Deux ombres
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Deux ombres
Noa détaillait Selim du coin de l’œil. Dans ce vestiaire miteux, d'autres étudiants bavardaient comme de gais lurons et commentaient le match de foot qui venait de s’achever. Seul Selim était silencieux. Dans son coin, près de la porte, il enleva son tee-shirt pour le remplacer par un autre plus ample. Malgré la vitesse phénoménale de son geste, ce ne fut pourtant pas assez et Noa eut le loisir de détailler son camarade. Il était fin, vraiment très fin, avec des jambes fuselées interminables et une peau d’une couleur croquante. Un gros bleu violacé ornait le haut de sa hanche, près de l'aine, épousant la forme de son ventre. Noa détourna les yeux en plissant les paupières, honteux d’avoir pu laisser errer son regard sur un type comme lui et embarrassé d'avoir surpris cette douleur sur son corps. Selim était à part, trop différent pour être accepté par les autres. Rien que ses yeux étaient trop verts pour être normaux …
- Alors, tu traînes l’étranger ?
L’injure fusa de la droite de Noa et les rires jaillirent des gorges. Ainsi, pour effacer son égarement fugace, le jeune homme leva la tête, sourire en coin. Il serra les poings, s’enorgueillit, fier comme un coq et sa voix rejoignit celle des autres. Tous se moquèrent de lui de concert. D’un calme olympien, en réalité résigné, Selim sortit du vestiaire.
*
Noa fut le dernier à quitter le stade, comme d’habitude. Il aimait flâner et prendre son temps pour contempler ce terrain désert, entouré de gradins vides. Cela le rendait profondément serein. Sur le chemin du retour, il croisa une bande de filles qui le dévora du regard. Il les dédaigna, passant à côté d’elles, superbe et indifférent. Leurs chuchotis le poursuivirent jusqu’à la sortie du stade. Il savait qu’il faisait fondre les foules avec son charme d’acteur de cinéma et son air de petit ingénu : Noa était grand, musclé-mais-pas-trop, des mèches blondes tombant sur des yeux d’une belle couleur azure et une peau pure comme Blanche-Neige. Les clichés s’entassaient sur son corps, à côté des soupirs de pâmoison de certaines filles. Noa était beau et il ne l'ignorait pas. Il aimait le foot et la bière, il aimait draguer mais ne faisait pas le salaud. Il méprisait les filles faciles et souhaitait la paix dans le monde. Il évitait de se poser trop de questions, surtout celles qui remettait en question tout les stéréotypes et les lieux communs qui le composaient. Pour lui, un homme viril était un conquérant et ceux qui disaient le contraire n'étaient que des moins que rien. De plus, il n’aimait pas trop les étrangers, eux qui pullulaient dans leur pays et leur volaient leurs boulots. Petites racailles ! Pourtant, il n’était pas raciste, pas pour deux sous. Il avait même un ami noir, il travaillait à l'usine. Selim était le seul étranger de son école qui étudiait la finance. En y réfléchissant, Noa se rendit compte que c’était le sujet à l’origine de la plupart des colères du jeune homme. C’était un enfant du soleil, chez lui c'était une autre langue qui chantait. Il venait d’ailleurs. Sa peau matte, son impulsivité et les mystères l’entourant en faisait une cible parfaite pour les individus comme Noa.
Ce dernier continua sa route, orientant ses pensées vers des choses plus légères comme la petite jupe verte de Vanessa. Il finit par arriver devant les portes de son école et sortit son téléphone pour envoyer un texto avant que son père n'arrive. Sur le trottoir d’en face, Selim était négligemment appuyé contre le mur et il fixait le sol, perdu dans son monde. Noa était persuadé, en toute objectivité, que sans son passé et ses origines, la situation aurait été différente. Après tout, il était plutôt agréable à regarder avec ses cheveux bouclés d’un noir profond et ses yeux verts étaient limpides, d’un vert pur, très clair. Noa le savait, le premier jour de classe ils s’étaient jaugés du regard. Selim ne connaissait pas encore les règles de la petite ville et lui avait tenu tête. Son insolence tranquille l’avait déboussolé et Noa avait fini par détourner les yeux, peu habitué à la résistance. Ce souvenir restait gravé dans sa mémoire malgré les mois écoulés, peut-être même qu'il n'oublierait jamais cette rébellion émeraude qui lui avait coupé le souffle. Aujourd’hui, c’était un jeune homme maigre qu’il contemplait, au visage renfermé et dur, des bleus cachés sous les tissus de ses vêtements. Pourtant, il n’était pas tombé, il ne s’était pas brisé devant les yeux de ses tortionnaires, devant ses yeux. Il restait là, jour après jour, indomptable, imperturbable et mutique. Il restait plongé dans des études qu'il réussissait brillamment. Cela avait provoqué des hurlements de rage chez ceux qui faisait tourner cette école. Une tête de turc qui ne flanchait pas n’était pas une bonne tête de turc, il fallait y aller plus fort ! Encore plus fort ! Toujours plus fort ! Ils l’avaient mis au ban et au ban il resterait.
Son père klaxonna soudain, ce qui le ramena brutalement sur terre. Selim leva les yeux et les ancra dans ceux de Noa qui le dévisageait toujours. Duel visuel, mêlant désir de comprendre, de pardonner, de s’ouvrir, de parler … Désir, tout court. Noa avait la tête qui tournait. C’était horrible et grisant à la fois. Son cœur défonçait sa cage thoracique mais il garda le regard enfoncé dans celui de son adversaire, à s’en brûler les pupilles. Avec surprise, ce fut Selim qui se détourna. Lui. Noa ne délirait pas : son plus coriace adversaire venait de capituler ! Il aurait du en sauter de joie, fanfaronner et hurler sous tout les toits qu'il avait gagné ! Tout en s’asseyant à l’avant de la berline, à côté d'un père distant, il se demandait pourquoi il se sentait si bizarre. Il ne se retourna pas.
