D'Ouest en Est - Chapitre 1

Philippe Esteban

CHAPITRE 1

Samedi 3 août 1991

Chère Carol,

                                                                                    

 La nuit ne cesse d'avancer et je ne parviens toujours pas à trouver le sommeil. Je dois te l'avouer très franchement: j'ai peur. Pourtant, combien d'autres dans mon cas se réjouiraient de revenir d'un long exil? Moi, j'ai seulement très peur. Je passe mon temps à regarder les minutes disparaître du cadran lumineux de mon radioréveil, et chaque tranche de soixante secondes qui s'écoule me ramène encore plus près du moment fatidique où je retrouverai le sol américain. Ma terre natale. Je quitterai Lyon dans l'après-midi pour rejoindre Paris. Ce voyage ne sera qu'un intermède obligé avant la traversée de l'océan. New York, ma ville, mon pôle viendra bientôt supplanter la capitale. Alors Carol, avant de pouvoir rêver de nouveau, j'attends en sueur, dans mon lit, harassé par la chaleur et désespérément éveillé. Dans l'autre chambre Sebastian dort tranquillement. Tu sais, je ne vais pas me refaire mon âge. L'angoisse me colle au ventre depuis que j'ai poussé mon premier cri. J'aurais beau me tuer à la tâche, ce fardeau ne me quittera pas de sitôt.   

Fardeau... Quel mot chargé de sens! Fardeau, celui que je porte depuis près d'un an et qui ne cesse de me briser le dos à force de s'alourdir. Que puis-je faire, si ce n'est penser qu'à plus ou moins brève échéance, je vais me retrouver près de Rush, sur son propre territoire, où il m'attend peut-être déjà? Il sera là. Je le sens déjà en moi...

 

Son pénis est recouvert de pustules rougeâtres à peine cicatrisées, et je plante mes dents de toutes mes forces dans ce muscle durci par ce qui est pour lui du plaisir. Il hurle sa douleur, j'extériorise la mienne. Nos deux cris se mêlent dans l'écho silencieux de la maison déserte. Et puis plus rien. Le néant dans le néant. La mort absolue.

Ma blessure reste trop profonde pour qu'elle cicatrise dans l'immédiat. J’en suis parfaitement conscient. C'est pour cette raison que j'ai quitté les Etats-Unis. Au bout d'un an, je me sens prêt à affronter cette nouvelle épreuve: retrouver mon sol, mon pays, les miens. Réapprendre à vivre dans un milieu hostile, me forger de nouvelles armes, tracer de nouveaux repères... Que de tâches à  accomplir pour signer une paix définitive avec moi-même. J'ai conscience de la difficulté du pari.  J'ai tout aussi peur du trouble que je pourrai causer à Sebastian au cours de ces prochaines semaines que nous allons passer ensemble. Je crains que mes insomnies, mes nuits de cauchemars et de déroutes ne viennent mettre en péril ce fort sentiment d'amitié qui nous lie, lui et moi. Sebastian m'a retrouvé un jour d'Août 1990, baignant sans connaissance dans le sang et les excréments. Il se sent responsable de ce qui est arrivé car l'agression dont j'ai été victime s'est produite dans la maison qu'il louait pour l'été, à Beacon, dans l'Etat de New York.  Il s'avère aussi être le seul à connaître la vérité et d'emblée, il s'est porté à mon secours pour que je  puisse retrouver une vie normale. Sebastian sait combien j'ai pu souffrir et combien je souffre encore. Jamais, pourtant, il n'a montré de quelconques signes d'agacement. Il comprend tout simplement. Depuis des mois, et cette nuit encore, j'essaie de peser le pour et le contre d'un tel retour aux sources. J'ai passé de trop longues heures à tourner et retourner cette question dans ma tête, sans avoir pour autant trouver une réponse. Mais aujourd'hui, en dépit de l'envie tenace de tout annuler, je n'abdiquerai pas. Je ne dois pas oublier que j'ai mis ma parole en jeu, et que jamais je ne la trahirai. Cette fois, j'ai signé.

