Drôle de troupe

vionline

Lors d'une entrevue parents-profs, mon institutrice de CE2 avait dit à ma mère:


- "Le problème, c'est que votre fille ne rentrera jamais dans le moule".

Elle lui avait montré l'étiquette de mon cahier du jour, sur laquelle j'avais simplement dessiné une petite fleur en dessous de mon prénom.
Ma mère avait été très fière et m'avait ressorti cette histoire le jour où je lui avais dit que je quittais la maison familiale pour aller travailler dans une troupe de théâtre itinérante.
Papa avait dégluti bruyamment:


- "Tout de même, tu es la seule qui n'est pas... qui n'est pas... une... t'es pas comme eux ! Pourquoi les suivre ?

- Le handicap de ta fille est d'avoir du cœur...

- C'est une vie de bohème, tu en es consciente ? Avec des gens qui ne savent pas s'occuper d'eux-mêmes !

- Phiphi ! Elle a dix-huit ans, elle fait ce qui lui plaît, maintenant ! Madame Schreiber l'avait bien dit. Hein, ma Lucie ?! Le problème, c'est que Lucie ne rentrera jamais dans le moule ! Ben j'étais contente, moi, qu'elle me dise ça ! Ce n'est pas elle qui finira comptable ou secrétaire, comme sa mère. Dieu ait son âme, la brave Madame Schreiber ! Tu vas partir en tournée ? C'est ça ? Comme une comédienne ? Tu joueras du classique ou du contemporain... ?


Je n'avais pas osé dire à ma mère qu'en aucun cas je ne jouerais de rôles. Ce n'est pas moi qu'on verrait sur les planches. Elle aurait bien aimé, j'imagine, que je sois une "menteuse professionnelle". Non, je serais plutôt assistante sociale, accompagnatrice, aidante. Je leur ferais réciter leurs textes en donnant quelques avis et conseils, tenterais de calmer des crises de stress, ferais la popotte en restant disponible, laverais notre caravane, soignerais les bobos, jouerais à la pharmacienne. A la péripatétipharmacienne comme disait...


Par contre, j'avais insisté sur le fait que nous serions toujours à l'abri du besoin matériel. Ce qui n'avait pour but que de rassurer mon père qui avait immédiatement conclu que les parents de l'un d'eux étaient pleins aux as et compensaient par le fric l'amour qu'ils n'avaient pas su donner à leur fils. J'étais presque sûre que ma mère aurait préféré que je ne vive que d'art et d'eau fraiche. Cela aurait peut-être fait plus "authentique". Les deux visions de la situation étaient pathétiques.


- "Un autiste-fascinateur, un muet-musicien-ventriloque, un trisomique-acrobate et un schizo-clown. Mais que vas-tu faire là-dedans ? Danseuse équestre ?".


Mon père s'imaginait que nous étions une troupe de cirque en perdition. Il avait peur pour moi et mon avenir. Les accompagner ne serait que perte de temps. Pire ! Selon lui, m'intégrer à leur bande était limite dangereux.


- "Et si on te poussait à faire du trapèze sans filet ? Et si tu finissais dans la cage aux lions ?

- Papa... On joue du Corneille, l'Illusion Comique ! Cyrano de Bergerac de Rostand ! On n'a pas de piste, ok ? Il n'y a pas d'acide qui sort de la fleur à la boutonnière du clown Auguste ! On est des poètes, des musiciens, des gens sensibles et on essaye de s'inventer une belle vie d'artistes. Tu comprends ? C'est juste que ce sont des gens torturés, parce qu'ils n'ont pas eu une vie facile, parce qu'ils sont malades. Alors oui, ça peut faire flipper. Et parfois, il faut savoir les canaliser, sinon, ils peuvent ressasser leurs mauvais souvenirs refoulés et inventer n'importe quoi. Moi, je leur sers de régulateur, parfois oui, c'est vrai, de souffre-douleur car je suis émotive. Ils testent leurs performances sur moi, me montrent de nouveaux numéros, ils me demandent ce que je pense de leurs impros... Ils répètent, j'écoute, prends des notes. Ils sont imprévisibles parfois et griffonnent sur mes remarques. Mais peu importe, je leur pardonne, parce que ce sont quatre types hors du commun. Fous, mais différents. Uniques au monde".


Mon père écoutait, dubitatif. Sans vraiment dire quelle était la vie qu'ils me faisaient mener au quotidien, je préférais être franche avec lui. La première fois que j'avais essayé, il m'avait conseillé de tous les prendre par la main pour nous rendre dans un groupe de parole.

- "Un bon psy ! C'est tout ce qu'il leur faut !".

