Diner de promo/2

Le vin est parfait, Hervé vient d'entrer.

Jeans Façonnable, chemise vichy, Weston en daim, pull Ralph Lauren sur les épaules. Directeur général de l'agence Nantaise d'un gros cabinet de conseil, il s'est installé - enfin il a posé sa femme et sa fille - à La Baule, d'où il est originaire, s'est inscrit au club de Golf, sa fille à l'école privé, et sa femme au Gymnasia local, il passe 3 jours à Paris par semaine, travaille beaucoup, trompe un peu Claire mais je crois qu'il n'a jamais arrêté de le faire depuis qu'ils se sont rencontrés à R..., joue au golf le samedi matin avant de faire son marché à La Baule, de tutoyer le poissonnier et le boulanger avec qui il a joué au foot enfant, de serrer quelques mains au Garden Café qu'à repris à ses parents un ancien copain de lycée, de raconter l'enfer de Paris et les délices de La Baule « parce qu'il n'y a que ça de vrai hein ? », de rire un peu fort - mais il s'en acquitte avec talent - à chacune des histoires de voisinage que raconte Tony le jeune serveur du Garden en remettant une bière à chacun pendant que le marché se démonte tranquillement, pommes dans le caniveau, cageots empilés, verre de rouge et charcuterie partagés une fois les camions fermés, « je dois y aller maintenant les hommes, vous connaissez Claire. Merci pour la tournée Tony... », Fermeture de la parka Aigle, déverrouillage du 4X4,...

Home, Sweet Home...

— Salut, t'es le premier ? 

— Tu vois... 

— Tu bois quoi ? Ah t'as pris de l'avance. Je vais pas commencer tout de suite hein ? Parce que sinon... Euh,... un Perrier s'il vous plait. Bon alors, comment ça va toi ? 

— Ecoute, not so bad... Enfin, un peu toujours la même chose quoi. Toujours pas marié, du taf par dessus la tête, un business qui va moyen, bon on survit quoi. Et toi ? 

— Ça va, on devrait faire une belle année au niveau du groupe. J'ai fait un gros travail de fond sur l'agence qui commence à payer et je devrais en récupérer les fruits sur cette fin d'année. Non ça va bien vraiment, j'ai notamment récupéré un gros compte chez notre principal concurrent, tu sais comment ? Le tournoi Lucien Barrière de La Baule, ça sert le Golf non ?, je te l'ai toujours dit, tu devrais t'y mettre toi aussi, un jour faudra qu'on se fasse une partie dans le coin où que tu viennes passer le Week-End à la maison, Claire serait contente de te voir, ça fait combien de temps ? Ah la vache ! Qu'est ce que ça passe vite, on a vraiment des vies de cons tu crois pas ? En tout cas ça me fait vraiment plaisir d'être là ce soir, il n'y a pas que le boulot quand même, ça c'est la vie, tiens regarde qui arrive... 

— Tu crois vraiment ça possible toi que Sarkozy revienne ? 

— J'ai une pression de dingue, ces putains d'amerloques nous cassent les burnes avec des trucs qui ne servent à que dalle.

— Dites les mecs, on meurt de soif ici, c'est quoi ce bordel ? Lucas, t'as commandé ou pas ?

— Pourquoi tu ne m'en a pas parlé avant ? J'ai des contacts à La Chambre moi. 

— T'as des nouvelles de Clara ? Ça fait un moment qu'elle est rentrée de Londres non ? Bon, il les apporte ces cafés ou quoi ? 

— Détends toi Benjamin, on n'a qu'à reboire un coup en attendant. 

Je flotte tranquille à la surface de la table.

Entre deux eaux plutôt.

On devait être douze, mais Benjamin tenait à nous présenter son amie du moment, ex de son lycée, ils se sont rencontrés sur un salon à Genève, elle habite Aix en Provence j'ai cru comprendre. Pauvre Benjamin... Nous ne comptons plus les amies qu'ils nous a présenté, c'était le tombeur de notre promo, même Claire avait succombé, il a conservé la ligne, l'entretient, passe le tiers de son salaire chez Boss et Todd's, ses vacances au bout du monde d'où il nous rapporte photos - avantageuses - de lui entouré de filles sublimes dans des endroits somptueux, bruyants, peuplées d'occidentaux en paréos et lunettes de soleil, il passe encore la barre mais s'y prépare longtemps à l'avance, et mets des mois à s'en remettre, « il a la belle vie ce Benjamin » on dit. Mais Benjamin se couche souvent seul, cauchemarde isolé, rêve de ballades à la campagne le samedi, de dimanches de lectures et de soupes de légumes, il me l'a dit un soir. Je sais que c'était vrai, car il était ivre. Il a insisté pour que je ne reprenne pas la voiture après notre soirée et semblait heureux de me retrouver sur son canapé quand il s'est réveillé, m'a fait du café, apporté des croissants, a pris une cigarette pour m'accompagner sur le balcon pour prolonger le moment, on est resté la journée entière, huitres, muscadet, téléphone débranché, Grand-Prix de Monza, on s'est fait des crêpes et du thé, il dormait quand  je suis parti. 

Pour le moment en tout cas il n'a d'yeux que pour la serveuse, qui vient de nous apporter les cafés, il en reprend un, sa copine lui dit que « ça fait déjà deux », oui bon, il sait... Pourquoi les femmes que nous aimons se sentent elles le besoin de sonner le glas de nos relations en contrôlant notre consommation de caféine merde ? C'est déjà chiant avec l'alcool, la clope, le bouchon du dentifrice putain ! Sans doute parfois leur manière à elle de dire que zut ! elles se sont trompées, merde ! elles nous ont pris pour quelqu'un d'autre, qu'elles viennent de réaliser qu'elles sont déjà mariées, syphilitiques, zoophiles, qu'elles veulent qu'on se barre, qu'on s'arrache de leur vie où il n'y a aucune place pour les petits garçons que nous sommes, casse toi, mais CASSE TOI CONNARD !!! 

Je ne suis plus certain d'y être tout à fait mais donne le change. Puissance du sourire, et du questionnement.Tout ce que les gourous des formations commerciales nous ont raconté se sont plantés. Les questions ça ne sert pas à découvrir les besoins d'un client, à prospecter, à traiter une objection, ou à renforcer une vente, bla, bla, bla...

Moi, je trouve que ça sert juste à SURVIVRE.