La nuit décroît inlassablement. Les premières lueurs du jour éclairent les murs bleu azur de ma chambre. A L'horizon, l'aube rosit le ciel de plus en plus. Le soleil commence à s'installer. Bientôt, il plombe le ciel tout entier, ne laissant plus aucune place aux nuages. Il est six heures et demie . Je suis alors seul à regarder ce délicieux spectacle, enveloppé par le silence de la maisonnée endormie. Comme l'espace parait immense et intense lorsqu'il est silencieux. Jamais cet appartement n'a semblé aussi démesuré. Je m'y perdrais presque. Le jour termine de se lever. Je retourne m'allonger sur mon lit et je fixe les rais poussiéreux qui se faufilent derrière les persiennes pour rester suspendus dans l’air. Un peu plus tard, le bruit des premières voitures longeant le quai remplace le gazouillis des oiseaux et met un terme à ce rare moment de quiétude. Je relève maintenant le store, ouvre la fenêtre afin de laisser entrer un peu d'air dans la maison. Peine perdue, la fraîcheur de la rosée s'est déjà évaporée devant l'assaut des gaz d'échappement. Devant moi, la Saône coule en silence et sur l'autre rive, les premiers fidèles commencent à se rassembler au pied des marches de la synagogue. Je n'ai pas remis les pieds dans une synagogue depuis onze mois. Mon viol m’a éloigné de Dieu. Je m'assois alors sur le bord de la fenêtre, je ferme les yeux et j'imagine. Demain, le soleil se lèvera sur Paris puis sur New York. Plus rien ne doit compter, sauf le monde qui m'apparaît comme soudainement très beau. Et malgré mes doutes, je suis sûr d'au moins une chose, je vais passer des heures exceptionnelles. J'en ai l'intime conviction.

            Les heures s'endorment très lentement. L'instant du départ approche inexorablement sans pour autant se matérialiser. Déjà, tout m'agace : l'atmosphère trop lourde, trop chargée, faussement enjouée... et puis tout le reste. Nous avons tous les deux beaucoup de mal à masquer notre nervosité. Avant tout, j'aimerais en finir, me poser en Californie et visiter cette partie de mon pays qui m'est encore inconnue. Je ne peux rien avaler, pas le moindre morceau de nourriture. L’appréhension et la proximité du départ m'ont coupé l'appétit. Pour me calmer, je fais et défais mes bagages, vérifie que tout est en ordre, pour tout mettre sans dessus dessous. Ce petit jeu, certes apaisant devient rapidement lassant. J'ai surtout besoin de quitter cet appartement pour m'accorder une dernière ballade dans le Vieux Lyon. Le Quartier Saint Jean est bien calme en ces premiers jours d'Août. Les rues pavées quasiment désertes n'exhalent plus cette odeur âcre et viciée des mois d'hiver. J'ai appris à connaître chaque recoin de ce quartier, chaque pierre, chaque pavé. Comme tous les jours, ou presque, je viens fumer une cigarette dans le petit parc derrière la Cathédrale, assis immuablement sur le même banc. Et là, j'essaie de me souvenir du garçon que j'étais avant pour chasser l'image de celui que je représente à présent. Ce 3 Août sera mon jour, celui de ma récompense. Le jour à partir duquel je vais essayer de sceller de nouvelles pierres dans l'édifice branlant de ma vie  afin de le rendre plus solide. Maintenant, l'heure du départ pour l'aéroport a sonné. Tout est prêt. Je dis adieu au Quai Fulchiron, à la Saône, à Lyon. Une dernière fois, je branche le répondeur, ferme les volets, puis verrouille la porte d'entrée. Un peu ému, je tends les clés de l'appartement à  Sebastian, qui en réponse me serre contre lui en me disant que tout ira bien. Tous les deux, nous attendons dehors l'arrivée du taxi. A un an près, les mêmes symptômes d'impatience et d'énervement se manifestent. Assis sur la banquette arrière du taxi, alors que la musique de l'autoradio couvre nos silences, je bats la mesure à contretemps en me servant du siège du passager comme percussion. Ni les soupirs et les regards lourds de sens du chauffeur que je devine dans le rétroviseur ne parviennent à m'arrêter. Je joue maintenant avec mes lunettes de soleil que je ne cesse de tordre dans tous les sens. Finalement, je préfère les garder. Ainsi, je peux dissimuler mon regard à ma guise pour mieux observer ce qui se passe autour de moi. A mes côtés, Sebastian commence à  pâlir. L'ultime confrontation avec ses parents avant son départ le préoccupe vraiment. Nerveusement, il se mordille l'intérieur des joues, se passe et se repasse les mains dans les cheveux. Il a lui aussi caché ses yeux derrière des verres fumés. Mais je ne suis pas dupe. Je sais que les frêles remparts qu'il a placés devant lui pour se protéger s'écrouleront dès notre arrivée à  l'aéroport. Une dernière fois, je traverse la presqu'île, le cœur serré. Le taxi roule maintenant à  vive allure sur le boulevard périphérique avant de s'engager sur l'autoroute. Nous approchons du but. Enfin, je distingue l'aéroport; masse inerte, noire et confuse qui prend forme devant moi. De loin, il a l'air doté de tentacules géants prêts à m'enlever et à m'avaler entièrement. Depuis toujours, j'entretiens pour les aéroports une étrange passion, qui frise parfois la fascination. Lorsque j'habitais New York, il m'arrivait d'aller passer des après-midi entières à Kennedy Airport ou à La Guardia. J'aime ce que les aéroports représentent, cette agitation si caractéristique et propre aux voyages, ces bruits si particuliers: le vrombissement des réacteurs au décollage, les appels des hôtesses, les musiques gluantes et désuètes. J'aime tout cela...

