Du sable à Louer

Milas

Elle avait ce drôle d'air lorsqu'elle conduisait, comme si elle prenait la pose, comme si elle attendait qu'une caméra s'enclenche. Je m'en souviens, elle plissait légèrement les yeux et laissait son bras gauche pendre en dehors de la voiture. Geste simple, mais il l'habillait d'une certaine nonchalance - à cause de ce volant qu'elle ne tenait qu'à une main et de ses cheveux mal attachés qui flottaient dans le courant d'air entrant par la fenêtre. Je me suis souvent demandé ce que cela donnerait si j'étais parvenu à capturer l'instant. Sûrement, des images en noir et blanc - ou alors aux quelques couleurs délavées - de ces anciens films américains où une jeune femme mâche du chewing-gum et secoue la tête, en écoutant du bop à la radio. Sauf qu'elle, elle n'était pas blonde et que la voiture n'était pas une décapotable rouge posée devant un décor en carton-pâte. Mais une Nissan primera vert bouteille de 1991, sans climatisation.
Était-ce à cela que je pensais, ce matin-là, alors que nous roulions à travers le désert ? Je ne m'en souviens pas exactement. Je me rappelle seulement la chaleur, la poussière et le vent qui entrait par les fenêtres ouvertes. La sueur grasse qui me coulait sur le front, le cuir des sièges qui me collait à la peau et puis cette route toute droite devant nous, avec la ligne de l'horizon qui ondulait au loin, toujours comme dans ces anciens films. Je revois aussi ces champs de vignes cramées, qui bordaient parfois la route et qui me ramenait à la bouteille vide de Pisco qui roulait sur la banquette arrière et à la douleur discrète qu'elle m'avait laissée derrière les yeux. Et cet océan, de l'autre côté de la dune, immensité grise qui déversait sur le désert son odeur marine,  ondulant au rythme du vent, moucheté de houle blanche qui reflétait le soleil. Ces algues vertes qui séchaient sur le sable et les milliers d'oiseaux qui becquetaient les crabes et les morceaux de plastique. Et puis, cette image qui me revenait dans l'esprit : celle de cette maison qui nous attendait au bout du chemin. Elle m'en avait tant parlé, c'était presque si je la voyais. Une cour ombragée, enfermée entre des murs peints de couleurs vives. Le bougainvillier qui poussait dans un coin et qui s'étendait sur la pergola, la fontaine qui faisait des clapotis et le hamac qui se secouait en silence. Le bruit de la musique, l'odeur de poisson grillé qui provenait de la cuisine, sa grand-mère toujours habillée de noir, qui coupait des tiges de sabila et qui en faisait couler la sève dans un pot en terre cuite. Elle ne quittait jamais l'ombre, m'avait-elle dit. Et elle buvait du thé brulant.
Derrière le poulailler, il y avait une rangée de cactus et enfant, elle allait y cueillir des figues avec ses cousins, ses cheveux noirs étaient tressés en nattes et son chapeau blanc de poussière. Sa chambre se trouvait à l'arrière de la maison, les fenêtres étaient barrées de lourds volets en bois et les soirs d'été, l'air chaud s'y engouffrait en silence. Tout en regardant la route défiler depuis la voiture, j'essayais de m'en faire une idée concrète. Je nous imaginais allonger sur le lit, les draps jetés au sol, les légers soubresauts du ventilateur au  dessus de nos tête. Elle devait avoir raison lorsqu'elle disait que ce serait l'endroit idéal ; Un relais au milieu du vide de ce désert, comme une oasis de calme dans le tumulte de la route.
- À quoi tu penses, m'avait-elle demandé au travers du silence qui s'était installé dans la voiture.
- À rien, je me dis seulement que c'est la première fois que je suis dans le désert.
Je vois encore le sourire qu'elle eut derrière son volant et les gestes maladroits qu'elle fit pour prendre la bouteille d'eau, coincée entre son siège et la portière.
-Tu as vu comme la route est belle ?
-Elle est neuve, on dirait.
Elle grimaça légèrement en prenant une gorgée qu'elle eut  du mal à avaler. L'eau devait être brûlante.
-Un sachet de thé et elle aurait été parfaite, me dit-elle, fidèle à cet optimisme que je lui avais souvent envié. Tu sais, c'est depuis que les touristes viennent. Lorsque j'étais enfant et que nous allions rendre visite à ma grand-mère pour les vacances, nous prenions le car. Je me rappelle que nous mettions presque le double de temps pour arriver. C'est parce que la route était mauvaise et parfois, les voitures devant nous cassaient leurs roues en passant dans des trous et bloquaient le chemin. Maintenant, tout est différent. Le bitume est lisse sur la route et dans les cars, il y a l'air conditionné et la télévision, c'est beaucoup mieux.
