Dis papé, pourquoi ?
Bernadette Dubus
Dis papé ? Pourquoi ?
Par un bel après-midi d'été, un avion traverse le ciel, laissant derrière lui une traînée blanchâtre. Il fait chaud comme dans un four. Jules est assis sous la tonnelle du jardin. Il porte allègrement et sans complexe ses quatre-vingt-dix ans bien sonnés. Paul, six ans, fait ses devoirs de vacances. Que c'était difficile le CP ! Le bruit de l'avion devient un prétexte à l'enfant pour lever le nez de son cahier.
- Papé Jules, il y avait des avions quand tu étais petit ?
Papé Jules se retient de lui dire « non, il y avait des dinosaures » mais il allait se faire enguirlander par sa petite fille s'il racontait encore des bêtises à Paul.
- Pour ça, oui, gamin ! Des avions il y en avait, mais pas des monstres comme celui qui vole dans le ciel en ce moment. Des vrais, pour les types courageux.
- Tu es déjà monté dedans ?
- Pas quand j'étais enfant. Mais pendant la guerre, oui. Au moment des combats.
- Des combats ? Tu t'es battu ?
Les yeux de Paul se mettent à briller.
- Laisse tomber ça, gamin, travaille.
Papé Jules n'a pas envie de parler de la guerre. Trop de mauvais souvenirs s'y rattachent. A contrecœur, Paul plonge le nez dans son cahier, puis redemande :
- Ils étaient comment les avions quand tu étais enfant ?
- Petits.
- Petits comment ?
- Petits… petits comme une grosse voiture avec des ailes. Il n'y avait pas de toit et il fallait mettre un casque.
- On pouvait les acheter sur un catalogue ?
- Sûrement pas ! Quelle idée !
- ils servaient à quoi, ces avions ? Si on ne pouvait y rentrer qu'à une personne, comme on faisait pour partir en vacances avec son papa et sa maman ?
- Les avions servaient d'abord à apporter le courrier. Les cahiers de vacances par exemple. Et, entre parenthèse, tu ferais mieux de t'occuper du tien.
Papé Jules se dit qu'il n'a vraiment pas de pot. Lui qui veut faire sa sieste, le voilà obligé de parler au plus bavard de ses arrières-petits-enfants ! Il se cale dans le fauteuil et ferme les yeux. Paul l'observe en catimini. Il attend. Tant qu'il n'entend pas ronfler le grand-père c'est qu'il ne dort pas. Pour lui, le ronflement est le symbole du sommeil des vieilles personnes. Pas de ronflement, pas de sommeil.
- Papi, les avions, ils avaient le chauffage ?
Papé Jules ne répond pas.
- Papé, ils avaient la climatisation alors ?
- Je dors, laisse-moi tranquille.
- C'est pas vrai, tu dors pas. Tu ronfles pas.
- Les enfants polis ne traitent pas leur vieux grand-père de menteur ! s'indigne Jules.
Le silence s'installe entre eux. Les cigales en profitent pour chanter de plus belle. Des abeilles butinent les fleurs.
Pour papé Jules, c'est un instant de vrai bonheur. Il se revoit, enfant, près de son grand-père. Il avait toujours une histoire à raconter, des conseils à donner. Au printemps, le jeudi, il l'amenait en promenade et l'initiait à la magie des plantes.
Pour le coup; papé Jules culpabilise. Mais dans son for intérieur, il s'insurge « cet enfant a un grand-père, après tout ». Sauf que celui-ci travaille encore et dans un bureau par-dessus le marché ! Jules n'a plus sommeil.
- Ils sont durs tes devoirs de vacances ? demande-t-il à l'enfant. Pour Paul, c'est le signal de la victoire.
- Oui, et c'est pas marrant.
- Pour répondre à ta question de tout à l'heure, non, les avions n'avaient pas de chauffage ni de climatisation. L'hiver, le pilote prenait la pluie et la neige. Ça, c'est quand j'étais enfant. Ensuite, les avions se sont modernisés. Au début, ils étaient en bois, ne volaient ni vite ni très haut. On pouvait admirer la terre d'en haut.
- Quand je serai grand, je serai pilote, papé, comme toi pendant les combats.
Jules préfère ne pas le contredire. Après tout, si le gamin veut que son vieux papé soit un héros, il n'a pas le droit de le décevoir.
- Vous vous battiez comme des chevaliers du Moyen-Age ?
Jules imagine les pionniers de l'aviation, se battre en armures avec des lances. Il sourit.
- C'est ça, comme les chevaliers du Moyen-Age.
Les yeux de Paul s'agrandissent. Jusqu'à devenir deux immenses fenêtres ouvertes sur son cœur où Jules lit une admiration sans bornes.
- Ton avion, il est où maintenant ?
« Sûrement plus qu'une épave, rien qu'un souvenir » pense Jules. Il a été abattu en 44, juste avant la fin des hostilités. Par chance, il n'était pas dedans. Et pourtant, il répond :
- Dans un musée. Il est dans un musée.
- Houa ! Papé ! Alors tu es un grand homme, comme Napoléon.
- C'est ça, gamin, comme Napoléon, acquiesce Jules, une boule d'émotion dans la gorge.
- Alors, tu peux dormir, papé. Il faut que tu te reposes.
L'enfant replonge dans ce cahier de vacances tant détesté pour laisser dormir son héros. Le nez dans l'alphabet, il ne voit pas une larme couler sur la joue du papé.
C'est beau.
· Il y a presque 7 ans ·Trop peu d'enfants profitent de leurs grands parents...
unrienlabime