Alain et Dominique Belmont, les parents de Sebastian ne sont pas encore arrivés. Sans un mot, nous commençons à les attendre. Assis sur mes valises, je regarde les gens évoluer dans ce microcosme. Un jeune couple ébouriffé s'embrasse fougueusement, avec toute l'indécence et le manque de goût qu'implique ce type d'effusions dans un lieu public. Sebastian reste debout, stoïque. Il ne dit rien, fuit mon regard. Nous savons tous les deux pourquoi. L'orage guette, il ne va plus tarder à éclater. Enfin, Alain et Dominique apparaissent, seuls. Valérie, la sœur cadette de Sebastian avec qui il est brouillé depuis qu'il partage son toit avec moi, n'a pas souhaité se déplacer pour dire au revoir à son frère. L'accueil est bien entendu glacial. Alain me déteste depuis le jour je me suis installé dans l'appartement de son fils. Son regard mauvais se pose sur moi, arrogant, méprisant. Dominique, fait de son mieux pour masquer sa gêne, que la moiteur de sa main, tendue à contrecœur, ne fait qu'accentuer. Je la salue sans conviction, par pure politesse. Un dialogue s'engage entre les parents et leurs fils. Je suis bien entendu exclu de ce conciliabule. Le discours tourne autour de conversations d'usage sur la pluie et le beau temps. Il y a très longtemps que cette famille n'a plus rien à se dire. Les Belmont ne se sont jamais doutés que je maniais parfaitement le français, bien que j'aie toujours refusé de le parler, sauf avec Sebastian. Je saisis quelques mots d'Alain, des injures qu'il profère à mon égard, sous le regard livide de son fils. Cet homme n'a même pas le courage  de me cracher son fiel au visage. Un jour de colère, Sebastian avait lancé à son père que la  lâcheté était une maladie chronique chez lui. Il ne s'était visiblement pas trompé. Pour rendre cette sensation de malaise encore plus insoutenable, Dominique se croit obligée d'en rajouter en prodiguant les dernières recommandations d'usage à son fils. Elle n'a pour moi ni une parole, ni même un regard. Je n’en peux plus. Qu'on en finisse et vite! J’en ai assez d'attendre dans cette atmosphère qui devient de plus en plus hostile. Mes nerfs commencent à me trahir. Je sens la crise de spasmes très proche et j'improvise sur le tas des exercices de respiration pour me calmer. La tension est retombée, mais pour combien de temps encore?

