Des larmes de crocodile
Julien Aubert Schiappapietra
Surplombant les immeubles gris-béton, les nuages bleu-noir déchaînaient leurs torrents, striant le ciel pourpre d'éclairs anfractueux aux trajectoires saccadées, lumières épileptiques dans la moiteur carcérale du ciel d'automne. Les fenêtres des maisons - tâchées par l'humide - couvertes de buée transformaient les lumières familiales en ondes jaunâtres floues. Morts, les cadavres des feuilles pourries des platanes de l'avenue de Saint-Barnabé se décomposaient au sol, sous l'impact des lourdes gouttes d'eau érodant leur restant d'organique. Alejandro était grand, blond, des yeux aussi gris que le ciel noir. Il foulait de ses pieds le trottoir pavé, suintant et faillé, usé par des siècles de pas. Il accéléra, ses chevilles s'entrechoquaient un peu. Son perfecto voletait autour de ses hanches fines tandis que la fumée de la cigarette dans sa bouche, se mêlant à la vapeur chaude de son souffle forçait le barrage de ses lèvres ceintes par le froid et s'élevait en volutes inaboutis au rythme de sa marche. La cloche de la cathédrale de Saint-Barnabé sonna douze fois, le bruit rond cristallin résonna contre la voûte des nuages, et une basse grave faisait vibrer sous ses pieds le bitume sale. Il s'arrêta, s'assit sur un banc trempé, la pluie glacée à chaque instant dégouttait de ses cheveux cendrés. Trois minuscules gouttes d'une limpidité lychéenne éclatèrent sur le bois gonflé, il ne put s'empêcher de les regarder, et d'y voir les subtiles aspérités, les débris, les parcelles de vie qu'elles contenaient, affolées, qui sans cesse s'entrechoquaient en un ersatz microscopique d'entropie. La lumière blafarde, difractée et réfléchies, exhalait des gouttes comme les rayons convergés d'un prisme. Il s'arracha aux reflets irisés, étira ses bras au-dessus de son crâne et, d'un seul mouvement, les rabattit et s'élança dans une course effrénée. Les vestiges d'eau accumulés dans les replis des ses vêtements glissaient sous son propre vent, et nimbait sa silhouette de contours moires. L'air n'était pas froid, mais il respirait fort et chaque inspiration chauffait à blanc ses poumons encrassés. Il n'en ralentit pas moins et des larmes coulaient sur ses joues cependant qu'un sourire s'élargissait de plus en plus sur son visage rougi.
Il rentra chez lui. Chez ses parents, morts. Comme ses yeux devenus depuis revolver. Les lueurs enfantines propres aux iris emplis d'or des enfants avaient définitivement quitté les siens lorsque sa mère tua son père et se tua ensuite. Il apprit beaucoup trop jeune qu'il était le fruit d'un viol. Que la relation parentale n'en était qu'un autre également. Les funérailles avaient néanmoins été splendides ; organiser l'enterrement de ses parents à dix-neuf ans pousse à un certain lyrisme, jouxtant le kitsch, proprement nécessaire ; insupportable cérémonial, sinon. Il posa sa veste sur la commode en bois de hêtre de l'entrée, s'extirpa du polo trempé s'agrippant à son corps. Son jean céruléen ne tarda pas à glisser le long de ses jambes pour se retrouver abandonné sur le carrelage froid. Il traversa le salon où, bien que maintes fois nettoyée, il lui semblait voir encore la marre de sang en surimpression lumineuse devant ses yeux. Il sortit sur son balcon et se roula un joint qu'il fuma lentement. Sa conscience modifiée, il s'assit sur la chaise d'extérieur en fer forgé et chanta dans le vent tiède des automnes marseillais. L'été indien durait, si bien qu'il s'endormit vite. Les premiers rayons de soleil éveillèrent d'abord son corps ; le duvet sur sa peau enluminé en révélait la transparence, ses veines endormies bleuirent un peu tandis qu'il frissonnait sous l'effet de la rosée cristallisée le long de ses cheveux qui, réchauffée, perdait capillarité et glissait sur sa nuque durcie mais souple, suivant ensuite le trajet de sa colonne vertébrale un peu biaisée dont les os ressortaient comme des montagnes déformant son dos fin et le tatouage de dragon qui en recouvrait la quasi-intégralité ; une des gouttes d'eau s'arrêta sur l'œil du dragon au même moment où Alejandro ouvrit les siens, le soleil lui faisait mal, presqu'autant que l'ombre. Il se leva, ses jambes craquèrent sous son poids. Il écarta la porte-fenêtre restée ouverte retrouva son pantalon dont il sortit son téléphone. Il appela sa nièce, Morgane, âgée alors de onze ans. Comme tous les matins, ils parlèrent sans se soucier du temps. Sa voix grave lui faisait du bien, elle lui disait tout, elle peuplait sa vie ; ses problèmes étaient tellement légers, sa joie tellement grande. Temps béni que l'enfance sans trouble. Temps lointain, si lointain, dont les réminiscences sont douloureuses tant elles sont belles.
