Deux perles noires

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Aux fenêtres des maisons de ce village de montagne, les petits rideaux de coton se soulèvent à mon arrivée avec mes filles. Ici, la vache règne, même si son destin est de finir dans notre assiette. Le pas bruyant et ferré de mes chevaux, sur le chemin, inquiète les paysans.

Comment cette bohémienne ébouriffée, affublée de deux grands enfants, ose s’installer dans la plus grande ferme du hameau ? Ces gens-là considèrent les chevaux comme un signe extérieur de richesse. Ils ne conçoivent pas que l’on puisse travailler avec.

Cette femme c’est moi.

Une séparation, puis un divorce assez musclé m’ont contrainte à émigrer dans ce hameau. Seule dans cette maison, j’apprivoise ma nouvelle vie. Loin des villes, du travail, mais pas assez de mon ex. Après deux saisons de solitude, un jour d’été, un visiteur s’arrête et s’intéresse à moi et à ma petite existence. Originaire d’un village voisin, il dirige la scierie de son père et emploie deux ouvriers.

Quelques nuits plus tard, sa Memphis garée devant ma porte, ne laisse aucun doute aux voisins. Mon invité, André, ne reprend jamais le chemin de la maison de ses parents.

La vie à deux a de bons côtés. Je ne dîne plus seule devant la télévision pendant la scolarité de mes filles. Les bûches de bois débordent dans la caisse et le froid ne nous fait plus souffrir pendant les longs mois d’hiver.

Un père de substitution pour mes deux rebelles n’est pas de trop. Même si le vrai réside dans une autre région, elles en ont un. Mon compagnon très présent au quotidien pour elles, me confie son désir d’avoir des enfants. Il est issu d’une famille nombreuse et ne conçoit pas notre couple sans. Pour des raisons de différence d’âge et de santé, je ne pourrai pas répondre à ce souhait. Je lui laisse donc le choix douloureux, partir ou rester avec moi sans enfants biologiques.

— Et si l’on adoptait ?

Petit pincement au cœur, cette phrase sonne comme une déclaration d’amour.

— Je suis d’accord !

La décision est prise, nous allons accueillir un enfant.

— Non, me dit-il, deux.

— Deux !

Après tout, j’ai de belles et longues années devant moi pour offrir à deux petits êtres tout ce que peut donner une famille, joie, bonheur et sécurité.

Ce week-end, comme la maisonnée est réunie autour de la grande table de ferme, c’est le moment d’annoncer notre projet. Mes deux grandes filles exultent. La réaction de mon beau-père s’avère plus frileuse face à notre choix. Sa peur est justifiée. Deux enfants de couleur dans le bourg ne s’est encore jamais vu...

De bureau en bureau, du psychologue au sociologue, nous avons passé et réussi nos épreuves. Et au bout de sept mois, contre toute attente, nous avons été reçus à notre examen et possédons notre diplôme de parents adoptants : l’agrément. Le précieux document est rangé, comme un trésor inestimable. Il est le premier à rejoindre le « Lutin » noir, gros protège-documents, au si bel intitulé : Adoption.

Commence alors l'aventure, certains l'appellent "le parcours du combattant". J’ai vite compris pourquoi.

Avoir deux filles biologiques me condamne la porte de beaucoup de pays. Notre choix s’arrête sur Haïti "la perle des Antilles" accolée à la riche république Dominicaine. Très croyants et pratiquants, les dirigeants n’acceptent que les couples mariés. Qu’à cela ne tienne, nous réunissons famille et amis, convoquons le maire et les témoins. Le mariage, cinq minutes chrono, tout au plus ! Quelques heures tout de même pour l’arroser avec nos invités.
Le lendemain, la vie de la maisonnée reprend son cours, avec son lot de charges et de soucis. Etonnamment, nous prenons tout bien, les mauvaises notes et avertissements, petits bulletins jaunes fluo du lycée, le cadavre de la poule dévorée par le chien de chasse du voisin… Tout passe au-dessus de notre tête, comme si un nuage de bonheur s’était accroché au chapeau de la cheminée.

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