*
Le lendemain, il se sentait toujours aussi drôle, sans raison. C'était déstabilisant et il aurait voulu oublier. Ses amis le laissaient tranquilles, pensant à une énième dispute entre ses parents ou encore à une de leur absence habituelle. En classe, il s’installa au fond de la pièce et s’affala sur sa table pour réfléchir. Il ne faisait que ça depuis hier, réfléchir. Le pourquoi, le comment et le quand ; tout s’emmêlait et il avait envie de dormir. Selim s’assit à la table voisine et ne bougea pas, malgré les menaces chuchotées. Il n'était pas à sa place. Le professeur ordonna le silence d’une voix de ténor et il l'obtint rapidement. Noa regarda en coin le jeune homme sortir ses affaires, semblant ignorer totalement son geste inconsidéré.
- Bonjour, murmura ce dernier en lui rendant son coup d’œil.
Le jeune homme bondit, tout à fait réveillé et stupéfait. Une lueur de crainte pouvait même se deviner sur ses traits.
- Noa, ferme la bouche s’il te plait. Je serais bien triste si tu t’étouffais avec une mouche, lui lança le professeur.
La classe ria avec joie à cette boutade, véritable rituel scolaire de détente universel. A contrario, Selim ne bougea pas d’un cil, véritable statue de marbre. Puis soudain, un rayon dansa ! Ses lèvres se relevèrent légèrement, ses yeux plissèrent. Ce fut éphémère et en un battement d'aile, le calme revint, emportant avec lui le sourire du jeune homme. Le cours commença et chacun prit des notes, studieusement. Chacun dans sa bulle.
Les heures passèrent et la journée se déroula ainsi : Noa s’installait au fond, et Selim prenait la table à côté, sans qu’aucune parole ne fut échangée. Drôle de ballet.
*
Le vent faisait voler son écharpe et giflait sa joue glacée. Aujourd’hui, Noa allait à l’église à pied et il mourrait de froid. Dans ses oreilles, un vomissement de paroles rythmées auquel il ne prêtait guère attention. Il voulait du soleil et de l’embrasement, il ne pouvait plus supporter l'hiver, cela le rendait fou ! Perdu dans ses pensées, il n’aperçut pas la silhouette en face de lui et la percuta. Un poireau s’arrêta devant sa chaussure. Bafouillant de pauvres excuses, le jeune homme le ramassa et faillit le relâcher lorsqu'il reconnut la personne qui lui faisait face, les bras chargés de courses dont certaines gisaient à terre.
La musique dans ses oreilles. Le vent froid sur sa peau. Ces yeux lumineux qui le détaillait.
Sa tête lui tournait et il eut un geste de recul, à peine visible. Il eut chaud, puis soudainement le froid reprit ses droits. Noa rassembla maladroitement les provisions qui étaient tombés et les remit dans le sac qui, lui aussi, avait atterrit à terre. Le jeune homme concentrait toute son énergie à dissocier objets qu'il tenait et le corps qui les possédait, en vain. Selim n’avait pas bougé. Face à face, les deux adolescents se jaugeaient. Une cohorte d’anges passa. La bête cherchait le piège et le chasseur dégaina un sourire, reprenant contenance.
- Tu vas où ?
- Chez moi.
Silence.
- C'est à côté de la bibliothèque.
- C’est sur mon chemin.
Ils marchèrent côte à côte, chacun portant un sac. Noa écoutait toujours la musique et regrettait sa stupide réaction. Il regardait continuellement à droite et à gauche pour vérifier s’il ne voyait aucune connaissance. Il jouait sa réputation et son prestige pour aider un paumé, un cas social. Selim marchait normalement, d’une neutralité et d'un calme à toutes épreuves. Il préférait ne pas parler, pour ne pas faire fuir Noa et le déstabiliser encore plus. Ils finirent par arriver devant l’église.
- Je m’arrête ici.
Selim hocha la tête et tenta d'arranger son paquet pour faire une place à celui qui allait arriver. Noa ne fit pas un geste pour l’aider et attendait avant de pouvoir se décharger de son paquetage. Selim sourit, comme la dernière fois en cours. Il eut un dernier geste de la tête et tourna les talons, empruntant la rue adjacente. Il neigeait doucement.
Noa entra dans l’Eglise et trempa machinalement ses mains dans l’eau bénite.
- Au nom du père, du fils et du Saint-Esprit, chuchota-t-il.
Il s’inclina rapidement et alla s’installer à sa place favorite, dans un coin un peu dérobé. Il attendait son confesseur les mains jointes en admirant les merveilles de son église, les couleurs des vitraux, les statues du Christ, les tableaux et leur douleur. Une main familière sur son épaule le ramena sur terre. Il salua le prêtre et le suivit.
Quand Noa sortit, il neigeait toujours. Les flocons tombaient avec force, tellement froids qu’ils en devenaient mordants. Il reprit le chemin de chez lui et, lorsqu’il dépassa l’épicerie, ses poings se serrèrent instinctivement dans ses poches.
*
Le week-end passa avec langueur. Etudes de dossiers financiers, musique, ordinateur, musique, télé, manger, dormir. Noa détestait les week-end sans samedis soirs enfiévrés, surtout quand ses parents étaient absents. Il n’aimait pas la solitude et ne savait jamais quoi faire de ses pensées. Il mit alors un point d'honneur à occuper son esprit et il inventa un plan infaillible pour capturer une proie féminine dans ses filets. La chasse lui manquait. Histoire de faire d'une pierre deux coups, il se dit qu'il allait enfin pourvoir réaliser ce qui lui trottait dans l’esprit. Un sourire carnassier éclaira son visage.