Morgane aimait parler avec tonton, même s'il avait la voix trop bizarre pour y croire. En fait, il n'était pas méchant, juste bizarre dans sa voix. Il est toujours bizarre, pas bizarre, mais il est loin en fait. Super loin, comme si il n'était pas vraiment là. Et lui parler au téléphone, c'était comme parler à mamie et papi quand maman l'amenait au cimetière, parler à quelqu'un de pas là. Ca fait longtemps qu'elle ne l'a pas vu, tonton, depuis la cérémonie dans le grand bâtiment blanc avec plein de gens habillés en noir, qui pleuraient sans jamais s'arrêter, mais qui pleuraient comme s'ils faisaient semblant ; elle ne l'avait vu que quelques fois à son travail. J'aime pas les enterrements de toutes façons, c'est toujours des larmes de crocodile, maman dit ça tout le temps quand je pleure. J'aime bien les crocodiles, pour moi c'est loin d'être une insulte, enfin, pas trop. Les crocodiles c'est vert déjà, et en plus ça demande rien à personne, un crocodile, mais ça sait se défendre aussi quand on l'embête. J'aimerais bien être un crocodile, moi. Aux crocodiles on leur fait pas de mal. Je crois pas. Quand ils montrent leurs dents, ils font peur, moi quand je montre les dents on me sourit, on me dit que je suis jolie, mais ça me plait pas d'être aussi jolie. Le frère de papa, lui il est gentil, il a toujours été gentil. Et puis il est beau aussi, tonton. Le matin quand maman elle me regarde, elle me dit que je ressemble à tonton. Du coup c'est bien, parce que tonton lui, c'est un crocodile. Avec les écailles et tout. Même qu'il mord des fois, enfin c'est ce qu'elle dit maman, qu'il mord dès qu'il parle. Ca doit être un peu bizarre quand même.
A défaut d'aller mieux, Alejandro trouvait que le ciel était plus beau encore que la veille. Pourtant rien pour lui n'était plus sublime qu'un ciel d'orage. Il posa son téléphone et passa ses deux mains dans les cheveux, se grattant le crâne. C'était l'heure d'aller travailler, déjà. L'angoisse le reprit, celle du système ; il la chassa d'un revers de pensée avant de débouler dans la rue pleine de cette odeur de terre mouillée. Il courut pour prendre son bus et arriva à l'heure. Il eut même le temps de fumer en traversant les rues qui mènent du croisement des Cinq-Avenues au Palais Longchamps. Le ciel était clair, visible loin et les nuages traversaient le bleu avec une vitesse folle. Alejandro arriva devant l'entrée de la salle de répétition du théâtre marseillais des Bernardines. Le goudron, gorgé d'humidité, exhalait ses odeurs mécaniques mêlées dans l'air moite, il s'assit sur les marches de l'entrée ; adossé à la porte il avait mal à la tête. Une migraine lancinante naissait au dessus de son sourcil gauche, gonflait dans son crâne et faisait résonner les battements de son cœur jusque dans la structure même de ses os. Il alluma du coup une autre cigarette, les comédiens n'étaient apparemment pas encore là. Chaque bouffée aiguillait la morsure glacée derrière son œil. Le plus dérangeant dans la migraine n'est pas tant la douleur à laquelle il faut peu de temps pour s'habituer que l'incapacité et l'aphasie fatiguée qu'elle provoque. Alejandro se rappela toutes les fois où, nauséeux de douleur, il avait dû conduire. L'absurde nécessité du déplacement suffisait à lui garantir une concentration extrême, mais chaque mouvement de son pied droit, chaque mouvement de ses mains soulevait son estomac. Les voyages n'avaient jamais été son fort, bien qu'il ne fût jamais malade. Alejandro, pourtant, adorait la sensation de conduite, de contrôle. Il pouffa et sourit à la troupe bruyante qui descendait la rue. Il jeta son mégot dans le carré de terre humide au pied du tilleul qui fait face au théâtre.