Il faut maintenant se dire au revoir. Comme prévu, la situation tourne au tragique. Devant un ultime refus obstiné de ses parents, qui ne souhaitent toujours pas me saluer, Sebastian craque sans retenue. Il n'avait jusque là rien laissé transpirer pendant toute cette année,  encaissant un à un tous les coups tordus de son père qui lui avait un temps coupé les vivres parce qu'il s'obstinait à habiter avec moi. Sebastian avait tenu bon devant ces brimades, ravalant souvent son orgueil, au grand bonheur de son père, qui voyait dans cette une attitude la preuve de la faiblesse de son fils. Mais aujourd'hui, devant cet ultime affront, alors que je disparais de leur vie pour toujours, Sebastian s'effondre. Quelle pénible sensation que de voir un ami perdre pied de la sorte. Je me sens tellement responsable de ce qui se passe, que je préfère regarder ailleurs. Tout près de lui, Alain Belmont reste impassible, imperméable aux appels de son fils, le visage fermé, mais barré par un rictus de dédain. Cette froideur me met tout aussi mal à l'aise. Les réactions du père et du fils sont par trop différentes, presque démesurées.  Dominique réagit, pour une fois plus en mère qu'en épouse. Dans ses yeux, je lis le profond message que délivrent les mères lorsqu'elles voient leurs enfants partir. Elles se rappellent que nous avons grandi dans leur ventre. Nous avons déchiré leur matrice pour finalement un jour, les quitter. J'ai déjà ressenti cette troublante sensation lorsque ma mère m'a laissé quitter les Etats-Unis l'an dernier. La peine que peut ressentir une mère n'a rien d'unique. Elle s'exprime de différentes façons, par l'expansion ou la retenue. Je crois avoir eu la révélation de ce qu'être mère signifie. Je suis homme et ne fais que me projeter dans des sphères qui me seront toujours inconnues. Malgré tout, je pense savoir.  Un peu plus loin, Alain essaie maintenant de délivrer les formules magiques paternelles, les talismans, en espérant que ses vieux discours éculés trouveront encore un écho. Les conseils sont d'un ordre viril et masculin, comme pour essayer de rétablir un contact perdu depuis trop d'années.  A ses côtés, Dominique, restée jusqu'ici un peu en retrait, me fait sincèrement de la peine, malgré le peu d'estime que je lui porte. Son teint blêmit à vue d’œil, mais dans un sursaut de fierté et d'amour propre, elle se refuse à pleurer devant Sebastian. Ce dernier baroud d'honneur semble bien inutile: pourquoi donc se cacher? Elle ne se doute pas que dans son obstination farouche à garder les yeux secs, elle trahit davantage toute la force et la grandeur des sentiments qu'elle porte à son fils. J'aimerais, et rien qu'une fois, qu'un tel regard se pose sur moi.  L'heure avance. Nous ne pouvons plus faire marche arrière. L'instant de séparation tant de fois attendu et tant de fois différé nous a rattrapés. Dominique murmure un "Good Bye, Daniel" presque sincère. Alain me défie du regard mais ne dit rien. Sebastian rentre le dernier dans le long couloir vitré qui mène à la salle d'embarquement. Il marche à reculons, lentement, pour regarder une fois encore ces visages qui lui sont tout de même chers, devenir des ombres et disparaître  dans la lumière blanche et aveuglante du soleil. Enfin, il leur tourne le dos.  Le voyage peut commencer.