*
Le lundi matin, Noa se dirigea vers l’entrée de son école d’un pas décidé. Selim était appuyé contre le mur, comme à son habitude. En le voyant arriver, il fit mine de se redresser mais le jeune homme lui passa devant, sans un regard et il se dirigea vers une jeune fille brune. Avec assurance, il lui attrapa la main et l’attira vers lui. Il l’embrassa avec passion. La foule, ravie, se mit à applaudir et les potins commencèrent à faire leur bonhomme de chemin. La main de sa nouvelle toujours emprisonnée dans la sienne, il lança un coup d’œil à Selim, pour vérifier, pour avoir la preuve. Ce dernier le regardait bizarrement et il semblait s’être ratatiné contre son petit mur. Noa entra dans l'établissement, se pavanant comme un conquérant, une magnifique jeune femme gloussant à son bras.
Comme d’habitude.
Cette situation dura un bon moment. Tous les matins, le baiser devant la machine à café. Toujours le même pas de vainqueur, cette même assurance tranquille face au regard de plus en plus brûlant de Selim. Noa se comportait comme une ordure : il embrassait sa copine langoureusement à n’importe quel moment, surtout quand l'ombre de Selim était dans les parages. Il disait à tout ceux qui voulaient l'entendre que cette fille était sublime en sous-vêtements et que, le soir même, elle viendrait chez lui. Il allait conclure ! Cela déclenchait l’hilarité de tous ses amis et le jeune homme en était très fier. En classe, Selim s’installait devant et Noa sentait ses tripes se déchirer à chaque fois qu’il regardait ces épaules basses.
*
La lune brillait ce soir là, souveraine dans son ciel, seule témoin de la perdition de Noa. Le corps parfait et nu de sa copine alanguit sous lui, ses gémissements qui tambourinaient dans son crâne. Grimaçant, il serrait les poings sur le matelas. Elle ne le voyait pas, heureuse qu’elle était, ondulant comme une sirène sous ses coups. Noa n’arrivait presque plus à respirer, il s’éloignait un peu plus d’elle à chacun de ses soupirs d’extase. Sa peau lui semblait de glace, il mourrait de froid dans cette pièce, ce huis clos étouffant. Que lui arrivait-il ? Que lui arrivait-il bon sang ?
Il avait eu l'impression que cette étreinte avait été interminable. Les yeux fixés au plafond, il n’osait bouger de peur de réveiller la créature accrochée à son épaule. Il avait peur de dormir car dès qu’il fermait les yeux, il voyait une tempête de neige et, perdue dans les rafales, une silhouette. Qui était-ce ? Il ne voulait pas le savoir mais ses larmes lui hurlaient la vérité.
*
Selim était assis dans les gradins du stade. Il avait refusé de jouer, prétextant avoir mal à la jambe. Les autres ricanèrent mais il s’en fichait. Noa n’était pas là. Il avait entendu des bruits de couloirs dire qu’il avait rompu avec sa copine ce matin, en sortant de chez lui après une nuit torride. Ils étaient restés ensemble à peine un mois. Cela ne ressemblait pas à Noa qui avait la lubie de croire que quatre mois et demi était nécessaire pour que chacune des parties se sente respectée, théorie partagée par un grand nombre d'étudiants de leur école. Pourquoi venait-il de briser sa réputation de garçon idéal ? C’était la question qui flamboyait sur les lèvres et les yeux des commères, vives, qui bondissaient d’un détail à l’autre pour tenter de comprendre. Selim avait choisit un poste d'observation élevé et attendait que le jeune homme surgisse. Ce dernier finit par entrer sur le terrain, pâle et les yeux cernés. Ses amis le questionnèrent du regard mais il secoua la tête. Perdu dans son humeur maussade, il ne remarqua pas la silhouette sombre qui le dévisageait. Selim avait perçu le fragile sourire désabusé qui s'était faufilé sur le visage du jeune homme lorsque ses camarades l'avaient noyé de questions et cela l'avait inquiété. Ces derniers temps, il observait souvent Noa à la dérobée, cherchant à comprendre sa distante soudaine depuis leur rencontre fortuite dans la rue. Il avait déjà aperçu de la tristesse sur ses traits et ses oreilles discrètes lui avaient appris qu'il y avait une cause familiale derrière tout ça. Toutefois, cette tristesse n'était pas celle qui nimbait aujourd'hui ses traits, c'était plus profond, plus sourd. Noa se craquelait.
*
- Qu’est ce qui m’arrive ? Pourquoi je suis comme ça bordel ? Je me traîne depuis une semaine, comme une loque … Merde !
Noa tapa de son poing le mur de son église. Furieux, il prit de l’eau bénite et s’en aspergea, grommelant l’usage habituel. Il s’installa à l’écart, la tête dans les mains. D’habitude, il ne venait pas à l’église ce jour-là mais il avait besoin du calme de l’édifice. Il avait besoin de comprendre et de s’isoler, il avait besoin de réponses. C’était pour cela qu’il avait séché les cours, seul, pour la première fois depuis longtemps. C'était pour cela qu'il courrait dans les rues, fuyant un démon qu’il ne voyait même pas. Ou qu’il ne voulait pas voir. Après tout, où était la différence ? Les yeux au plafond, le corps abandonné sur un banc en bois, Noa essayait de démêler les questions qu'ils n'osaient se poser.
- Noa ...
Le jeune homme se retourna violemment et se retrouva nez à nez avec de grands yeux verts.
- Toi ! Dégage !
La haine avait pris de cours Selim, qui recula. Son regard s’assombrit. Face à lui, Noa s'était levé brusquement, le corps contracté en position de défense.
- Tout doux ! Je ne viens pas pour te faire la guerre.
- Alors pourquoi t’es là ? Hein ? Pour te foutre de moi ?
- Non.
Noa rageait intérieurement de voir le calme qui irradiait de son camarade. Sa fureur s'en trouvait décuplée.