Morgane souriait à maman qui conduisait. Son siège-auto lui rentrait dans la cuisse gauche mais il allait faire beau, et les reflets lumineux du soleil sur les vitres fermées des voitures adjacentes scintillaient l'habitacle du véhicule de lumières fauves. C'était joli, et distrayant, Morgane sentait que ce qui lui plaisait, comme quand elle voyait une table et des chaises, vides, sous un arbre feuillu ; c'était la profonde nostalgie suscitée par l'imagination remplissant l'intervalle de vide d'histoires mythiques et tortueuses, sublimes et familiales. Et maman sourit à son tour malgré les coups de klaxon résonnant autour d'elles. Elle allait être en retard à l'école, et maman au travail. Une angoisse la saisit, elle embrassa sa mère habituée qui lui lança les habituelles recommandations au moment où Morgane saisit la poignée de la portière pour rejoindre l'école communale de Saint-Barnabé à pied. Elle eût froid au moment où son nez effleura l'air et regretta amèrement sa décision. Les vacances de la Toussaint avaient duré deux semaines, elle avait oublié ce détail. En claquant la porte de la voiture, son sac à dos glissa de son épaule. Toute débraillée, elle fit des signes à maman qui était déjà au téléphone. Elle fit volte-face et courut pour ne pas être trop en retard ; elle n'avait pas osé regarder sa montre flic-flac et elle était trop petite pour pouvoir voir l'heure affichée sur le cadran de la voiture. De toute façon, elle ne savait pas lire l'heure ; c'était d'ailleurs ce qu'elle avait dit à maman le jour où elles étaient allées toutes les deux sans papa au magasin et que le monsieur lui montrait les montres. Elle passa à côté de l'église de Saint-Barnabé quand les cloches sonnèrent huit heures. Elle bifurqua devant une banque et arriva enfin à l'école. Mais l'école était fermée, des gens avec des pancartes et une drôle d'odeur empêchaient les parents de ses copines de rentrer. Tout le monde semblait très en colère. Ses copines étaient réunies plus loin et piaffaient de cette allégresse enfantine légère et rendue profondément incompréhensible au fil des ans.
Morgane rejoignit les autres filles, et demanda ce qu'elles allaient faire, ce qu'elle devait faire. « Idiote, y'a pas classe aujourd'hui, c'est grève. On va aller chez Mélanie
- Mais vous avez pas prévenu vos mamans ?
- Bah les nôtres elles sont là-bas. »
Elles pouffèrent avec une cruauté que leur innocence rendait plus aigüe. Morgane sortit son vieil Alcatel et les rires en s'étouffant redoublèrent. Elle dégrafa ses gants-mitaines avec les dents et composa de ses doigts gourds de froid le numéro de tonton.
« Oui allô ? »
C'est vrai qu'on pourrait croire qu'il mord, la suspension du « o » final, le ton un peu hautain, l'air de dire, qu'est-ce qui vaut le coup qu'on m'interrompe, encore ?
« Tonton c'est Morgane
- Je sais mon cœur, ton numéro s'affiche »
- Mais alors pourquoi tu me mords ?
- Pardon ?
- Je disais que j'avais pas cours à cause de la grève, et je sais pas quoi faire. Maman est déjà partie
- Viens au théâtre mon cœur, tu prends le tramway à la Blancarde et tu descends là où y'a les jolis platanes, tu te souviens ?
- Oui, d'accord. Alors j'arrive tonton.
- A tout de suite petit cœur »
Il était 8h37 quand Alejandro raccrocha, il avait laissé les autres rentrer le temps de l'appel. Seul demeurait à sa gauche un jeune homme qu'il n'avait jamais vu auparavant. Certainement le nouvel auteur associé au Théâtre. Durant toute la durée de sa conversation avec Morgane, l'autre ne l'avais pas lâché des yeux, son regard était perçant, il semblait comme lire un roman sur le corps d'Alejandro, ou en écrire un sur le papier de la situation. Un malaise palpable s'instaura.
