Désobéir

David Charlier

18 juillet 1942, Nancy

Le téléphone sonnait dans le bureau austère d’Etienne Viguier. Fonctionnaire du Service des étrangers du Commissariat de Nancy, l’homme portait beau sa cinquantaine passée, en dépit des privations en vigueur depuis l’occupation des Allemands. En bras de chemise à cause de la chaleur étouffante, il décrocha en soupirant.

— Viguier, j’écoute.

— Monsieur Viguier, c’est Madeleine Kormann, la fille que vous aviez dépannée il y a un mois.

— Oui, je vois…

« Dépanner » signifiait en l’occurrence qu’Etienne lui avait fourni des faux-papiers d’identité pour qu’elle puisse échapper aux Nazis.

— Je suis à Paris, reprit la jeune femme d’une voix agitée. Je n’arrive toujours pas à y croire. Hier et avant-hier, les Boches ont emmené plusieurs milliers de Juifs dans des camions. On parle de familles entières, d’enfants ou de vieillards. La police les aidait et je ne comprends pas ce qui se passe. J’ai peur de sortir dans la rue.

— Calmez-vous Madeleine ! Où les ont-ils emmenés ?

— Au Vélodrome d’Hiver, à Drancy ou dans d’autres endroits encore, parqués comme du bétail. Personne ne sait ce qu’ils deviennent, depuis. On parle d’une opération similaire sur Nancy.

— Merci de m’avoir prévenu, je ferai au mieux. Fuyez la capitale pour vous cacher en Zone Libre.

Après avoir raccroché, Etienne relut pensivement la note de service qu’il avait reçue la semaine précédente, évoquant l’imminence d’une grande vague d’arrestation de Juifs, sous le nom d’opération « Vent Printanier ». L’intervention était prévue sur Nancy pour le 19 juillet, soit le lendemain. Il ne lui restait que peu de temps. Etienne quitta son bureau et réunit ses hommes en un temps record. Chacun d’eux avait fait de la désobéissance un crédo, pour le bien des martyrs de ce conflit, pour leur vie. Au péril de la leur, ils distribuaient faux-papiers, avertissaient d’une descente de la Gestapo, hébergeaient s’il le fallait des familles. L’enjeu était cette fois-ci aussi énorme que les risques. Tous regardaient Etienne, conscients de la tension qui assombrissait ses traits.

— La situation est grave, les petits. J’ai le pressentiment que Vent Printanier va déboucher sur quelque chose de pire que ce que nous pensions. Les opérations ont débuté à Paris et reprendront ici même dès demain. Il faut que nous prévenions le maximum des Juifs présents sur les listes, que nous les supplions de quitter la région, quitte à les aider à partir. Il va falloir mettre le paquet, garçons. Pas la peine de vous dire que le risque d’être pris par les Boches est encore plus grand que d’habitude. Je n’en voudrais à personne si l’un d’entre vous renonçait. Vous en êtes ?

Aucune défection. Tous soutenaient son regard sans faillir, prêts à suivre leur chef. Jusqu’à la mort, s’il le fallait. Etienne ne put retenir un sourire de reconnaissance.

— C’est parti, les petits ! dit-il en tapant dans ses mains.

Soirée du 20 juillet 1942, Nancy

Installé dans le salon de son petit appartement du centre, les yeux sur le bilan de l’opération, Etienne affichait un sourire satisfait. Sur les 385 Juifs menacés, il n’y avait eu que trente-deux arrestations. Si ces derniers avaient cru les avertissements qu’il leur avait donnés, ils seraient eux aussi derrière la ligne de démarcation ou dissimulés à l’abri des Nazis. Ses hommes s’étaient montrés parfaits dans leur mission de sauvetage. Certains avaient même joué le rôle du duo d’agents escortant un prisonnier dans son train, avant de lui glisser un billet pour la Zone Libre.

Les Fritz étaient furieux, bien entendu. Les Nancéens les voyaient aller et venir en hurlant sans trouver leurs proies. Un convoi vers la Pologne avait été annulé le matin même. Une traque était menée pour trouver les responsables. Etienne était passé le matin même par la Kommandantur où un officier SS l’avait interrogé pendant deux heures. Mais sans preuve, malgré une suspicion marquée, et probablement soucieux de ne pas dégrader les relations de l’occupant avec la police, l’Allemand l’avait laissé sortir.