En prenant place dans l'avion, je ne peux m'empêcher de réprimer un frisson. Trois semaines vont se présenter à nous. Trois semaines loin du monde, loin des autres. Trois semaines pour essayer de comprendre. Après, il faudra nous séparer, que j’ai réussi ou échoué dans ma tâche. L'avion se prépare au décollage. Je sens aussitôt mon estomac se nouer alors que l'Airbus commence son ascension dans les airs. Je ne suis pas très rassuré, car je crains énormément cette escale dans la capitale. Pour quelques heures, nous allons retrouver Guillaume et Sophie, les meilleurs amis de Sebastian, aujourd'hui installés en région parisienne. Je ne suis pas certain d'avoir laissé un souvenir impérissable lors de notre unique rencontre. Je venais d'arriver de New York, encore sous le choc et fatigué par le décalage horaire. Je n'avais pas prononcé un seul mot de toute la journée. J'avais rêvé d'heures plus glorieuses. Sophie avait pris soin de moi, mais je ne pouvais pas me montrer digne de son attention. Pourtant, depuis ce jour, elle s'est toujours montrée très amicale avec moi, s'inquiétant de ma santé et de mon adaptation à la vie française.  Sebastian ne l'a jamais vraiment appréciée. Il faut dire que par principe, il déteste toutes les amies de Guillaume. Il avait eu beaucoup de mal à  accepter son départ pour Paris, mais des impératifs d'ordre professionnels et l'appel d'une grande carrière de juriste l'avaient conduit à s'expatrier de Lyon. Depuis, Sebastian trouve Sophie très condescendante, comme si elle cherchait à tirer une quelconque gloire de cette liaison avec Guillaume. Il a toujours trouvé inconcevable l'idée que Guillaume puisse lui préférer quelqu'un d'autre, homme ou femme. Et bien qu'il n'y ait jamais rien eu, à ma connaissance,  de sexuel entre eux, j'ai toujours considéré que Sebastian et Guillaume se comportaient comme un vieux couple séparé, mais encore lié par de lourds secrets. Nous volons au-dessus des nuages avec le ciel bleu comme ultime protection. Et malgré cela, je me sens toujours aussi nerveux. L'avion m'asphyxie, m'oppresse. J'ai le souffle coupé. Je respire mal. Les choses empirent à mon arrivée à Orly. Impossible de me calmer. Guillaume nous attend, seul. Sophie, fatiguée par les premières semaines de grossesse n'a pas souhaité faire le déplacement. Sebastian avait très mal vécu l'annonce de cette grossesse. La venue d'un enfant, signifiait que cette liaison n'était plus une passade, et qu'il voyait s'éloigner Guillaume encore un peu plus de lui. Nous récupérons nos bagages, quittons l'aérogare pour nous rendre chez Guillaume, à Ormesson. Le ciel bleu se cache maintenant derrière d'épais nuages gris. L'atmosphère s'alourdit, devient orageuse. De mon côté, la situation va de mal en pis. Mon malaise devient palpable. Avant la fin de la journée, je sens que je vais m'effondrer. Cette escale, hélas nécessaire, prolonge mon attente et complique un peu les données du problème; mais enfin, il ne reste plus qu'à me faire une raison. Je suis à Paris, à moi de rendre ces quelques heures les plus agréables possibles avant le grand plongeon. Dans la voiture, Sebastian répond seul aux questions que nous pose Guillaume. Prétextant la barrière de la langue, je me contente d'aligner quelques banalités. Et puis, je ne veux surtout pas gâcher ce moment de retrouvailles entre les deux amis d'enfance. Guillaume se gare devant un pavillon coquet en plein coeur du quartier résidentiel. Sur le pas de la porte, Sophie nous accueille, se tenant le bas du ventre comme si sa grossesse allait arriver à  terme, alors qu'elle n'est enceinte que de deux mois à peine. Je devine dans le regard de Sebastian une lueur mauvaise envers celle qu'il surnomme "la petite pute frigide". A peine arrivés, Sophie nous conduit à notre chambre, située à l'entresol. Il n'y a qu'un seul lit dans la pièce. Je ne peux m'empêcher de réprimer une grimace. L'idée de partager un lit avec un homme, fut-il Sebastian, ne m'enchante pas du tout. Sophie nous laisse nous installer. J'en profite pour me rafraîchir un peu. Déjà, nos hôtes nous appellent pour le dîner. Je sens qu'ils font de leur mieux pour me mettre à  l'aise. Vaines tentatives... J'ai surtout hâte de me retrouver demain soir cet avion, loin, très loin de la France. Je n'ai malheureusement pas le pouvoir de maîtriser la course du temps. Je dois me résoudre à attendre l'heure de la délivrance, la dernière, la pire.  La nuit est tombée depuis longtemps quand Guillaume nous propose d'aller prendre un verre chez Ludovic et Pascal,  deux garçons qu'ils avaient rencontrés lors de leurs vacances aux Etats-Unis l'été dernier. Sebastian accepte à contrecoeur. Pour lui, Pascal et Ludovic sont deux "mauvais génies". De toute manière, nous n’avons pas vraiment le choix, car la soirée a été planifiée depuis de longues semaines. Fidèle à sa réputation sulfureuse, Pascal nous reçoit dans la démesure. Il me fait penser à Dean Moriarty un des héros de On the Road : cabotin en apparence, mais beaucoup plus grave en profondeur. Un mélange d'impatience friande et de retenue masquée. Toujours pressé de vivre plus vite que le temps qui passe pour ne jamais se laisser rattraper. Il mourra jeune, il me l'a confié ce soir. Ludovic est beaucoup plus difficile à cerner. Il essaie de se dissimuler quelque part et ne laisse aucun indice pour être découvert. Il ouvre le premier les hostilités en me servant un cocktail dynamité, où le Coca se noie dans les rasades de gin. Les effets anesthésiques de l'alcool ne tardent pas à  se faire ressentir. Je n'aime pas ces effets là. Ils ravivent des souvenirs trop cuisants. Une force intérieure tente de nier ce début d'ivresse. Je continue de m'enfermer un peu plus dans ma coquille, en espérant que personne ne viendra m'en déloger. Je garde le silence. J'écoute. J'oublie.  Un joint circule. Je n'ai pas souhaité fumer. Je me sens un peu trop parti, en tous cas suffisamment pour ne pas aggraver mon état. Les volutes de fumée hallucinogène qui s'échappent de la cigarette me rendent totalement amorphe. Je respire mal. J'ai la nausée. Je vais vomir.

