Éclaircissement
Amanda
Synopsis
Charlotte est parmi celles qui attendent patiemment de tomber amoureuse de quelqu'un. En attendant, elle vit avec et pour les mots, qui la fascinent dès son enfance. Propriétaire d'une librairie spécialisée dans des anciens livres rares depuis la disparition soudaine de son grand-père, avec qui elle partageait un amour de l’étymologie et rien d’autre, Charlotte passe les jours avec des livres bien-aimés, en travaillant parfois un roman qui l’occupe depuis longtemps, mais dont l’écriture n’est pas encore terminée. Charlotte se trouve au milieu du monde de son grand-père et sa petite librairie, peuplée par une clientèle très fidèle à la mémoire du vieil homme que Charlotte n’a pas très bien connu. Parmi ces nouveaux amis, faux ou simplement mal connus, Charlotte essaie de ranger sa vie, d’éviter sa mère bien intentionnée mais autoritaire, qui ne veut que de petits-enfants, et d’un rapport renouvelé avec un ami d’école, Julien. Lorsque Charlotte décide de reprendre le cercle littéraire que menait son grand-père, elle est obligée à passer du temps avec les clients qu’elle connaît à peine. Peu à peu le cercle – et l’universitaire loquace mais dogmatique qui passe de plus en plus du temps à la librairie– enrichissent les jours de Charlotte bien que son nouvel esprit d’indépendance confuse et dérange Julien.
Début du livre
Éclaircissement.
C’est étrange, ce qui vient en tête lorsqu’on se trouve au restaurant, parlant de rien d’importance, quand l’attention passe rapidement d’une chose à une autre, mais ce mot décrit parfaitement l’envie de Charlotte, dînant face à Julien, un vieil ami, qui vient de façon indirecte lui proposer le mariage, en parlant longuement à propos du remariage récent de sa mère. Éclaircissement est incidemment le mot le plus beau de la langue française selon Charlotte, qui est quelqu’un qui prend du plaisir au lyrisme des mots.
- On ne peut pas s’y marier tous les deux, disait tout à l’heure Julien d’une voix basse et calme, pour que les voisins n’entendent rien.
Julien ne se rend pas encore compte que l’expression de surprise fixée sur le visage de Charlotte n’est pas de plaisir, mais de perplexité sincère. Ils dînent ensemble à un restaurant italien qu’ils fréquentent souvent, dans une salle illuminée avec le moins de lumière possible. Pourtant Charlotte baisse les yeux pour regarder la flamme de la bougie au centre de la table au lieu de Julien, pour éviter une réponse : peut-être qu’il s’est trompé, qu’il a trop bu.
Comment répondre à un tel propos ? Lorsqu’elle se trouve mal à l’aise Charlotte pense à la langue, pas pour chercher le mot le plus convenable, pas pour penser à son étymologie, mais pour réfléchir au son des syllabes entendus là-dedans, pour voir si le rythme il-même convient à l’occasion. Éclaircissement lui est un plaisir à prononcer grâce au fort commencement de l’accent aigu, aux « s » sibilants au milieu, à l’« -ent » terminal qui disparaît doucement avec un souffle presque non-prononcé. En outre Charlotte aime tous les mots comprenant la racine « clair » : éclair, la lumière au centre de la tempête, (s’)éclairer, éclaircir, éclaire, les jolies petites fleurs jaunes. Lorsqu’elle fêtait son onzième anniversaire, son grand-père lui a fait cadeau d’une très vieille édition du Dictionnaire de l’Académie française, qui ne cessait jamais d’émerveiller sa petite-fille. Dorénavant, sa matinée déroulait ainsi : elle se levait, entrait dans la salle de bain, et répétait tous « ses » mots, à haute voix, en ordre alphabétique comme cela se fait dans le dictionnaire, éclair jusqu’à éclaireur, enfin onze notations en somme, répétant sans faille devant la glace, avant même de se laver la figure. Éclaircissement, mot bien connu, bien aimé. Charlotte mène une vie rangée et très ritualisée, car elle tire du confort à l’exécution de ces actes habituels.
Cette soirée, ce dîner avec Julien, est une habitude récente mais souhaitée, une reprise d’amitié après quelques années de silence, et Charlotte attend avec impatience ces moments chaleureux, sauf en ce moment présent, car elle est totalement comblée par ce que vient de dire Julien. Julien est toujours grand, brun, aux yeux bleus, avec une voix douce et cultivée. Il est médecin, comme il a prévu il y a une dizaine d’années au lycée, mais selon Charlotte il aurait dû être acteur grâce à cette voix musicale. Il aime fumer, boire, et se plaindre de sa mère, que Charlotte connaît à peine. Julien parle fortement dramatique des noces de sa mère, bien que Charlotte s’intéresse beaucoup moins au mariage de la mère de Julien qu’à la nouvelle mariée elle-même. A présent il décrit précisément l’église, et Charlotte, point religieuse, craque la croûte sucrée de sa crème brûlée.