- Tes cheveux puent le tabac froid, ta peau est cadavérique et tes cernes semblent chaque jour de plus en plus profondes.
- Et qu’est ce que ça peut bien te foutre ?!
- Rien. Je pensais juste …
- Tu penses mal ! coupa-t-il d’une voix hargneuse. Qui est-ce qui t’a autorisé à me parler hein ? Etranger ! Enfoiré ! Connard !
Noa se jeta sur le jeune homme et lui attrapa le col avec force, le secouant comme un prunier.
- Salaud, continua-t-il à articuler, le visage à deux doigts de son adversaire. Salaud ! Salaud !
Selim se dégagea d’une bourrade et le fixa. Toujours aussi calme. Il encaissait toujours sans un mot, de marbre.
- N’est-on pas dans la maison de ton Dieu ?
Noa resta mutique, les poings tremblant de fureur. Sa mâchoire était douloureuse tant elle était contractée. Il suffisait d'un geste, d'un mot oublié et le jeune homme exploserait.
- Tu sais quoi ? Laisse tomber ! Je croyais … Je pensais … Mais tu as peut-être raison, je dois mal croire.
Selim tourna des talons. Noa était toujours debout, chancelant et essoufflé, regardant cette silhouette s'éloigner de lui. Devant la porte ouverte, celle-ci se retourna. Son corps se découpa à contre-jour et il ne put distinguer son visage.
- Juste … Fais attention à toi. Je ne suis pas le seul à être inquiet.
Et il partit.
Noa se sentit subitement seul, horriblement seul. Il avait besoin de quelque chose néanmoins il ne le savait même pas quoi. Il se laissa choir brutalement sur un banc, comme une marionnette dont on aurait coupé les fils, et se mit à pleurer.
Il resta plus d’une heure assis comme un paumé, à pleurer comme un ruisseau. Noa n'était pas censé réagir comme ça, il détestait les hommes qui réagissait comme ça ; lui, c'était l'image d'Epinal du bel homme viril à laquelle il s'identifiait. Quand il sortit, le soleil du début d’année l’aveugla et il n’avait qu’une envie : rentrer dans sa chambre, baisser les volets et se réfugier sous sa couette. Ce qu’il fit. Et le lendemain aussi. Et même le surlendemain …
*
C’était le jour de l’Eglise et il était seul. Ses parents, comme toujours, étaient en vadrouille : au boulot, en train de se disputer, de s’éclater dans une chambre d’hôtel … Il ne le savait pas et s’en fichait royalement. Il s’habilla lentement et chaudement car dehors, les flocons brillaient dans le soleil levant.
Déambulant dans la rue, comme au ralentit, il ne faisait pas attention aux éventuels passants qui le bousculaient. Profondément concentré, il remonta le fil de ces dernières semaines afin d'éclaircir son esprit. Tout venait de cette fille, avec qui il était sortit. Pourquoi d’ailleurs ? Parce qu'il voulait blesser Selim et puis parce qu’il voulait de la chaleur et de l’embrasement. Avait-il trouvé ce qu'il cherchait ? Non. Ce n’était pas la bonne personne. Quand ils avaient couchés ensemble, ses mains lui avaient semblé lourdes et il avait eu envie de déchiqueter ce corps à qui il faisait l’amour comme un noyé.
Les écouteurs dans ses oreilles vomissaient de la musique étourdissante. Il alluma avec peine une cigarette à cause du vent qui fouettait la ville. Des notes de piano, une envolée, son cœur qui se serrait. Au détour d’une rue, quelqu’un le héla.
- Je viens avec toi.
Noa hocha la tête et continua, sans un mot, sans même lever son visage. Il n'en avait pas besoin. Il remarqua à peine qu’ils ne se dirigeaient pas vers l’Eglise. Il avait envie de marcher, de marcher jusqu’au bout du monde, sans se retourner. Selim ne disait rien, il le suivait, les mains fourrées dans les poches de son manteau. Ils firent le tour du quartier et le jeune homme ne semblait pas vouloir s’arrêter. Ils quittèrent l'avenue principale peu fréquentée, s'engouffrant dans une rue adjacente, étroite et déserte. Il était trop tôt, il faisait trop froid … Qui serait de sortie, à part un garçon déchu et une silhouette de silence ? Subitement Noa s’arrêta et glissa contre un mur. Il ramena ses genoux contre son torse, les entourant de ses bras. Selim s’accroupit devant lui, le regardant dans les yeux. Une drôle de chaleur les entourait, comme s’ils étaient protégés du vent glacial. Quelque chose d’insaisissable était en train de se tisser entre eux.
- Ce n’est pas à cause de la fille.
- Non. C’est à cause de moi. Je suis un raté.
- Non. Tout le monde a le droit de perdre son souffle.
- Je n’ai pas perdu mon souffle. Je … j’ai perdu ma chaleur. Je … en fait …
Selim ne le quittait pas du regard, l’encourageant à continuer.
- J’ai perdu ma chaleur, murmura Noa en baissant la tête. C’est ridicule hein ? Quand je me lève le matin, j’ai froid. Toute la journée j’ai froid, qu’importe l’épaisseur de mon pull ou de ma veste. Le soir j’ai froid. Et la nuit, c’est pire … J’en crève ! Malgré le chauffage, malgré les couettes. Je ne sais pas pourquoi, je ne comprend pas. J’ai froid Selim, j’ai froid …
C’était la discussion la plus longue et la plus posée qu’ils avaient eu depuis qu’ils se connaissaient, ou plutôt depuis qu'ils se croisaient. Noa ne pouvait pas dire qu'il connaissait le jeune homme à ses côtés. Pourtant, c'était cet inconnu déglingué et marginal qui cherchait à l'aider, pas ses amis. Ce constat l'attristait. Tête basse, il luttait avec force contre les larmes qui voulaient surgir. Selim approcha avec douceur sa main du jeune homme prostré. Il lui releva le menton et continua à le regarder. En silence. Ses doigts, légers, ôtèrent une poussière imaginaire sur le bout du nez de Noa. Ce dernier n’esquissa pas un mouvement, restant tel qu’il était, telle une statue de glace écaillée. Il ne bougea pas plus lorsque Selim se pencha délicatement vers lui. Leur espace vital respectif se réduisait. Leur champ de vision aussi. Noa leva la tête et fit face à son comparse. Il ne voyait plus que deux grands yeux verts, qui approchaient. Inexorablement.