Lui dire de nouveau qu'ils se servaient souvent de moi comme d'un calmant ou d'un punching-ball n'était pas forcément la meilleure des idées. Dans le grand cinoche de leur vie où le terme de handicap était peu toléré, car non accepté, ils leur fallait un moyen d'expression: la guitare, le dessin, la ventriloquie, l'humour, les imitations, l'illusionnisme... Pas nécessairement un psy. Ou bien, de façon impromptue, j'en faisais office. Je ne m'en étais pas immédiatement rendue compte mais ils s'étaient déjà confiés, voire confessés. Ils le faisaient en réécrivant sur mes notes, en m'embrassant avant d'aller se coucher ou au moment où ils me servaient le café au petit matin après une nuit agitée ou trop silencieuse.


Toujours est-il que je n'ai pas écouté papa et que je les ai rejoint. A vrai dire, ils n'avaient pas besoin de moi. Moi, qui avais aussi mes ennuis de santé, mais pas aussi graves que les leurs. Ils étaient malgré tout d'accord pour que je les suive, parvenant tant bien que mal à assurer une certaine logistique. Ils me traitaient souvent de "vieille" et comme j'avais eu le malheur de succomber à trois d'entre eux, à d'autres noms moins flatteurs encore. La seconde d'après, j'avais droit à tous les éloges, c'était à n'y rien comprendre. Mais étant moi-même si lunatique, j'y accordais de moins en moins d'importance. Peut-être le syndrome de Tourette les tourmentaient-ils tous ? Ce qui, je dois avouer était très communicatif. Malmenée, je me sentais pourtant proche d'eux. Comme disait Skywalker, il y avait "du bon en eux" et je m'efforçais de principalement m'attacher à ce fait. Plusieurs fois, ils m'avaient défendue, sauvée, tirée de mauvais pas. Rien que pour cela, je me devais de minimiser les critiques, moqueries ou petites humiliations. "Du bon en eux". Connards de handicapés !


- "Guss n'est pas triso, il fait semblant. Il a juste honte d'avouer qu'il est le résultat d'une partie de jambes en l'air entre son frère ainé et sa mère...".

Phrase ignoble de Vincent, le considéré par mon père comme étant le gosse de riche. Il était juste voleur, fricotait avec des dealers asiats ou des flics, rendait des "petits services" payants et trainait dans les casinos des régions que nous traversions. Il était autiste. Et c'était un don comme une calamité. Les "Aspis" étant purement factuels, enclin à balancer les vérités... Sans affect, sans égard, simplement logiques et directs, peut-être bien que nous avions un fils de...son frère dans l'équipe. C'était un psychopathe, avec un grand talent d'acteur, ses yeux me terrifiaient et m'attiraient tout autant. Nous nous étions rencontrés dans des circonstances toute bêtes, mais arrangées. Je ne pensais pas que nous allions chacun retenir le numéro de téléphone de l'autre. Une folie, en ce qui me concerne. Mais le fait est que nous avions matché sur des hobbies similaires. Il m'avait cernée en moins de 7 minutes. Je ne sais toujours pas ce qui lui plaît chez moi, mais, m'a-t-il dit, il a l'intention de m'épouser toutes les nuits.
Sur le coup, j'avais eu envie d'en rire, mais de nouveau, je m'étais dit que son raisonnement était implacablement absurde. Pas de quoi riposter. Je ne pouvais que me taire. Et il aimait ça, quand je me taisais enfin.


L'un de nous cinq se taisait constamment. Sauf sur scène où il était sans doute le meilleur de nous tous. Muet à la ville, Fabien parlait uniquement avec son ventre lors de nos représentations, ce qui faisait de lui un excellent marionnettiste. Doué de ses mains, il jouait à merveille toutes sortes d'instruments à cordes. Il détestait cordialement Vincent qui le lui rendait bien. A moins que tout ceci n'était que jeu entre eux. Acoquiné avec des gros durs d'un campement gitans, le vilain achetait son amitié lorsqu'il fallait bien une concertation de groupe. Décider d'un texte: il offrait une guitare, jouer dans tel lieu: il offrait un ukulélé, se partager différemment les gains d'une représentation: hop ! Une partition rare ! Son truc était de caresser les objets, de les réparer, de les astiquer, de les faire revivre en quelque sorte pour que le plus beau des sons puisse être émis. Exigent, calme et précis dans ses gestes, il restait concentré sur chaque choses, ce qui le rendait peu souriant, mais attentionné et généreux.


Presque autant que Mich', qui, contre toute attente, était le type que mon père craignait le plus, un clown étant selon lui un dépressif caché qui peut péter un câble à tout moment. Ce qui n'est pas si faux quand on y réfléchit. Il l'appelait "le schizo" car il était imitateur, pouvait nous faire pleurer de rire ou nous arracher des larmes de mélancolie. Pour moi, c'était pourtant le gardien d'un coin de ciel bleu dans ma vie trop terne. Il draguait les mamies et consolait les enfants. Aux femmes célibataires, il composait des alexandrins, aux hommes seuls, il donnait une affection et offrait son soutien sans faille. Il s'adaptait a chacun d'entre nous, savait nous réconcilier. Un bienfaiteur, un ami, un confident.


Et je parle au passé. Si je parle depuis le début de ce texte au passé c'est parce qu'un jour, Mich' a disparu.

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