende puisque ses cris cessèrent.

Quand il me vit, il ouvrit la bouche mais pas une parole ne put en sortir. Sans un mot, j’utilisais mes dernières forces pour le libérer de son emprise avant de m’allonger à ses côtés. Il roula pour se lover contre moi, pleurant à chaudes larmes. « Merci, merci, merci… Je t’aime… Merci… ». Les derniers mots s’évanouirent dans sa gorge. Mes yeux se fermèrent. Je l’avais retrouvé, il était vivant, tout allait mieux à présent.

Bruno coupa le grand écran et s’écria enthousiaste. « Cette séquence est parfaite Léa ! Tu sais comment on différencie un bon acteur d’un mauvais ? Un bon acteur ne joue pas un rôle, il le vit. ». Je ne pouvais pas le contredire. 

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