Lorsque Noa se réveilla le lendemain, il était tout engourdi. Une douce chaleur l’envahissait. Il souriait.
*
Devant l'école, il se remit à saluer avec force toutes les personnes qu'il croisait. Ces derniers répondaient avec enthousiasme, ravis de l’avoir enfin retrouvé et les filles soupiraient de nouveau lorsqu’il riait. Selim, lui, restait à part. Rien n'avait réellement changé, il y avait toujours des moqueries, toujours du silence et de la distance. Toutefois, au moment où chacun prenait sa place à l'arrière de la classe, pendant ce bref instant, ils se regardaient. Selim lui accordait toujours un de ces légers sourires, presque imperceptibles, dont il avait le secret et cela donnait à Noa la force de continuer sa journée.
Ce fut une drôle de période qui commença. L'école, ses cours, ses chiffres et la carrière qui se dessinait. Les journées étaient monotones. Les regards en classe, bousillaient leur cœur d’impatience. Ils avaient un tel empressement à courir, le soir, vers leur lieu de rendez-vous, caché du regard. Leurs baisers fiévreux. La peau matte de Selim que Noa dévorait. Leurs regards lumineux et leurs rires. La chaleur de leur corps-à-corps. Cette chaleur qui suivait Noa, même lorsqu’il était au fond de son lit, seul dans sa maison abandonnée. Il y avait aussi l’Eglise et les prières qui devaient faire éclater le ciel tellement Noa les envoyait avec force. Et les jours s’enchaînaient ainsi, telle une farandole féerique.
*
Pourtant ce qui devait arriver arriva : les normes réclamaient leurs droits. Noa avait honte, avait peur et fuyait leurs entrevues. L'Eglise le harcelait continuellement sans le savoir, le quotidien aussi. Partout des insultes envers les homosexuels, partout cette haine que le jeune homme n'arrivait pas à accepter qu'elle puisse se diriger contre lui. Il changeait et le monde devenait plus cruel envers lui. Selim redevenait de plus en plus effacé et Noa de plus en plus pâle. Comment se retenir ? Comment ne pas le serrer dans ses bras quand ses yeux verts, empreints de tristesse, se posaient sur lui ?
- Je crois qu’on peut plus continuer Selim …
Le corps frêle qu’il tenait dans ses bras frissonna.
- Je sais.
La voix de son ami se brisa. Les arbres, sous lesquels ils s’étaient assis, les cachaient depuis le début de leur relation et ils allaient en cacher la fin. Le silence. Aucun d’eux ne bougeait.
- Après tout, c’est toujours toi qui a raison non ? Ajouta Selim, glacial. C’est toi le chef et dès le départ tu me l’a fait clairement comprendre. Avoue qu’au fond de toi, lorsque tu me vois, tu penses à « étranger » avant « ami », la « pédale » avant quoi que ce soit. Tu vois, je ne parle même pas d’amour, même pas d’amoureux ... Qu’est ce que tu en penses Noa ? N’ai-je pas raison ?
Noa ôta ses mains de la taille du corps vibrant de son compagnon. Il n’arrivait pas à répondre, ses tripes étaient en feu.
- Je le savais ! Je le savais ! Lâcha avec fureur Selim. Tu t’es foutu de moi ! Depuis le début ! Ce n’était qu’un jeu n’est-ce pas ? Tes sourires, tes peurs, tes coups et ton appel au secours ! Une mascarade bien ficelée que tu raconteras à tous tes potes ... Ah, qu’est ce que vous allez vous marrer ! Quelle bonne partie de rigolade tu vas offrir à l'école toute entière ! Se moquer du pauvre type que je suis !
Noa était horriblement gêné. Il avait envie de le saisir par les épaules et de le secouer, il voulait lui dire que ces mots ne reflétaient pas sa réalité. Néanmoins il n'arrivait pas à esquisser un geste. Son ami lui faisait face, debout, la poitrine se soulevant avec force.
- Non, non, il n’y a pas que ça … Il y a autre chose. C’est Lui hein ? Ton foutu Dieu qui te retourne le cerveau ! continua-t-il, le poussant dans ses derniers retranchements.
Cela marcha car, à ces mots, Noa se leva violemment, les cheveux blonds en bataille, le corps crispé et le temps remonta en arrière. Face à face, engagé dans un duel visuel, rempli de haine.
- Ta gueule, tu ne peux pas comprendre, siffla-t-il.
- Je peux pas comprendre parce que je suis pas d’ici c’est ça ? Parce que je ne suis pas né sous ton soleil ? Que je déteste le foot et préfère les hommes ? Aller, dis-le petit con, dis-le ce qui te brûle les lèvres ! On verra qui est le plus fort !
- Tapette ! Tafiole ! Hurla Noa.
Il se jeta sur lui et décocha une droite. Selim encaissa et ripostant avec fureur. Un affreux pêle-mêle commença, tout deux répondant coup sur coup. Mais Noa avait l’avantage physique et, quand il se releva, son ami était à terre, le nez en sang et les yeux brillants.
- Tu vas faire quoi hein ? Pleurer ? ironisa le jeune homme.
Il tourna les talons et s’en alla, laissant Selim là où il était. Il voulut partit dignement, comme dans les films mais ses mains, ses jambes, son cœur tremblaient. Sa tête tournait. Il se mit alors à courir, ignorant les cris derrière lui qui tentaient de le retenir.