- Il est normal que l’on ne s’y marie pas, tu sais. Tu aimes avoir des fleurs partout, et là, les fleurs sont interdites. Interdites ! Enfin, sauf le bouquet de fleurs de la mariée, bien sûr.
Deux fois le même propos, remarque Charlotte. Qu’est-ce qu’il fait ? Charlotte souhaite de paraître plus équilibrée qu’elle ne le sent, car c’est une conversation tout à fait bizarre et inattendue entre deux anciens amis que se rencontrent souvent le week-end. L’accord, jusqu’à ce moment, était très amical, sans ce fil romantique qui lui semble d’avoir arrivé inexplicablement : Qui parle de mariage – de fixer une date, de choisir l’église – sans avoir jamais officiellement sorti tous les deux ?
Elle regarde les gens juste à côté : deux hommes et une femme, souriants, sans beaucoup dire. Parfois les hommes se racontent des blagues qui les font rire à haute voix. La femme rit de temps en temps, mais plus souvent elle semble plus intéressée à son verre, à la réfraction de la lumière à travers le rouge profond du vin qu’au discours des hommes. Elle doit avoir à peu près une quarantaine d’années, croit Charlotte, qui se trouve fascinée par le mouvement élégant de ses doigts sur son verre à vin. Elle tourne la tête pour chercher le serveur, et Charlotte voit qu’elle a les cheveux blonds. Elle a l’air aisé et Charlotte a envie de posséder un peu de cette mine tranquille.
- Non, répond enfin Charlotte, car Julien s’attend patiemment à une réponse. Bien sûr que l’on ne s’y marie pas, et c’est normal. Moi je ne suis pas religieuse, et toi non plus.
- Mais bon, là il faut toujours s’y réfléchir ; c’est ce que maman m’a dit.
Charlotte le regard à contrecœur. Il hausse les épaules.
- Tu as fini avec ton dessert ?
Il pose sa cuillère au-dessus de l’assiette, avec toute la complicité aisée qui leur est courante. Charlotte fait glisser son assiette au long de la table, et Julien dévore le reste de sa crème brûlée, et ils ne parlent plus du mariage. Ensuite Julien raconte quelque chose d’amusant qui lui est arrivée pendant la semaine, et Charlotte, bien qu’elle rie quand il le faut, a du mal à se concentrer sur l’histoire. Quand arrive l’addition, ils paient chacun la moitié.
Après, une fois rentrée chez elle, Charlotte se regarde dans la glace dans la salle de bain : toujours les cheveux fins et châtains, toujours les yeux verts cachés derrière ses lunettes, toujours ce corps assez agréable. Elle ne sait pas ce qu’elle s’attendait à voir de différent. Était-ce l’espoir de se trouver plus jolie, plus mûre après cette demande de mariage, une demande qui, sa mère lui a constaté, plusieurs fois, pourrait bien lui changer la vie ?
Si pour Charlotte cet épisode se déroulait tout gentiment, ce ne serait certainement pas le cas chez sa mère, qui grâce aux cheveux déjà blancs se croyait totalement prête à devenir la grand-mère de plusieurs petits-enfants. Il existe, Charlotte a vite conclu lorsqu’elle a quitté la maison de ses parents, quelques vérités qui ne sont évidentes qu’aux mamans : qu’avoir beaucoup de petits-enfants soit un droit incontestable, et donc, qu’il soit normal de chercher un mari pour une fille réticente. Elle ne s’est pas encore résignée à la vie célibataire de Charlotte, malgré ses protestations, et elle persistait à pousser Charlotte de faire la connaissance des fils de ses amis. Pour sa part, Charlotte a décidé de se taire à ce sujet avec sa mère et avec les gens qu’elles connaissent en commun, et c’est ainsi qu’elle se trouvait face à la glace, réfléchissant toute seule à cette absurde discussion de mariage, de peur que sa mère s’immisce dans cette affaire.
C’est mieux, se dit Charlotte à son image, en enlevant son maquillage. Je ne m’attends point à une demande de mariage de Julien, et, d’ailleurs, je n’en veux pas une non plus. Julien avait certainement trop bu, et la question ne sera pas là la prochaine fois.