Du choix du Capitaine...

lobley

Une inhabituelle tempête fait rage depuis maintenant trop longtemps.

Les passagers et l’équipage du Grand Voilier, désorientés, apeurés, ballottés par les flots, étourdis par le hurlement du vent dans le gréement, recroquevillés sous les nausées dues aux mouvements désordonnés du navire, ont décidé de changer de capitaine.

Une dizaine de postulants se sont présentés à leurs suffrages.

L’époque n’est plus où la foule prenait le temps de se documenter, de lire, d'analyser les arguments.

L’audio-visuel a lobotomisé les esprits.

Du haut de la passerelle, les différents candidats au poste de commandement ont harangué la foule, lui promettant de sortir le navire du mauvais temps.

L’un d’entre eux a parlé plus fort que les autres, créant la surprise car il était jusqu’alors peu connu. Ses qualités d’orateur, son lyrisme, ses soudaines éructations contre ses concurrents ont détonné : certaines têtes, de plus en plus nombreuses se sont levées, un espoir dans le regard. Des sourires se sont esquissés alors que le propos progressait. Il a parlé chiffres, de cap à suivre…La foule, peu au courant  des règles de navigation, a commencé à l’écouter avec dévotion, entrevoyant le nouveau Messie.

Des cris de ralliement se sont fait entendre, portés par des voix de plus en plus nombreuses : la contagion par l’émotion…Le désespoir devait disparaître !

La magie du verbe, l’éloquence venaient de triompher.

Le navire, sous l’impulsion du nouveau capitaine, changea de cap pour venir près du vent.

La tempête sévissait toujours.

Contre toute attente, au mépris des règles élémentaires de navigation, il ordonna de larguer les ris, de déployer toute la voilure.

Le Grand Voilier s’élança, piqua dans les formidables creux de la mer pour remonter lourdement, péniblement dans la déferlante qui suivait. Le bateau prit une gîte considérable.

Le chaos a bord fut indescriptible. Sous les coups de boutoir de la mer, certains furent précipités par dessus bord, d’autres projetés à terre, se brisant les os.

Le capitaine, dont on commençait tardivement à deviner l’entêtement, le refus de voir les réalités, bref l’incompétence, confirmait ses ordres démentiels en éructant de plus belle du haut de sa passerelle.

Soudain, le formidable coup de boutoir d’une déferlante plus forte que les autres fit tressaillir le grand navire de la proue à la poupe. Le grand mât émit un sinistre craquement avant de s’abattre, balayant des dizaines de corps sur le pont. Le navire, lentement, prit de plus en plus de gîte pour finalement se coucher avant de s’enfoncer dans l’abîme des flots tumultueux…

Rien n’est plus dangereux qu’un tribun surfant sur l’Emotion au détriment de la Raison….

« L’ennui, dans ce monde, c’est que les idiots sont sûrs d’eux et les gens sensés pleins de doutes » Bertrand Russel.   

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