*
Le lendemain, Selim ne vint pas en cours. Noa sentit alors ce froid grignoter ses orteils. Le froid que Selim avait fait fuir. Deux heures plus tard, une fille était pendue à son bras.
Le climat à l'école se détériorait de plus en plus. Perdu dans sa relation, Noa n'avait pas constaté que les injures racistes pleuvaient plus facilement qu'auparavant. Le jeune homme ne tentait plus rien pour arrêter ses camarades et préférait se cantonner à une passivité complice. Les élections prochaines avaient fait renaître les braises des haines ancestrales et certains rêvaient à un avenir différent où étrangers, homosexuels et femmes pourraient enfin se taire. Un avenir où ils seraient les seuls à pouvoir s'exprimer et changer le monde. Ces jeunes adultes là se heurtaient avec violence à ceux plus modérés, qui se faisaient de plus en plus rares. La haine s'insinuait et sortait des bâtiments scolaires, elle contaminait toute la ville et semait le silence. Seule la survie primait, qu'importe s'il fallait la fermer, qu'importe les idéaux.
Noa ne savait plus quoi en penser et il se contentait d'observer, à l’écart, embrassant à en perdre haleine sa copine. De la chaleur, il avait besoin de chaleur ! Il commençait à avoir vraiment froid, tout le temps, inexorablement. Puis il changea, une autre fille, et encore une autre. Elles s’enchaînaient toutes à son bras.
Noa changeait, il le savait. Cette gêne qu'il ressentait envers des idées qui normalement étaient les siennes en était une illustration limpide. Ces bouleversements étaient-ils liés à ces affrontements qu’il y avait un peu partout en ville, ces violences où Selim baladait sa frêle silhouette ? Lorsqu’il venait en cours, il y avait toujours des bleus sur son corps et des pansements quelque part. On crachait sur son passage, on le bousculait, on le frappait, on le marginalisait d'autant plus. En classe il se réfugiait au fond, mais plus à côté de Noa. Ce dernier avait l'impression de contempler un autre garçon, un être désabusé, errant. Selim devenait insolent et sortait les poings dès le premier coup d’œil de travers. Il se bagarrait de plus en plus et ses adversaires le laminait par leur nombre. Ses yeux n’étaient plus lumineux comme avant, ils étaient brûlants de rage et d’amertume.
A l’Eglise, les mains jointes, Noa Lui demandait ce qu’il s’était passé et pourquoi tout s’était enfui en si peu de temps, par sa faute.Pourquoi ne réagissait-Il pas ?
- C’est à cause de lui hein ! hurla soudain une voix.
Le prêtre et les quelques fidèles présents se retournèrent. Noa, après un bond de surprise, dévisagea cette apparition qu’il ne reconnaissait plus : essoufflé, les habits déchirés, le genoux en sang, la pupille dilatée et flamboyante. Selim marcha à grands pas vers lui et le saisit par le col.
- A cause de Lui que je deviens fou chaque jour un peu plus ! A cause de Lui que t’a foutu le camp ! Si tu Lui fais si confiance, demande Lui pourquoi je ne peux plus me promener sans recevoir de coups ! Pourquoi je dois être continuellement sur mes gardes, un couteau de cuisine dans ma poche ! Demande Lui, à ce Dieu d’amour et de paix, pourquoi mon quartier et mon cœur saignent !
Il stoppa sa tirade, se rapprochant de plus en plus de Noa qui esquissa un geste de recul. Leurs visages étaient si proches que ce dernier sentait le souffle de son ami sur ses lèvres.
- Bouge pas, susurra Selim. Je n’ai pas fini.
Mais aucun mot ne coula de sa bouche. Ils restèrent à se regarder, en silence. Autour d’eux, les gens tentaient de comprendre ; le prêtre baragouinait de vagues paroles de calme à leur encontre, sans oser s'approcher. Les murmures accusaient l'étranger de troubler le calme de l'Eglise et les garçons en étaient conscients..
- Ma vie était pas déjà assez naze, il a fallu que tu pointes ta gueule de garçon sage, reprit Selim à mi-vois. T’as tout foutu en l’air Noa, tout. Tout !
Selim le projeta brutalement à terre et courut vers la sortie, sans un regard en arrière. Noa n’avait pas bougé, tétanisé. Il se laissa aller contre le plancher de pierres froides et frissonna d'autant plus. Il devina plus qu'il ne vit une foule faire cercle autour de lui et il sentit une main prendre la sienne. Il y avait dans l'air de la pitié, du réconfort mais aussi une désapprobation forte. Qu'importe. Une larme coula sur sa joue glacée.
*
Ce froid minait Noa, le tuant à petit feu chaque jour davantage. Que devenait Selim en ce moment même ? Était-il en train de brûler une voiture pour avoir le droit d’exister ? Qu’allaient devenir sa chaleur et sa douceur après cela ? Le moindre geste que faisait Noa lui rappelait son fantôme. Lorsqu’il s’habillait, il sentait les mains légères de Selim pianoter sur son torse. Des fragments de rires. Il avait complètement quitté cet image de garçon macho, il n'arrivait plus à se regarder dans un miroir quand il l'endossait car le souvenir de ses propres violences envers Selim lui revenait avec brutalité. La culpabilité le rongeait. Il avait arrêter d'enchaîner les conquêtes et il s'était séparé de ses amis. Il continuait d'aller à l'école, se raccrochant à un semblant de routine et de cadre qu'il arrivait à attraper lors des cours de mathématiques. Toutefois l'établissement était vide, tout se passait dehors. Même les professeurs n'étaient pas là, prenant chacun leur position et se déchirant dans des rings hors de portée. Noa découvrit alors avec amertume que la réalité de ce corps de métier n'était pas aussi enchanteresse qu'il le désirait. Mais après tout, comment pouvait-il attendre des autres une réaction qu'il n'avait même pas le courage d'avoir ? Et tout ces jeunes du même âge que lui, le visage défiguré par leur dégoût et leur phobie ... Comment pouvait-il leur en tenir rigueur, lui qui, il y a encore quelques semaines, hurlait avec la même passion ces insultes agressives ?