Effectivement, ce devait être mieux, plus confortable. La région avait bien changé en quelques années. C'était d'ailleurs pour cela qu'elle avait décidé de revenir et de rouvrir cette maison vide près de la jetée. De faire renaître le bruit dans le patio où fleurissait le bougainvillier et de remettre de l'eau dans la fontaine. Les travaux allaient bientôt débuter, elle avait engagé son cousin pour s'occuper de la rénovation. C'est pour cela que nous faisions la route depuis Lima, elle voulait être présente pour tout superviser.
-La ville ne va pas te manquer, lui ai-je demandé.
-Je ne sais pas encore. Les soirs vont certainement être plus calmes ici qu'à Barranco, mais ce ne sera que pour un temps. Une fois que la pension fonctionnera, je pourrai facilement faire des allers-retours. Finalement, nous ne sommes pas si loin et puis, ce n'est qu'en partant que je saurai où je  me trouve le mieux. Elle se risqua, à nouveau, à prendre quelques gorgées d'eau mais ne sembla plus avoir autant de mal à les avaler.
-Ah, tiens, nous arrivons bientôt.
Nous venions de dépasser un panneau indiquant « Puerto de Lomas, 15 km », inscrit en lettres blanches sur un fond vert. Depuis combien de temps n'avait-elle plus revu ce nom inscrit sur un panneau de signalisation ? Depuis la mort de sa grand-mère, sans doute.
-Heureusement que nous avons quitté l'hôtel tôt, ce matin, ajouta-t-elle après quelques secondes de silence. Sinon la chaleur aurait été insupportable.
Nous avions passé la nuit dans un petit hôtel, deux cents kilomètres plus haut sur la route. Cela faisait trois jours que nous avions quitté Lima, le trajet n'était pas si long, mais nous avions traîné en chemin. C'est parce qu'elle voulait faire un peu de tourisme, voir le pays. Nous ne sommes pas pressés, m'avait-elle dit en prenant le volant. Après tout, il y aura des gens qui feront des milliers de kilomètres pour venir visiter l'oasis de Huacachina ou la réserve de San Fernando. Alors, il faut bien que je connaisse tout cela pour pouvoir les renseigner correctement. Elle s'était mise à rire doucement. Dire qu'il m'aura fallu presque trente ans pour visiter mon propre pays.
Quelques kilomètres plus loin, les premières maisons de Puerto de Lomas se dessinèrent à l'horizon. Le village était sur la côte, petite bourgade de pêcheurs qui ne devait pas dépasser les deux mille habitants. Enfin, c'était sans compter les touristes internationaux qui transitaient entre Nasca et le désert d'Atacama et qui depuis quelques années, s'arrêtaient en chemin pour se payer quelques jours de farniente sur les plages de sable rouge, en s'allongeant le corps entre les lions de mer et les fous de Bassan. C'était aussi pour cela que le district investissait dans les routes et que les autobus s'équipaient de wifi et de sièges qui s'inclinent, pour rendre les trajets plus agréables. Lors de son dernier appel, son cousin lui avait raconté que trois nouvelles pensions s'étaient ouvertes en moins d'un an, en plus du grand hôtel face à l'océan. Il ne fallait plus perdre de temps, encore deux saisons et les places deviendraient chères.
Elle, elle avait passé une grande partie de son enfance dans ce village, élevée par sa grand-mère, dans la maison en face de la jetée.
-Mes parents vivaient à Lima et moi, je vivais ici. Il n'y avait pas assez de place pour nous trois dans leur appartement, m'avait-elle raconté un soir que nous buvions un verre, sur une terrasse de Miraflores.
-Quand je les ai rejoints, j'avais dix ans. Ce n'est pas le bon âge pour quitter l'endroit que l'on aime. Dans nos souvenirs, les images on eut le temps de s'imprimer mais elles ne sont pas nettes. Comme s'il y avait eut de la poussière sur l'objectif de l'appareil photo, une sorte de voile les recouvre.
Elle avait pris quelques gorgées de jus de fruit, un peu gênée de m'ennuyer avec ce genre de détails de sa vie. Mais ils ne m'ennuyaient pas alors je lui demandai de continuer.
-Ce dont je me souviens le plus, c'est de la couleur de l'océan. Petite, je croyais qu'il en avait deux qui se battaient la place. L'un, gris et sauvage, qui hurlait au large et qui courait jusqu'à la digue, les jours de vent, pour frapper les pêcheurs de toute sa colère. Comme s'il leur en voulait de chaque matin, venir le réveiller à l'aube pour lui voler ses poissons. Et puis, l'autre, plus calme et plus aimant, bleu turquoise ou transparent, qui somnolait dans les criques ou devant les plages. Parfois aussi, ces deux océans s'unissaient, c'était souvent le soir, c'était lorsque le soleil se couchait et ils se teintaient alors de reflets rouges et oranges, charriant le sable et les rayons fatigués, ce n'était que l'été, c'était celui que je préférais.  