« Vous avez un infrangible charisme. Alejandro, je suppose ? » Qui parle comme ça ? Sa voix était douce, un peu guindée, comme était sa manière d'être en général. Les sons roulaient dans sa bouche, son prénom avait été prononcé à l'espagnole.
« C'est bien moi, oui. Merci, pour le compliment » dit Alejandro en souriant du bout des lèvres. Ils se serrèrent la main en se regardant dans les yeux. Les pommettes de l'autre étaient soulevées par un petit sourire de gêne.
« Je m'appelle Kévin, mais vous devez me connaître par mon pseudonyme, Armistice. On m'a confié l'écriture et la mise en scène d'une pièce pour Novembre.
- Oui, j'avais cru comprendre. »
Un silence s'installa qui dura quelques instants. Armistice sortit d'une de ses poches de plastron une Gitane sans filtre qu'il alluma avec un Zippo. Un peu caricatural mais le personnage était charmant ; Alejandro entra dans le théâtre pour prévenir les comédiens qu'il allait récupérer sa nièce. Ils s'échauffaient, le corps et la voix, il semblait n'y avoir pas de problème. En ouvrant la grande porte cochère de l'entrée, l'appel d'air lui fit respirer une bouffée de tabac brun. Par mimétisme, il fuma. La fumée s'élevait sans trouble jusqu'aux premières branches, puis se divisaient et s'étiolaient dans les frondaisons des platanes. Un vent frais soufflait, le tramway arriva.
Morgane descendit du wagon, vit volte-face et traversa sans regarder. Elle avait vu en arrivant tonton, avec un autre monsieur. Ils fumaient tous les deux devant l'entrée. Trottinant pour traverser les rails du train, tonton s'avança vers elle et lui prit la main. Le contact de sa paume chaude et un peu moite la rassura, tandis que la petite main glacée, entre les doigts d'Alejandro cherchait sa place. Elle serra les doigts, tonton baissa les yeux vers elle et lui sourit. En arrivant à l'entrée, l'autre monsieur lui sourit aussi. D'un geste tendre et maladroit, il se pencha sur elle, glissa une des mèches tombée sur le visage de Morgane derrière son oreille droite et lui embrassa le front. Elle fut surprise de ce geste d'amour et des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux. Elle renifla en se frottant le nez, pour faire comme si. Puis ils entrèrent tous trois dans l'enceinte plus chaude de la salle de répétition.
Sans dire un mot, Morgane alla s'asseoir sur les vieux canapés défoncés, installés face à la scène. Les miroirs longeant les trois murs distordaient les perspectives, ça l'amusait toujours de pouvoir voir son propre profil ou de pouvoir observer quelqu'un sans qu'il ne le sache. Trois heures durant se succédèrent les performances diverses auxquelles elle ne comprenait rien. Tonton était en régie, et l'autre monsieur assis sur une chaise en bois, au premier rang. Un peu en retrait, elle le regardait parfois diriger. Rien n'indiquait de l'extérieur qu'une telle force, qu'une telle passion, existait en lui. Elle le trouvait beau, avec ses cheveux de cendre ébouriffés et sans réelle forme, sa maladresse physique et verbale conjuguée à une indéniable assurance, une certitude d'être. Morgane pensa longtemps, elle jouait à imaginer ce qu'elle pourrait faire mais ne ferait pas, monter sur scène et danser, chanter. Mais la retenait la nudité offerte du geste artistique. Alors elle absorbait ce que les autres faisaient, elle essayait d'absorber la situation. Une forme de désir la poussait à voir ces corps comme des machines de guerre, des puissances expressives potentielles : ils bousculaient à chaque instant leur présent pour en offrir un autre et ça l'hypnotisait. Ils étaient réels, ils étaient là, et pourtant les mouvements offraient un entrebâillement de ce qu'était le devenir. Avec ses mots d'enfant, elle aurait dit, comme une fois, quand elle était allé voir tonton jouer, avec un empressement inexpliqué « regarde Maman, tonton on dirait qu'il vit plus ! ». Ce à quoi Maman avait répondu « Ce que tu dis n'a pas de sens, tais-toi et va t'asseoir, je vais rejoindre Papa dehors, on arrive dans pas longtemps ». Finalement Papa n'était pas venu ce soir-là, ce qui n'était pas plus mal, s'était alors dit Morgane. Ils mangèrent ensemble en fin d'après-midi, puis partirent. Tonton la ramena jusqu'à la porte. Comme à son habitude il ne rentra pas avec elle.