*
Il n’en pouvait plus, il se craquelait beaucoup trop. Il devait le voir ! Le toucher, l’embrasser, le frapper … Faire quelque chose ! Il était confiant, il savait que s’ils se parlaient, tout s’arrangerait, c'était obligé. Noa entama ses recherches, longues et difficiles car il refusait de s'approcher d'un quelconque groupe. Il ne voulait pas retomber dans la folie ni dans l'inconnu. Il alla directement au domicile de son ami, tambourinant sur la porte afin que quelqu'un daigne s'ouvrir. Ce fut une femme qui apparut dans le mince espace d'une porte à peine entrouverte. Peut-être sa mère. Elle eut peur quand elle vit sa peau, elle avait certainement peur qu'il vienne lui faire du mal. Il tenta rapidement de la rassurer en disant qu'il était un camarade de Selim, qu'il voulait le retrouver. Noa butait sur les mots, ses phrases étaient hachées et faiblardes. La femme ouvrit la bouche, comme pour lui répondre, mais derrière elle surgit un homme d'un grande stature au regard dur. Quand il vit le jeune homme blanc sur son palier, il hurla et le menaça. Noa prit les jambes à son cou.
Il apprit plus tard que Selim avait été admis à l’hôpital la veille. Brisé, déchiqueté, la jambe mordu par le feu. Un groupe lui était tombé dessus et avait joué avec lui comme avec une poupée. Seul il avait fait une proie terriblement facile et pourtant il s'était rebellé au lieu de fuir. Quel imbécile ! Il savait pertinemment qu’il n’était pas de taille à lutter … Lorsque Noa apprit tout cela, par la bouche rieuse d’un de ses camarades, il chancela. L’air interrogateur du messager l'énervait et son « ça va pas ? » qui sonnait creux. Tout lui revint subitement en mémoire : son hypocrisie et sa haine envers le seul qui l’avait aidé. Cet éclair de lucidité fut la goutte de trop. Il explosa, rouant de coups celui qui avait rit de la douleur de son ami. A chaque fois que son poing touchait la peau de son adversaire, il se sentait de plus en plus serein et libéré. Moins coupable.
Il écopa d’une semaine d’exclusion.
*
Il venait maintenant souvent à l’Eglise mais il ne se confessait plus. Les monstres de sa tête auraient fait peur au prêtre, il aurait peut-être même risqué l'excommunication. Ce dernier d’ailleurs, ne l’interrogeait jamais. Il l’accueillait, mettait les musiques de piano qu’il préférait et le laissait seul, avec sa rancœur et ses regrets. Noa envoyait des prières désespérées, comme si cela pouvait changer la face du monde, comme si la couleur pouvait tomber du ciel et repeindre le futur. Il se sentait complètement abandonné, ses parents étaient partis en voyage au bout du monde et il ne pouvait pas compter sur eux. Leur fils crevait par terre et eux batifolaient sur une plage, insouciants et détaché. Pourtant leur absence n'était pas ce qui l'écorchait le plus, il avait d’autres trous béant à combler.
*
Un froid glacial régnait dans l'hôpital. Selim était enfermé ici, dans un bâtiment aux murs aseptisés et impersonnels. Ils puaient la mort et le découragement. Noa demanda la direction à une jolie infirmière qui l’emmena directement devant la chambre. Elle fila sans un mot, le laissant planté comme un idiot devant la porte. Le jeune homme ne savait pas vraiment quoi faire. Il toqua. Une voix rauque, à peine audible, lui répondit. Il entra et un cri d’effroi l’accueillit. Selim, le corps recouvert de bandages et percé de perfusions, brandissait le poing l'air furibond. Même faible, il y avait cette lueur dans ses yeux, comme celle d’une bête sauvage prise au piège. Les rôles étaient inversés, c’était désormais à Noa de l’apprivoiser et de le dompter. La tâche semblait impossible.
- Salut, lança-t-il, désemparé.
Le silence était à couper au couteau et l'air même s'était immobilisé, n'osant se faire remarquer. Noa sentit son courage se ratatiner face au bloc de fureur qui lui faisait face.
- Je ne viens pas pour te faire la guerre.
- Alors tu peux me dire ce que font ta tronche et ton sourire colgate dans ma chambre ? Tu viens te foutre de moi c’est ça ? Tu veux peut-être me tabasser, ici, en plein hôpital, pendant que je suis à ta merci ?
La donne avait réellement et profondément changé. Cet échange lui rappelait celui qu’ils avaient eu dans l’église, après l’histoire de la fille avec qui il avait couché. Cela lui paraissait si loin ... Ils avaient tant changés, tout les deux, en si peu de temps. Noa gémit et s’assit sur une chaise, la tête dans les mains.
- Putain … Et tu te dis dur ? T’étais venu pour m’engueuler, pour me traiter de tout les noms ... Je ne sais pas moi ! Joue ton rôle jusqu’au bout merde !
- J’peux pas …
Selim le toisa dédaigneusement.
- J’ai froid.
Noa fondit en larmes, encore une fois, comme un imbécile, comme un enfant perdu. Il était dans la même chambre qu’un garçon qu’il ne savait plus comment appeler, qui nourrissait une haine profonde à son égard et lui ? Lui, il pleurait sur son sort.
- Hé Noa …
Ce dernier leva la tête avec difficulté.
- Tes cheveux puent de nouveau le tabac.
Le regard de Selim s'était transformé : il était inquiet. Il avait la main tendue. Tendue vers le jeune homme blond à la dérive.
