Diner de promo/3

jireoparadi

Et là, malgré les nappes blanches, les photos de Doisneau, les murs tadelakt gris et les fauteuils Moroso, il me semble qu’il flotte autour de lui comme un léger parfum de chicorée...

— T'en es où Lucas ? Fred s'est déplacé et verse le fond de la bouteille de Menetou-Salon dans mon verre.

— Au Brouilly... Mais c'est pas grave. 

— C'est moi qui paye. T'as prévu quoi après ? 

— Rien pourquoi ? Je pensais qu'on en restait là. 

— Oui moi aussi mais Hervé à l'air d'être chaud comme un dingue pour aller boire un verre. 

— Hervé est toujours chaud comme un dingue pour qu'on l'accompagne. Je te rappelle juste que dès qu'il aura passé la porte du bar on ne le verra plus. Pas hyper grave note bien... Mais toi ? C'est pas vraiment ton truc en général la virée des commerciaux.

— Non. C'est vrai. Mais on ne se voit pas si souvent... 

— Je t'assure Fred, tu m'impressionnes. Des tonnes de trucs à faire, des tas de gens à rencontrer dans ta vie, il n'y a jamais rien qui t'a branché à fond dans nos rencontres, finalement tu ne parle pas à des tonnes de gens je l'ai encore remarqué ce soir mais tu continue à venir et à te ruiner en pinard pour nous, je suis sûr que la moitié ne te remercie même pas. Comment tu fais ? T'arrive pas à refuser ou quoi ? 

— D'abord vous ne me ruinez pas, tu le sais bien, c'est juste... J'ai plutôt l'impression de ne pas être très marrant quoi, tu vois, pas de blagues à raconter, mes gosses font des trucs de petits bourgeois classiques, piano, tennis, s'en sortent bien sans plus à l'école, faut dire qu'on y met les moyens, je bosse tellement que je n'ai que ça en tête, du coup j'arrive ici avec mes dossiers dans la tête et franchement c'est vraiment pas fun à raconter, voilà c'est tout. C'est pour ça que si on sort après c'est juste une heure de moins d'analyse financière... 

Il a juste dit ça comme ça, comme il fait le reste, ni pour se plaindre, ni pour se valoriser, simplement parce que c'est ce qu'il pense.

J'en ai les larmes aux yeux...

On a passé nos années d'études sans trop lui accorder d'importance, pas le souffre-douleur, mais pas non plus celui qu'on invitait aux soirées, ni aux vacances au ski, sauf quand on n'avait pas de bagnole, on partait alors avec la sienne, une 306 qu'il s'était payé après deux étés derrière les guichets de la Poste d'Enghien, on emportait nos disques, jaunissions l'intérieur de sa caisse en fumant comme des dingues alors que lui conduisait, on arrivait à Serre-Che, nous précipitions dans l'appartement, chez le loueur, sur les pistes, dans les boites, en soirée, il nous accompagnait peu « J'ai besoin de mes huit heures moi les copains. », nous aussi, mais c'est lui qui était le plus tôt sur la piste, avait mis le café à chauffer pendant que nous récupérions, revenait pour le déjeuner avec du pain frais « Vous vous levez juste les copains ? Oh la la, ça a du être dur cette nuit. ». Voilà ce qu'il est Fred, juste un mec sympa, sur la Terre, participant du mieux qu'il le peut, sans se sentir coupable quand il rate, juste triste… Par devoir peut-être, on s'en fout, je ne sais pas non plus pourquoi ma grand-mère se levait tôt, ni de tous les petits déjeuners qu'elle me préparait, somptueuses tartines de beurre salé, café et chicorée dans mon lait, la cuisinière allumée, elle regardant son jardin, un œil sur la porte du garage d'où mon grand-père ne tarderait pas à arriver, les légumes du déjeuner dans son panier, courgettes jaunes et vertes, tomates, aubergines, poivrons, « J'ai pris un beau morceau de poitrine de porc, on va se faire des légumes farcis fantastiques. » Mes parents m'avaient laissé pour les vacances, chasse en Afrique pour lui et randonnée équestre en Sardaigne pour elle, Natacha était en stage à Montréal, Grégoire bossait son internat, il n'y avait qu'Alice avec moi.
Elle animait un atelier théâtre avec les scouts du coin, rentrait tard le soir dans la chambre que nous partagions, ça sentait le tabac, enfin je croyais, me racontait le concert de Thiéfaine d'où elle arrivait, m'emmenait parfois avec elle autour du feu que ses potes allumaient sur la plage, je ne disais rien, me contentais de répondre aux questions que les amoureux d'Alice intégraient dans leur parade nuptiale, elle me regardait, m'encourageait à répondre, gentiment, ou non, gratifiait mon intervention d'un clin d'œil, me ramenait dans notre chambre, allumait une bougie, une cigarette, me faisait gouter, m'embrassait, ressortait « Je t'aime Lucas. Dors bien », je ne l'entendais pas rentrer mais elle nous rejoignait dans la cuisine le matin « Bonjour Mamie, oh la la, ça sent trop bon le pain grillé, je peux en avoir une ? Comment tu fais pour te lever aussi tôt Mamie ? Dadou est encore dans son jardin, il rentre à quelle heure ? », Ma grand-mère l'embrassait, posait à sa place une théière et une assiette de scones qu'elle venait de faire, Alice en prenait un, hésitait, un deuxième, le reposait, ma grand-mère souriait, elle savait, déjà...

