Echappée belle
Jade Tigana
Dans l'obscurité, ma main cherche fébrilement la tienne, elle tâtonne les moindres recoins de l'espace, effleurant nos souvenirs, pénétrant nos émois, mais sans les atteindre tout à fait. Mon corps, fiévreux, se heurte à nos instants passés, à ce monde qui nous appartenait, il s'épuise à chercher les nuances de ton souffle, il s'essouffle à faire en sorte que tu subsistes encore. Je crois que je te hais d'amour, et que je nous aime passionnément à la fois. Il me semble que je t'aime tant je te hais, et que je te déteste tellement je t'aime.
Je constate alors que ce paradoxe est porteur de sens, il révèle deux sentiments contraires, mais s'unissant dans l'adversité.
C'est une union tyrannique, une violente association, qui abîme le cœur et ronge la raison.. On se murmure avec désolation que l'on a tout perdu, autrui et soi à la fois, car mon autre est parti, et qu'il faisait parti de moi, par conséquent je suis décousue, un pantin, dont l'âme s'est évaporée et où il ne subsiste que les tissus, déliés. Nous sommes des écorchés de la vie, n'est ce pas ? Des êtres dotés d'une grande sensibilité, mais dont celle ci, poussée à son paroxysme, nous rend vulnérables, hostiles, sauvages. Nous nous heurtons sans cesse aux choses, à leur sens qui nous échappe, car celui ci nous résiste, et l'incompréhension nous pénètre, nous brûle, nous écorche vif. C'est pourquoi je te répétais souvent « cela n'est pas à notre portée, partons, il n'y a que nous qui importons, le reste n'a pas de consistance, le reste glisse, inlassablement ». Mais toi, tu as choisi le monde, et je n'étais pas le tien. Je ne suffisais pas à ta soif de vivre, je n'étais que restriction et obstacle, je n'étais presque rien, alors que toi, tu étais presque tout. Je nomme ce rapport d'asymétrie, je nomme ce rapport souffrance, et puis je ne le nomme plus, car je le ressens bien trop. Nos vies, ce sont des glissements. On s'abandonne à l'autre, on donne de la valeur aux mots, aux promesses, et puis on glisse.. Oui, on glisse du tout au rien, du bonheur à la souffrance, d'une promesse à la trahison, de l'amour à la haine. Nous glissons, et après la chute, nous nous raccrochons à des images embellies, à des regards impromptus, à des émotions, à cette authenticité salie. On s'aime à l'envers, à contre sens, on s'aime mal, qu'est ce qu'on est mal aimés, mais on se bat pour sauver un amour imparfait. Alors, on revient fébrilement vers vous, chers êtres aimés pour ce que vous êtes, êtres imparfaits, on s'abaisse doucement et on vous soupire :
A côté de moi, la place est libre, idéalement libre. Près de moi, la place est vide, désespérément vide. Alors, quand reviendras-tu combler maladroitement celle-ci ?
Ainsi, j'attends, patiemment. Et quand je pense à nous, je vois notre petit bonheur fébrile et vacillant, envahit et souvent terni par mes doutes incessants et mes craintes perpétuelles. Je te vois fuir dans mes cauchemars, et je me vois courir sans cesse, je m'essouffle, mais qu'importe, plongée dans un univers onirique, je suis prête à m'épuiser afin de te rattraper, bel oiseau, au gré de cette course sans fin. Je vois notre bonheur comme un joli paysage, mais dont les contours sont décolorés, comme un mirage, qui confère l'apparence d'une image parfaite mais qui se dissipe lorsque l'on s'approche de trop près. Je nous vois fondre l'une pour l'autre, d'une symbiose authentique, et pourtant, mon esprit s'anime comme pour me dire de goûter ce moment avec emportement, car celui ci ne tient de toute évidence qu'à un fil. Je suis de ce fait consciente de l'illusion, mais je suis une grande rêveuse. Mon coeur continue à idéaliser l'image factice d'un amour sincère, bien que mon esprit aille de l'avant. Aussi, j'ai retenu une citation d'Apollinaire qui écrivait "Il y a que je languis après une lettre qui tarde ". Cette expression résonne lourdement en moi, car moi, j'attendais un signe, un geste qui, une fois survenu, me rassurait quelque peu jusqu'au lendemain. Je m'asseyais patiemment au creux de ma chaise, et je te regardais passer à côté de moi, toi, la tête haute, les pieds sur terre, moi, le regard baissé et la tête dans les nuages. Je te regardais t'installer calmement au premier rang de la salle, et j'observais mon petit être demeurer au fond de celle ci. Je compris alors que tu ne m'avais jamais appartenu. J'ai détenu seulement une parcelle de toi, un bout fébrile de ce quelque chose d'encore vivant, un bout fébrile du paradis. J'avais en ma possession un morceau d'amour qui m'échappait sans cesse, et lorsque certains jours, je te sentais bien à moi, je te serrai si fort jusqu'à étouffer de toi, embrassant