La voiture fit un léger soubresaut en montant sur la route qui menait au village. Ici, l'on n'avait pas encore changé le bitume alors ça faisait comme une cassure nette à l'endroit où se finissait la carrere Panamericana Sur et la route 101, qui descendait jusqu'à Puerto de Lomas. Je sentis un peu d'excitation naître en moi alors que nous traversions, sans un mot, toutes les rues qui menaient à la jetée. Je fus surpris de voir à quoi ressemblait le village. Avec toutes ces maisons aux façades de parpaings nus et aux toits percés d'attentes de fer, ces petits cabanons de bois ou de taules, recouverts de peintures délavées par la poussière et ces rues envahies par le sable. C'était comme un immense chantier, une ville de Far West qui poussait au rythme effréné de l'arrivée des chercheurs d'or. Là, une enseigne de restaurant, que deux hommes tractaient dans une remorque. Ici, « hospedaje » inscrit en lettres vertes sur un mur fraîchement recouvert de crépit blanc. Et en dessous, cinq étoiles d'or peintes à côté d'un homme portant une map monde sur le dos. Plus loin, des étals de matelas gonflables, de jeux de plage et de poisson frais qui se côtoyaient sur une dalle de béton gris, à peine coulée. Et devant, des ouvriers en train de creuser un bassin au milieu de la chaussée, trou immense dans lequel viendraient bientôt se dresser deux grands pélicans de pierre, crachant des torrents d'eau par leur bec, sur des palmiers et des fleurs du désert jaunes, oranges et rouges.    
-Tu as vu comme ça a changé, dit-elle en brisant encore une fois le silence. Dans cinq ans, il y aura les premières villas qui seront construites. Je crois que des terrains se sont déjà vendus vers la Costa Azul, j'espère qu'ils n'iront pas jusqu'à la Mansa.
Je ne savais pas ce qu'était, moi, la Mansa, mais je fis oui avec la tête, espérons qu'ils n'iraient pas jusque là. Puis, elle arrêta la voiture sur le côté de la route et tira le frein à main, cela fit un bruit métallique qui résonna dans l'habitacle. J'ouvris la portière et je réalisai alors que l'on entendait l'océan. Sur le sable, un peu en contrebas, s'étendaient quelques rangées de parasols et des essuies de bain sur lesquels bronzaient des vacanciers.
-Tu sais que même des gens de Lima commencent à venir jusqu'ici pour passer leurs vacances. Mon cousin m'a dit que les hôtels étaient pleins toute l'année.
Près de l'eau, il y avait des pédalos à louer et des femmes, avec de grands chapeaux, qui poussaient des chariots réfrigérés jaunes, remplis de glaces. Plus loin, des tâches blanches et grises ondulaient au rythme des vagues, c'étaient des oiseaux qui se chauffaient les plumes au soleil. Sur le toit d'un cabanon de taule ondulée, à une quinzaine de mètres de moi, m'observait un pélican au bec jaune, orange et bleu, presque comme les fleurs du désert. J'étais impressionné et un peu ému aussi, c'était la première fois que j'en voyais un en vrai.
-Viens, c'est ici.
La bâtisse dénotait avec celles qui l'entouraient. Elle avait l'air plus ancienne, construite dans un style espagnol. Avec de longues fenêtres rectangulaires, des panneaux aux arabesques de fer forgé posé devant et plusieurs niveaux de toits en terrasse. Dans le patio, des ouvertures en arcades donnaient sur les différentes pièces de la maison. Nous y fîmes quelques pas dans l'air étouffant de midi, du sable recouvrait le carrelage andalou qui menait à la fontaine vide. Je l'entendis respirer à côté de moi, un souffle fort que je ne sus reconnaître. Tant de souvenirs devaient exister en ces lieux, tant de promesses aussi. Une nouvelle vie qui s'offrait à elle, sur cette côte qui l'avait vue grandir. Qu'était-elle en train de penser maintenant qu'elle revenait dans cette ville qui ne semblait plus la même ? Elle me prit la main, alors que nous nous arrêtions au centre du patio. Dans le coin, là où commençait la pergola, entre les deux murs noircis par le temps, le hamac traînait à terre et le bougainvillier était mort.

  • Emportée, vite la suite...

    · Il y a plus de 2 ans ·
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    sophiea

  • D'accord avec Michel Angeliko, ton texte fait vraiment voyager. L'ambiance est extra, les mots du narrateur touchants. J'adore le dernier paragraphe et surtout la dernière phrase qui apporte une touche encore plus mystérieuse au passé de la femme.

    · Il y a presque 4 ans ·
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    aisling

  • L'ambiance des mots me donne une envie folle d'y aller. Tout au long de la lecture, je m'y voyais déjà. Le "je" devenait "moi". Bravo pour ce début de voyage.J'attends la suite avec impatience. Entre temps, je continue de rêver à ce paradis lointain mais pas inaccessible.

    · Il y a environ 4 ans ·
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    Michel Angeliko

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