Un début d’explication crédible circulait dans les rues de la ville : les rafles ayant débuté à Paris, il y avait de fortes chances pour que les Juifs qui étaient passés à travers les mailles du filet aient pris le temps de prévenir leurs proches qui vivaient en province. Pas assez pour la Gestapo, mais cela présentait l’avantage d’éloigner les soupçons du Service des étrangers.

Etienne, pourtant fonctionnaire très rigoureux dans son travail avant la guerre, était fier d’avoir désobéi à ces ordres qu’il jugeait injustes, inhumains et abjects. Il se bourra une pipe en regardant la voute céleste par la fenêtre. Un Juif qu’il venait de placer dans un train à destination de Dijon lui avait dit avant le départ que celui qui sauve une vie sauve l’humanité toute entière. Il se sentait heureux d’en avoir sauvé plusieurs centaines. En embrasant le tabac, il se prit à espérer que dans chaque département de France, des hommes comme lui tentaient de sauver ceux qui pouvaient l’être.

14 août 2012, Montpellier

— Et c’est ainsi qu’ils m’ont viré. Comme ça. Un entretien d’un quart d’heure et vingt-trois ans de carrière qui s’envolent. Et ils veulent porter plainte, par-dessus le marché.

Yann Viguier était profondément affecté. Il venait de récupérer ses affaires au vestiaire, avant de quitter définitivement sa boite et arrivait tout juste pour chercher un peu de réconfort auprès de sa mère, Violette.

— Tout ça parce que tu fais partie d’un groupe qui remet le chauffage aux gens qui n’ont plus les moyens de payer leur facture ? demanda-t-elle avec indignation.

— Oui. Nous savons tous que nous risquons gros en coupant les scellés pour relancer les chaudières. Mais nous estimons que c’est notre devoir. Tu sais, la Resolen n’a plus de solidaire que le nom.

— Régie Solidaire d’Energie… Peut-être à l’époque, mais aujourd’hui elle doit être surtout solidaire avec ses actionnaires. Tu aurais pu tout de même nous en parler, de ces actions. Tu vas faire quoi, maintenant ?

— J’en sais rien, Ma’… Je vais m’inscrire sur la liste des demandeurs d’emploi et espérer.

Son père, Lucien, entra dans la pièce au moment où ils finirent leur tasse de café. Quand le retraité vit la tête d’enterrement que son fils faisait, il fronça les sourcils.

— Salut fiston, tu as une drôle de mine. Un problème avec Muriel ou les enfants ?

— Non, Pa’, et je ne sais pas si c’est mieux… Je viens de perdre mon job. Assieds-toi, je vais t’expliquer pourquoi. J’ai caché à tout le monde pas mal de choses, en marge de mon boulot. Cela risque de ne pas te plaire, mais de toute façon tu vas le savoir par la presse d’ici le procès.

Et il raconta tout : les récupérations des listes de clients débiteurs, les opérations nocturnes pour leur rétablir le chauffage, le jeu du chat et de la souris avec les policiers et la direction de la Resolen. Jusqu’au flagrant délit, une semaine auparavant. Avec trois de ses camarades, ils avaient été piégés par un faux-client ajouté sur une liste. Quand ils sont arrivés, les flics les attendaient.

Contre toute attente, au lieu de crier à l’inconscience, Lucien regarda Yann avec beaucoup de fierté. Ses yeux laissèrent couler quelques larmes sur ses joues ridées. Cela inquiéta soudain Yann :

— Papa, tout va bien ? Tu as compris ce que je t’ai dit ?

— Non seulement j’ai compris, mais je suis admiratif devant le courage que tu as eu, d’oser désobéir. Moi, je ne l’ai jamais eu, ce cran. C’est toi la vraie relève des Viguier. Aujourd’hui, on te crache dessus, mais qui sait si l’Histoire ne te donnera pas raison…

— Je ne comprends pas… De quoi parles-tu ?

— A moi de te raconter une histoire : celle de ton grand-père, Etienne. Tu ne l’a pas connu, mais lui aussi aurait été très fier de toi.

— Il y a un rapport avec moi ?

— Plus que tu ne le penses… C’est l’homme qui m’a enseigné dans mon enfance que la désobéissance au travail est un parcours semé d’embuches et dangereux, mais que cela devient parfois nécessaire pour le bien de l’humanité. Chemin que je n’ai jamais osé emprunter, mais dans lequel tu es entré, exactement 70 ans après lui. Ne t’inquiète pas pour l’avenir, il est devant toi désormais…

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