- Putain Selim, tu le fais exprès ? Je suis qu’un pauvre con ! Tu me déteste, tu me hurlais dessus il y a encore deux secondes et pourtant, t’es là, avec ta moue d’ange tombé du ciel, t’inquiétant pour moi alors que j’ai tout cassé ! Toi, moi et le reste !
- Je ne te déteste pas.
Le silence leur tomba dessus, cristallisant ce qu'ils n'arrivaient pas à exprimer.
- Mais oui, t’es vraiment un pauvre con, ajouta-t-il en gloussant.
Il riait ! Selim riait et des rayons dansaient partout sur son visage. Il s'esclaffait à en perdre haleine pour rattraper le temps perdu qui s'était évaporé sous l'assaut du feu.
- Oui, t’es vraiment con !
Et il continuait de rire, se tenant les côtes, la tête rejetée sur ce cousin.
- Arrête, grommela Noa qui commençait à se sentir mal à l’aise, tu vas finir par crever si tu t’arrête pas …
- Si tu savais comme je m’en fous !
*
Pendant une semaine Noa vint à l’hôpital chaque jour. Ils parlaient pendant des heures, s’embrassant du regard sans toutefois se toucher. Ils n’avaient qu’une semaine à leur disposition après tout. Dans une semaine, Noa retournerait en cours, il redeviendrait un fantasme féminin, il remettrait sa veste stéréotypée. Dans une semaine, Selim serait de nouveau dans la rue, à se battre et à encaisser les coups pour prouver son droit d'exister dans ce pays. Ils ne voulaient pas y penser, alors ils parlaient de voyages et de livres. Ils parlaient des autres pour ne pas parler d'eux.
- C’est le dernier jour Selim.
- Oui.
Le silence retomba, les cernant de son froid tenace.
- Mes amis m’ont dit que dehors, c’était de nouveau calme, ajouta Noa.
- Oui, les esprits se calment.
- C’est bien.
Ils n’avaient rien à se dire car une seule chose les hantait. Ils n’arrivaient pas à imaginer comment cela serait après, une fois que ces murs ne les protègeraient plus. Néanmoins ce futur vaporeux dansait sous leurs yeux et exigeait qu'ils prennent conscience de lui. Ils ne pouvaient pas le fuir bien plus longtemps. Ils avaient voulu arrêter le temps en se retenant de se toucher, comme si étioler leur désir étiolerait les jours.
Noa se leva et fit les cent pas, les poings serrés. Il arpenta la pièce de long, en large et en travers. Selim ne disait rien, comme à son habitude quand son ami était comme ça. Il le regardait tourner comme un fou, en quête de solution. Il soupira.
- Viens t’asseoir à côté de moi, ne perdons pas le temps qui nous reste en futilités.
- Mais ce ne sont pas des futilités Selim ! C’est pour nous ! C’est pour notre avenir ! Cette fois, je ne ferai pas l’imbécile, je vais tout faire pour que ça tienne, pour qu'on ne s'éloigne plus.
- Est-ce que tu fais ça pour les filles ?
Noa ne répondit pas tout de suite, il ne semblait pas comprendre le sens de la question.
- Est-ce que tu tournes en rond comme un dingue en ressassant l’impossible ?
- Non, mais ce n’est pas pareil …
- Tu es sûr ? demanda-t-il imperturbable.
Selim souriait et lui fit une place sur le lit. Noa vint s’y réfugier, laissant dans le coin ses questions, contre le mur sentant le médicament. Ils se blottirent l’un contre l’autre, premier contact physique depuis les évènements tragiques qui les avaient séparés. Ils s’embrassaient comme des assoiffés.
- Tu m’as tellement manqué …
Selim se serra plus fort contre Noa. Pour le courage.
- Quand j’étais dans la rue, j’étais tout seul, horriblement seul. On brûlait des voitures en bande, on se cassait les cordes vocales en bande mais c’était tout seul que je morflais.
Noa ne répondit pas, caressant les cheveux de son ami d'un geste tendre.
- Ce froid, tu sais, ce froid qui semble souvent te paralyser. Au milieu de la fournaise, au milieu de la haine, je l’ai ressentit. J’étais au milieu de l’enfer, à recevoir des coups, à en donner, à courir pour sauver ma peau et je mourrais de froid.
- On ne va pas plonger dans le mélo hein ? se risqua timidement Noa
Selim éclata de rire.
- Surtout pas ! Ca ne nous ressemblerait pas, tu ne crois pas ?
Ses yeux verts, pétillants. Son sourire. Ses caresses et sa peau croquante. Sa main dans la sienne et son souffle dans son cou. Et cette chaleur, cette chaleur qui irradiait le monde. Noa contemplait son amant endormi, jouant avec ses cheveux. Il aurait tout abandonné pour que cet instant reste suspendu dans cet espace temps protégé d'autrui. Les murs lui paraissaient plus lumineux que le premier jour. Il lui semblait qu'un espèce d’arc en ciel avait recouvert le plâtre sans âme. Chaque personne sur cette tête cherche ce moment parfait, sinon pourquoi vivre ? Certains le trouve grâce à autrui, grâce à une passion ou un rêve. Qu'importe le moyen ou la forme, au fond nous sommes tous guidés par l'amour. Noa se pelotonna contre son compagnon en fermant les yeux. Son souffle s'apaisa et il s'endormit dans ses bras, songeant à leur sortie sous le soleil.
Cependant, ils ne quittèrent pas de l'hôpital main dans la main. Selim partit seul, une capuche recouvrant sa tête basse. Les parents de Noa avaient refait surface et avaient été écœurés de voir leur enfant ainsi à la dérive. Noyés par leur ignorance, ils envoyèrent leur fils à l'autre bout du pays. Pour le guérir.
CDC
· Il y a presque 12 ans ·tiare