D'un commun accord, nos deux hôtes d'un soir prennent la décision de me faire connaître certains quartiers de la capitale. Je découvre, sans surprise, la destination de mon voyage initiatique en terre Gauloise. Nous échouons Place Pilage et j'arpente les trottoirs, ô combien célèbres, de la vie nocturne parisienne. L'alcool, les vapeurs de hasch, et la fatigue accumulée m'ont rendu irascible. Je n'aime pas ce que je vois et ne me gêne pas pour le montrer. Mon visage reste de marbre.  Sebastian sait combien tout ce qui touche de près ou de loin la pornographie gratuite me choque. Il connaît surtout mes réactions souvent violentes devant ce phénomène. La visite tourne court assez vite lorsque je refuse de rentrer dans un peep-show. Je suis parfaitement conscient que mon attitude peut désorienter mes "amis" d'une nuit. Ils ne disent rien, mais leurs soupirs valent tous les discours possibles. On peut me croire volontiers prude et coincé, tant pis. J’assume cette étiquette. Je me tape de l'opinion des autres. Qu'ils vivent et après seulement, on pourra discuter. A la force stupide de la masse, je préfère rester logique avec moi-même pour que jamais on ne puisse me reprocher un quelconque manque d'intégrité. Nous quittons Pigalle pour nous lancer tête baissée dans la ville. L'heure avancée de la nuit ne me permet pas de distinguer les monuments tapis dans la pénombre. Cette nuit, le Tour Eiffel dort seule... et nue. Dans un dernier sursaut de provocation, Ludovic arrête la voiture dans le Bois de Boulogne. Je ne suis alors plus conscient de ce qui m'arrive. Je n'en mène pas large à marcher devant ces choses asexuées qui monnaient ce que l'on peut abusivement qualifier de charmes. Sebastian reste tout près de moi. Je ne sais pas si c'est lui qui cherche à se rapprocher de moi  ou si c'est moi qui quémande sa protection, en tout cas, nous ne nous lâchons pas d'une semelle. Il peut lire dans mon regard comme dans un livre et comprend ma terreur sans pour autant pouvoir y remédier. Toute la peur qui me cloue sur place n'a rien de commune avec celle que j'ai pu ressentir devant Rush, mais parfois, de brèves images que je retrouve dans les yeux de ces travestis me rappellent les longues minutes de torture que mon violeur m'a infligées. La vue de ces hommes-femmes remue ce qu'il y a de plus profond en moi. Je vois dans ces prostitués des meurtriers potentiels. Je les hais. Pourtant, je me sentirais presque attiré par le magnétisme produit par ces corps féminins aux traits fins, aux lignes galbées, mais dotés d'un pénis à  la place du vagin. Notre virée nocturne s'achève enfin. Les Brésiliens vont bientôt aller s'épiler et se doper aux hormones. Et demain sera encore un autre jour. Arrivés à destination, Pascal et Ludovic nous disent au revoir. Il est six heures lorsque nous nous mettons au lit. Avant de nous endormir, nous échangeons quelques impressions sur cette longue journée qui vient de s'écouler. Sebastian est conscient que quelque chose ne tourne pas rond. Lui aussi, il se montre irrité et plein de rancœur. De mon côté, j'essaie tant bien que mal d'encaisser le choc de ce que je viens de subir. Sebastian me rassure de son mieux en me donnant une petite tape sur l'épaule. Au contact de cette main lourde et écœurante, je le repousse sèchement. "Ne refais plus jamais çà!" m'entends-je dire méchamment. La coupe est pleine. Ce geste anodin et plutôt affectueux me fait sortir de mes gonds. Sebastian n'insiste pas. En me couchant sur le côté, le plus loin possible du corps de mon ami, j'essaie de me persuader que tout va désormais bien se passer. Je veux y croire très fort.

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