« Mama, just killed a man… ». Alejandro rentrait à pied, il vivait à moins d'un kilomètre de chez son frère. La musique trop forte de ses écouteurs était audible aux passants, et la voix de Freddie Mercury le suivait comme une vague de parfum. Arrivé chez lui, il sortit un verre qu'il remplit de Chivas. Il le siffla puis s'étira et sortit dans son jardin. Il était relativement tôt, et le soleil n'était pas encore couché. Le ciel n'était pas rouge ni rose comme en été, mais d'un orange morne et triste. Il se sentait seul, et cette solitude devenait vertigineuse quand il mettait en perspective les autres journées à venir. Il savait pourtant qu'il valait mieux qu'il reste seul, il se considérait trop comme un inadéquat social pour imaginer bénéficier à quiconque. Aussi, son verre vide à la main, il s'assit sur une chaise d'extérieur en plastique devenu gris ; il embrassa du regard le panorama de son jardin, mi-abandonné, mi-sauvage, et se sentit moins malheureux. Ce jardin et cette maison, avant d'être celle de ses défunts parents, était celle de ses grands-parents, et de sa grand-mère adulée. Disparaissent dans l'éther embaumé au-dessus des fleurs les douloureuses décisions, les choix redoutés, l'absence de sens de la vie lui parût alors moins redoutable. Ressourcé pour un instant, il écrivit un peu, chanta ses mots et, tard dans la nuit, après un paquet de cigarettes fumé, il s'endormit, comme à son habitude, au pied du lit conjugal, fait et impeccable trônant au milieu de la chambre parentale. Le Christ suspendu au milieu du mur veillant sur ses éveils tardifs et aléatoires.
Au matin, il appela Morgane qui ne répondit pas. Ce n'était jamais arrivé. Il sortit de chez lui et se dirigea vers la maison de son frère. Arrivé au pied de la maison, il sonna. Deux fois, trois fois, sans qu'on ne lui réponde. De la maison d'en face, la porte craqua en s'ouvrant. Armistice vivait là, il sortait pour se rendre à la salle de répétition. Comme Alejandro, il était en retard.
« Que faites-vous ici ?
- Mon frère vit ici, je n'ai pas de nouvelles de ma nièce.
- Je vous ai vus tous les deux rentrer hier soir, la mère était déjà là, le père est arrivé plus tard dans la soirée. Personne n'est sorti ce matin.
- Vous espionnez vos voisins ?
- On vit ce qu'on peut comme on peut »
Une telle réponse le déstabilisa. Armistice sortit de sa petite sacoche un pied de biche. Alejandro le regarda placer l'extrémité recourbée dans la fente de la porte et du mur, faire levier et ouvrir la porte.
« Ne demandez pas, vous ne voulez pas connaître la réponse. Et vous ne devriez pas monter non plus, Alejandro. »
Il était déjà dans les escaliers menant à l'appartement de son frère. Il avait vu dans les yeux d'Armistice cette nuance de pitié, cet affolement pathétique. Il tonna qu'on lui ouvre. Il tambourina. Ultimement, il plaça son pied au niveau de la poignée, pris son élan et enfonça la porte. Sa belle-sœur était allongée en travers du salon. Une substance blanchâtre sur son visage retint son attention. Alors il sut. Il ne prit pas même la peine de lui fermer les yeux et se rua dans l'escalier menant à la dépendance, la chambre de sa nièce. Il se saisit d'un tisonnier en passant devant la cheminée, éteinte, sur sa droite. Arrivé sur le palier servant de grenier, sur les pierres et les fossiles accumulés, il vit du sang brun. En rage il ouvrit la porte. La pièce était plongée dans le noir. Il entendait des gémissements, plutôt une longue plainte modulée, étouffée accompagnée d'un tambourinement rythmique. Il alluma la lumière. Son frère gisait au sol, le pantalon baissé, sa chemise ouverte. Morgane était à ses côtés, son visage était griffé, ses yeux gonflés, le blanc en était devenu rouge ; elle frappait de ses petits poings le nez de son frère sans intervalle. Les larmes coulant en flots sur ses joues avaient trempé son pyjama déchiré. Alejandro la souleva d'un bras. Elle enfouit son visage contre son torse et hurla. Au même moment, d'un geste gracieux, il balança le tisonnier et éclata la face de son frère, mort.
