Derrière les mo(r)ts
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« Tout ce qui est mort comme fait, est vivant comme enseignement. » Cela faisait pas loin de deux-cent ans qu'il avait écrit cette phrase et pourtant les mots continuaient à cogner dans sa tête, douloureux. Il avait tant fait dans sa vie, tant œuvré et n'avait que peu goûté aux résultats de ses labeurs. Le tombeau et son humidité qui avait pourri sa chair le lassait et la curiosité qui s'était accumulée des décennies durant lui pesait. Il s'autorisa donc à se relever et s'extraire de cette cage macabre pour aller se dégourdir les jambes à l'extérieur. La lumière du soleil, qui ne l'avait pas réchauffé depuis des lustres, le fit cligner des yeux quelques instants avant de pouvoir contempler le Paris qui s'étalait devant ses yeux. Il avait bien changé ! Les voitures roulaient à toute allure, leur fumée lui bouchant les poumons et les passants filaient sans prêter attention à leurs confrères. Un nœud se forma dans le ventre du revenant lorsqu'il aperçut un groupe de miséreux avec leurs chiens à un coin de rue. « L'humanité serait-elle tombée plus bas qu'à mon époque ? », se demanda le vieil homme avec un soupir. Il lui restait néanmoins encore beaucoup à voir et vérifier. Laissant le Panthéon derrière lui il traversa la place pour atteindre la rue Soufflot, qui si ses souvenirs étaient bons devait le mener droit aux Jardins du Luxembourg. Mais une librairie située de l'autre côté de la rue l'attira et il décida de s'y arrêter avant de poursuivre son chemin. Après tout, il avait l'éternité devant lui, rien ne l'obligeait à se hâter, si ce n'est sa curiosité. Il poussa donc la porte de l'établissement, se laissant surprendre par le léger tintement de cloche à l'ouverture de celle-ci. L'odeur des vieux livres flottait dans l'air et ce ne fut qu'après quelques grandes inspirations pour s'en imprégner les narines qu'il décida de se diriger vers un rayon de recueils anciens. Lorenzaccio, Cromwell et même Chatterton y figurait. Un léger sourire se peint sur son visage : ainsi ces œuvres étaient toujours lues en ces temps, elles avaient passé avec succès le dangereux et mortel test du temps qui passe. Un froissement de papier le sortit de ses pensées et l'incita à se retourner, pour découvrir un homme penché sur un journal. Il ne s'agissait pas de l'Événement, mais le vieillard se prit tout de même à le lire par-dessus son épaule. Si les actualités ne lui disaient pas grand-chose il put y deviner que l'école était à présent gratuite et obligatoire jusqu'à seize ans et que les enfants en dessous de cet âge ne pouvaient travailler. Une avancée qu'il attendait depuis longtemps et qui lui réchauffa le cœur ! L'âme remplie de ces bonnes nouvelles l'homme sortit de la boutique et reprit son chemin jusqu'aux Jardins. L'effluve des fleurs embauma ses sens dès lors qu'il fut à quelques mètres, lui rappelant de bons souvenirs. Ah, comme il aurait aimé s'y promener une dernière fois en compagnie d'Adèle ! Qui d'elle ou des roses aurait eu le parfum le plus envoûtant ? Il s'assit sur un banc pour laisser ses pensées divaguer librement, quand un couple qui passait laissa échapper des bribes de conversation qui éveillèrent l'intérêt du rêveur.
« Ils l'ont attrapé finalement . Il a tué pas moins de trois jeunes femmes, il n'y a donc aucun doute quant à son sort...
- Va-t-il subir la pendaison ? questionna le vieil homme innocemment en se mettant devant eux. »
La femme du couple le regarda d'un air étrange, clairement interloquée, tandis que l'homme lui répondait tout en se demandant d'où le bonhomme sortait.
« Mon cher Monsieur, la peine de mort est abolie depuis trente ans ! Il y a plus de chances pour qu'il écope de la perpétuité. »
Ceci dit le couple s'éloigna après avoir jeté un dernier regard étonné à cet étrange individu. La peine de mort abolie, c'était mieux que dans ses plus beaux rêves ! Il avait bien conscience que cette victoire ne lui revenait pas à lui seul, mais il y avait contribué, s'était battu pour cette cause et savoir que le but avait finalement été atteint le remplissait d'une joie qu'il avait du mal à contenir. Il avait envie d'en tirer les plus beaux vers, mais il était temps de rentrer à présent. Il avait voulu sortir pour s'assurer de l'état du monde actuel et l'avait fait, il fallait être raisonnable. Il se leva donc et reprit la rue Soufflot, dans le sens opposé cette fois-ci. Le Panthéon s'édifiait, géant et superbe, au milieu de la place. La grandeur de ce bâtiment lui faisait un peu penser à sa grandeur à lui. Il y pénétra et retourna s'allonger dans sa tombe, qui lui paraissait moins froide que lorsqu'il l'avait quittée. Un sentiment de supériorité l'envahit alors. Il avait eu du pouvoir tout au long de sa vie, avait influencé bien des grands, pu imposer sa vision des choses et ce qu'il n'avait pas accompli en tant que vivant avait continué à cheminer après sa mort. Il s'agissait bien là du véritable pouvoir : celui qui contrôle, avec adresse et finesse, et qui ne se laisse pas subtiliser par le premier venu, ceci même après le décès de son détenteur. Il n'avait pas cherché à corrompre quiconque et pourtant ses idéologies, grâce à ses livres et ses discours, avaient pénétré l'esprit des gens. Ceux-ci avaient fait vivre ses idées, les avaient transmises, avaient empêché leur disparition. Son pouvoir s'était répandu sans même qu'il soit présent. Le mot « triomphe » résonnait à présent dans son esprit, mais il était bien embêté car même deux-cent ans plus tard il n'existait toujours aucune rime à ce terme. Laissant ce bémol de côté, Monsieur Victor Hugo se rendormit, l'esprit apaisé.