Des femmes en noir
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Maman tousse. Depuis trois jours. Maman tousse du matin au soir, et du soir au matin. La tante Adélaïde dit que ce n'est pas bon, dans son état, plutôt inquiétant de tousser gras et que s'il nous restait un seul homme sous la main, déjà elle l'aurait envoyé, le meilleur cheval sellé, quérir le docteur au grand galop. Mais d'homme sous la main, nous n'avons pas. Tout tombe en poussière et en gravats. À peine si nos huit mains viennent à bout des tâches que l'on a restreintes au minimum vital : couper le bois, s'occuper des animaux, de l'étable, s'activer aux fourneaux, laver le linge, et tenir l'endroit propre comme si on avait à recevoir. Mais c'est idiot puisqu'on sait très bien que personne ne vient plus ! Le minimum c'est déjà énorme, on n'a pas été habituées, on regrette nos gens qui ont tous foutu le camp. Nos gens qui faisaient tout. Mais la tante Adélaïde dit que surtout, surtout, il ne faut pas s'écouter. Parce que si on commence à se laisser aller, à s'assoir sans plus rien faire d'autre que penser tout en noir, on ne se relèvera pas. Et que si nos hommes réapparaissaient, ce serait bien bête de ne pas avoir tenu bon, et qu'ils nous trouvent figées comme de vieilles momies. Quelle image on donnerait de nous. Alors ça non. Restons dignes comme sur nos portraits ! Donnons le meilleur !
Maman tousse. Depuis huit jours. Maman tousse du matin au soir, du soir au matin, et même la nuit sans plus reprendre son souffle. On la veille, chacune à notre tour, mais parfois quand même on s'endort. On ne peut pas faire ce que l'on fait, qu'on n'avait jamais fait avant, et encore veiller des nuits entières. Le matin y'a tout plein de sommeil qui réclame sur le bord des yeux de celle qui a veillé et qui baille aux corneilles toute la journée. Les corneilles qui, installées sur le toit du poulailler, veillent sans faiblir, elles, et on ne sait si c'est pour chiper le grain des poules, ou les poules, qu'avec ces sales oiseaux il faut s'attendre à tout. Margot leur lance des pierres, grosses comme un poing, vlan dans le bec, vlan dans les ailes, pluie de missiles. Elle est devenue agile et guerrière, paf encore, ces pierres font mouches sur le corps des oiseaux tombés. On dirait qu'un homme l'habite un peu plus chaque jour.
J'ai dit à ma tante, que peut-être, peut-être Margot avait mangé un homme, mangé tous les hommes, et que jamais ils n'allaient plus revenir. La tante m'a collé une gifle, tout en restant droite. Elle m'a colorié la joue en rouge et j'ai pensé qu'heureusement jamais mon fiancé ne le verrait, puisque sûrement Margot l'avait mangé.
Aujourd'hui il a fait si lourd et si moite, qu'à quatorze heures, on a tiré des chaises sous les grands pins, pressé tous les citrons qu'on avait sous la main, et que tant pis si on ne se relevait plus, parce qu'avec un soleil si fort c'est à s'agiter dessous qu'on finirait momie.
Maman n'a pas eu le temps de boire, qu'elle a toussé, toussé, toussé encore dans son grand mouchoir. Toussé rouge. Toussé noir. Toussé tout un hiver humide, et encore tout un été de sécheresse et de grand feu. Et le sang a dessiné dans son mouchoir encore un printemps, un automne, et des fleurs d'orchidée sur les bords.
La tante Adélaïde a regardé ma sœur Margot qui a regardé maman qui m'a regardé moi. Moi j'ai regardé le ciel, mais je ne sais même pas pourquoi, et là dans les branches y avait quatre grosses, que dis-je ! Quatre énormes, gigantesques, gargantuesques, monstrueuses corneilles. Ça, c'est sûr, c'est pas après le grain ni les poules qu'elles en avaient. Le sang coulait de la bouche de maman, sur le col en dentelles de sa chemise. La tante disait qu'au moins elle ferme la bouche, car ça serait difficile de la ravoir, et maman l'ouvrait plus grand en répondant que si il y restait ça ne serait pas si grave. Elle parlait du col.
Margot s'est mise à secouer le tronc de l'arbre, comme une folle, comme si elle était colosse. Comme un homme elle a sellé un cheval, et est partie au grand galop. C'était pas malin, toute cette poussière n'a fait que décupler la toux de maman ! Mangeuse d'hommes, mangeuse d'hommes, mangeuse d'hommes, j'ai chuchoté cette fois, la joue encore rouge qui ne voulait pas essuyer une autre gifle.
Le soir, Margot est revenue en charrette avec le docteur. Ouf ! j'ai pensé. Un qu'elle n'avait pas mangé. Pas encore.
Le docteur a dit :
— Bon, bon, bon, ouvrez la bouche, grand plus grand.
Il a mis une languette de bois sur la langue de maman, ce qui évidement, mais quel imbécile ! L'a fait tousser. Mais enfin, voyons !
Splash sur la chemise du docteur qui l'avait bien cherché !
Comme si ça ne suffisait pas, il a sorti un drôle de truc qu'il a collé à son dos. En lui demandant quoi ? Oui je vous le donne en mille, en lui demandant de tousser ! Mais d'où sortait-il donc, celui-là !
Ensuite il a fait allonger maman, il a tâté son ventre, en faisant les yeux bien grands, bien ronds, des yeux de merlans et de veau mélangés, des yeux soucoupes pour tasse de thé. Et il a dit :
— Houla, houlala, le travail commence !
— Mais quel travail, a demandé ma sœur, les canines en avant comme si le docteur l'énervait au moins autant que moi.
Celui-là elle pouvait bien le manger, je ne le regretterais sûrement pas.
Il a dit de faire bouillir de l'eau, et du linge, et la tante faisait plein de grimaces, à cause de son obsession des taches, mais bon un docteur, même comme celui-ci, reste un docteur : on a obéi pleines de ferveur.
Et on a dû sortir.
Concert, cris, gargouillis, et quinte de toux. Une heure, deux heures, et des pleurs plus tard :
— Mais ça alors ! a commenté ma tante.
— Oh ? a fait Margot.
— Je sais, incroyable a surenchéri maman.
— Mais comment, comment est-ce possible ? (ça c'était moi)
Mais enfin, oui. Les hommes, on n'en n'avait pas vu depuis un bon demi-siècle (on a été vérifier à la cave, au grenier, dans l'étable, si maman des fois ne s'en serait pas gardé un en cachette, mais rien de rien) alors comment ? De qui ? Par quelle magie ?
Mais maman a dit d'approcher, de venir voir, plus près, encore plus près et là dans ses bras, rien d'autre qu'un bébé fossile, un bébé tête de granit teint d'albâtre, un bébé des pierres. On a tout de suite été rassurées, voilà que tout s'expliquait. On aurait dû y penser ! Comme on en avait plus besoin, j'ai dit à Margot qu'elle pouvait manger le docteur.
Maman ne tousse plus. Depuis hier. Du matin au soir, du soir au matin, silence sous les ailes des corneilles.
grand texte
· Il y a presque 9 ans ·Jaunie
Ou grand délire...:)
· Il y a presque 9 ans ·Merci de l'avoir lu
hel
:) je persiste et saigne
· Il y a presque 9 ans ·Jaunie
Que de corps beaux dans ton texte :)
· Il y a environ 9 ans ·erge
*ici réponse malicieuse et intelligente, qui rebondit sur le jeu de mots, mais qui ne m'est pas venue*
· Il y a environ 9 ans ·Merci pour la lecture :)
hel