« Tonton…
- Je sais Morgane, ne dis rien. Plus tard »
Il pleurait lui aussi, sans savoir quoi dire de plus à sa nièce. Il descendit les marches en maintenant sa tête contre son torse.
« Ferme les yeux mon cœur.
- Je veux pas, je peux pas, je vois encore.
- Depuis combien de temps papa te faisait ça ?
- Longtemps
- Et hier soir maman lui en a parlé.
- Oui
- N'oublie jamais que tu ne seras, avec moi, jamais seule.»
Ils sortirent de la maison. Armistice l'avait attendu sous le porche. Il savait. Il avait dû tout entendre la veille. D'un regard, sur Alejandro, il comprit qu'il avait vu juste. Sa lâcheté l'étouffa et pour cacher l'acidité montée à ses yeux, il se retourna, traversa la rue, ouvrit la porte de son appartement, revint prendre Morgane des bras de son oncle et l'amena chez lui. La petite, amorphe, atone et aphasique se laissa faire. Alejandro appela la police. Ils arrivèrent en dix minutes, constatèrent le crime. Alejandro avoua tout, confessa qu'il était arrivé la veille, qu'en voyant son frère battre et violer sa femme, il l'avait poussé pour la défendre, que celui-ci s'était réfugié dans la chambre de sa fille. Celle-ci s'était enfuie la veille au soir, elle était, disait-il aux policiers, aux abonnés absents, son téléphone étant toujours dans sa chambre. Ils ne la retrouveront jamais.
Alors il l'avait tué, dans un accès de rage, en une réminiscence, la force des souvenirs avait mû son bras et l'instant d'après, il était mort. Il n'avait appelé que ce matin parce qu'il venait de reprendre conscience après un black-out. Ça se tenait et il fut emmené en garde à vue. Il fut condamné à cinq ans fermes et deux ans avec sursis pour circonstances atténuantes ; les viols que son frère avait perpétrés sur lui ayant été signalés par Alejandro une dizaine d'années auparavant, au grand dam de sa famille qui voyait là une simple et naturelle découverte de la sexualité. Pas de quoi en faire un drame, lui avait-il ri au nez lorsqu'il l'avait avoué à son père et à sa mère.
Allongée sur le canapé, chez Armistice, Morgane les yeux ouverts contemplait les craquelures du plafond, en suivait les lignes, les contours, les fins et les commencements. A ses côtés, le jeune homme lui tenait la main. Il avait entendu, hier soir, la petite fille hurler d'abord, la femme crier ensuite. Les coups, les voix, la fin du bruit et son recommencement. Puis ce fut l'homme qui hurla à son tour quand Morgane pour se défendre du poids de son père lui avait enfoncé les pouces dans les orbites. Elle avait serré fort, puis en collier autour de son cou, elle avait fait de même, les yeux fixés sur ses pensées, sans entendre ni autre bruit ni autre son que celui de son cœur battant contre ses tympans.
Elle reverra souvent son oncle en prison, très souvent. Jamais elle n'oubliera le feu dans ses yeux quand il la vit dans cette chambre. Plus tard elle comprendra que tonton avait vécu tout ça, et qu'à la différence de son propre cas, personne ne lui était jamais venu en aide.
En attendant le retour de tonton, elle vivra chez Armistice et changera de nom. Armistice avait d'étonnants contacts qui justifièrent administrativement la situation, faisant passer la gosse pour une enfant adoptée par le couple. Clé de voûte de leurs nouvelles vies, Armistice se mariera avec Alejandro lors de sa deuxième année d'incarcération. Il s'occupera avec soin de la petite Maria.
Vingt ans plus tard, déménagés, Armistice et Alejandro vivront dans la banlieue marseillaise, entre Allauch et la Valentine, dans les collines sauvages, loin de la ville et des souvenirs. Silencieux intermittents du spectacle, leur vie peut-être morne, leur ferrait néanmoins sens. Morgane devenue Maria choisira d'enfouir le souvenir de ce soir. Brillante étudiante, l'école de vétérinaire ne lui résistera pas. Elle travaillera ensuite au Zoo de la Barben où elle s'occupera toute sa vie des crocodiles hébergés par le parc. Doctorante en études reptiliennes, elle ne trouvera jamais l'amour.
Quelle histoire haletante ! Les personnages en sont très attachants.
· Il y a environ 8 ans ·Louve