Fred n'a jamais cessé de préparer des tartines pour les autres... Et là, malgré les nappes blanches, les photos de Doisneau, les murs tadelakt gris et les fauteuils Moroso, il me semble qu'il flotte autour de lui comme un léger parfum de chicorée.

Je remercie le Seigneur pour ce parfum. A partir de maintenant, je serai un homme bien, quelqu'un à commandé des digestifs, mon élan d'humanité grandit, Hervé parle un peu plus fort, recommande une tournée, Fred me tend son verre, je trinque avec lui « À toi Fred » je murmure, j'espère qu'il a entendu, je continue à garder le silence.

— Bon, du coup tu ne m'a pas répondu, t'as vraiment pas l'air en forme. 

— Ça va Fred, juste un peu crevé. Grosse réunion aujourd'hui, enfin chiante surtout. J'ai vraiment de plus en plus de mal avec les sujets market et autres « ma vie, mon œuvre ». Bon, finalement celle ci était assez marrante, j'ai même réussi à causer pendant 15 mn avec la patronne de l'agence, Victoire elle se prénomme…

— Non ?

— Si, sympa la nana. Patiente, résistante à ma conversation.

— Jolie ? 

— Ouais, plutôt, bon mais on n'est pas son genre hein ne rêve pas. Il nous manque des jeans plus slims, un peu de barbe et de coke sous le nez. 

— Dommage... 

— Ouais, elle ne sait pas ce qu'elle perd. Bon je vais fumer une clope

Il n'est que vingt-trois heures, je suis crevé, j'ai dépassé la ligne, je sais que ça va se terminer à Canettes avec trop d'alcool dans le sang, et un retour seul. Pas que j'en ai envie, mais je suis comme ça, incapable d'aller draguer seul et m'effaçant toujours dès qu'il y a concurrence, même quand elle est mauvaise. Ç'est marrant ça me fait toujours le même effet, seul avec une fille rencontrée au bar j'arrive en général à lui trouver de l'intérêt, mais d'un seul coup, si on est plusieurs, je ne suis plus dans mon corps, je nous regarde, moi surtout, et besoin de personne pour ça, c'est comme si tout le monde voyait que je danse mal, que j'ai l'haleine pleine de tabac et d'alcool, alors, généralement, je recommande un verre, et abandonne ma place au mec en jeans Diesel et à ses potes.

Je me rallume une clope… Sympa la nana. Jolie ? Oui mais ne rêve pas on est pas son genre...

J'attrape mon portable. Bonjour, je tenais à vous faire des excuses pour cette journée, j'espère ne pas vous avoir mis dans l'embarras. Ce n'était pas le but. Au contraire, j'ai plutôt été réconcilié avec les agences de com. Sans doute grâce à vous. On devrait avoir l'occasion de se revoir du coup. Je vous promets café et macarons pour me faire pardonner. Bonne journée, Lucas.

C'est pas un peu trop long ?

Si... Naze, boring, looser, égocentrique qui se maquille,... Et puis c'est quoi cette culpabilité de merde ? A soixante milles d'honoraires mensuels ils peuvent le supporter non ? Non, le vrai problème c'est que tu crèves d'envie de l'envoyer ce message, mais que tu n'oses pas, comme si le mec au bar était déjà à coté de toi.

Bonsoir Victoire, J'espère que votre débrief s'est bien passé. Merci en tout cas de cette journée. J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir. A très bientôt, Lucas.

Et pourquoi pas Cordialement, Lucas pendant que tu y es ? Ou alors mettre Jérôme en copie ?

Bonsoir Victoire, comment s'est passé le débrief ? On travaille toujours ensemble ? Hope... Je vous dois un café d'excuse. Take care Lucas.

Parfait…J'envoie. Merde, vingt-trois heures, ça fait vraiment « mort de faim », j'enverrai demain.

Je rejoins les autres et Fred.

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