notre amour qui renaissait souvent, car j'avais conscience que le lendemain, celui ci serait, en somme, en danger. Je t'ai aimé d'un amour en dérive, sur la tangente, tous les jours à réinventer, si irrationnel, car je me battais incessamment pour nous garder, pour ne pas nous gâcher. Je t'ai aimé si fort car paraît-il, on aime d'autant plus lorsqu'on nous échappe, ma chère dérobade éternelle, tu étais libre, et moi, j'étais empoisonnée d'amour. Un baiser de poison me donnait la force d'endurer la douloureuse épreuve des jours avenirs, tel un élixir passionné, j'étais enivrée, et je me murmurais : la douceur de tes lèvres posées sur les miennes me suffit, aujourd'hui, qu'importe que je sois humiliée. Alors vois-tu, souvent, je pense, mais la plupart du temps, je te pense. Je tente d'ailleurs de te penser au passé, je te murmure à l'imparfait, je nous vois par conséquent loin du présent, loin du temps qui fut notre. Alors, je convoque les dernières forces qui me restent à m'efforcer d'oublier le goût de tes lèvres, l'émanation attrayante de ton parfum, la douce odeur de notre amour, le parfum enivrant de nos sentiments, ou encore la courbe si joliment dessinée qu'adopte ta silhouette lorsque tu es émue. Mais ici, je m'attendrie. Je me penche alors légèrement, ferme lentement les yeux, et ordonne à mon cœur écorché de saigner encore un peu. Je pense ainsi à l'attitude sévère et impitoyable que tu prends lorsque tu plies mon âme en deux, lorsque tu appuies sur mon cœur pour en faire jaillir la faiblesse, exploitant ton emprise, libérant ma faille. Je pense à cela si fort, que mon corps s'en souvient, il se courbe de douleur à l'image de ta fuite, de ton échappée belle, celle qui me laisse seule au bord de la route, abandonnée au détour d'un sombre chemin, délaissée et froissée ; révélant ici ma petitesse, et je tremble, souviens toi, je deviens feuille, je rétrécis, me voilà presque rien, je me dissous. Ma passion m'a perdu, elle m'a d'abord donné des ailes, posé ensuite délicatement sur le sol pour mieux m'y enfoncer, m'imprégnant de sa trace, je fusionne désormais avec la terre. Je me sens si minuscule face à l'ampleur de ton ascendant, car tu me distingues à peine, par conséquent moi, je ne me vois presque plus. Où est passée mon existence ? Ta présence est si grande qu'elle étaye subtilement mon absence. Tu ne fais que te soustraire à moi, et j'observe d'en bas, ta belle envolée. De ton être, transparait une douce violence que confère les prémisses d'un sourire blessant, d'un regard dur d'où l'on décèle aisément une inquiétante étrangeté. Ainsi, quelquefois je rêve d'une gomme à effacer le mal que l ‘on s'est infligé, et puis quelquefois je rêve d'un marteau à graver la douleur causée, et d'un pinceau à dessiner allégrement les contours de celle ci, m'incitant à me souvenir de ne pas m'engouffrer de nouveau, dans l'enfer de ton corps.
Bonjour Jade, je t ai lu, relu et re relu, je ne m en lasse. Tu es une artiste des mots ... Si beaux et si justes a la fois ...
· Il y a plus de 9 ans ·Isa Mespreuve
C'est très touchant, mille mercis
· Il y a plus de 9 ans ·Jade Tigana
"Ta présence est si grande qu'elle étaye subtilement ton absence". Ce texte est très très beau comme une poésie et très profond. Mais je reprends le titre d'un texte précédent que je viens de lire : "je t'ai connu parce que je te connais" ou pourrait on aussi dire "je t'aimais parce que je te connais" ou encore "je t'aimais parce que je me connais" ?
· Il y a plus de 9 ans ·Isabelle Polle
Merci beaucoup, c'est une interrogation intéressante que tu soulèves, peut être alors qu'aimer quelqu'un c'est être dans un rapport de transparence avec cette personne, d'où l'idée d'une connaissance de soi et de l'autre ?
· Il y a plus de 9 ans ·Jade Tigana
Pas forcément de transparence, mais de connaissance.
· Il y a plus de 9 ans ·Isabelle Polle
Je t'aime parce que je te connais. Je t'aime parce que je me connais. C'est sans doute le début d'une belle histoire. L'inverse n'est pas vrai.
· Il y a plus de 9 ans ·Isabelle Polle
J'approuve..
· Il y a plus de 9 ans ·Jade Tigana
Sauf si le Vie change ce que j'aimais ou si la Vie ma change à jamais (c'est pour la rime !). Mais votre texte est magnifique.
· Il y a plus de 9 ans ·Isabelle Polle
Sauf si le Vie change ce que j'aimais ou si la Vie ma change à jamais (c'est pour la rime !). Mais votre texte est magnifique.
· Il y a plus de 9 ans ·Isabelle Polle
C'est très subtil.. merci, contente de constater que celui ci vous a inspiré
· Il y a plus de 9 ans ·Jade Tigana
Il est plus qu'un essai, magnifique comme un poème. Il est sentiment, plus que philosophie.
· Il y a plus de 9 ans ·Isabelle Polle