Éclaircissement d'une célèbre maxime
leeman
La formulation désormais si courante et si couramment utilisée : "Le cœur a ses raisons que la raison ignore" doit être doublement corrigée. Elle nous provient de Blaise Pascal, dans les Pensées. Doublement corrigée car, d'une part, la vraie formulation est la suivante : "le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point/pas" ; d'autre part, et c'est là le point le plus important, nous n'utilisons pas cette formulation pour ce que Pascal souhaitait dire à partir d'elle. En effet, nous ne disons ceci que pour justifier nos choix amoureux, lui plutôt qu'un autre, elle plutôt qu'une autre. Ou, en tout cas, pour justifier nos actes de manière plus générale. Mais il ne s'agit pas du tout de cela. Il ne s'agit même pas d'amour, ou, du moins, il ne s'agit pas d'un amour amoureux, passionnel, sentimental. Au contraire, cet amour-là, proprement humain, s'oppose à ce dont il est véritablement question, l'amour de Dieu, l'ἀγάπη, que la raison ne peut point connaître. D'où cette formulation : le cœur et la raison sont en réalité deux manières pour l'homme de connaître les choses ; le cœur, l'intuition, permet de connaître les choses autrement que par la raison. Et, selon Pascal, on ne peut pas connaître Dieu par la raison, car une telle connaissance se fait par la foi, donc par la force du cœur. La connaissance par la raison se concentre davantage sur les concepts, les choses que nous sommes en mesure de construire rationnellement et logiquement. Cela n'est pas le cas pour la connaissance de Dieu, car Dieu est au-delà de toute rationalité, de toute compréhension logique des choses. Dieu est irrationnel, donc, la raison, profondément logique, ne peut permettre un tel accès à Dieu lui-même.
En réalité, cette distinction sous-entend autre chose qui a le mérite d'être souligné, car il ne faut pas passer à côté. Si connaître par le cœur n'est pas la même chose que connaître par la raison, c'est bien que les deux ne sont pas identiques quant à la manière de connaître. Ce qui pourrait être compris par connaissance par le cœur, c'est ce qu'on a pour coutume d'appeler, en philosophie, la connaissance par intuition, qui s'oppose à la raison parce qu'elle se saisit des choses immédiates, des évidences qui nous apparaissent directement, celles, par exemple, des mathématiques. Pour autant, je ne suis pas certain de cet exemple chez Pascal, pour autant qu'il puisse valoir chez d'autres philosophes. Ceci dit, la connaissance intuitive la plus grande, c'est la connaissance du divin : c'est à partir seulement du cœur que l'homme est apte à connaître Dieu. Sans lui, l'homme est voué à connaître les choses par démonstrations et principes établis grâce à la raison. Deux modalités de la connaissance des choses, donc, qui introduisent chez Pascal une valuation de ces modalités. Si mes souvenirs sont bons, dans le même fragment qui contient ce proverbe désormais célèbre se trouve l'idée selon laquelle la connaissance par le cœur est plus grande et plus juste que la connaissance par la raison, précisément parce que Dieu ne peut être connu que par le cœur. Ainsi, l'intuition fonde un moyen plus adéquat de connaître les choses, précisément parce qu'on n'est jamais confronté à quelque médiation que ce soit lorsqu'on connaît par intuition. Comme j'ai tenté de le montrer, l'intuition est une connaissance directe des choses dans leur plus pure essence. Donc, une connaissance qui ne passe par rien d'autre qu'elle-même. La raison, quant à elle, ne dispose pas que d'elle-même pour accéder à ce qui l'intéresse : elle passe par des médiations, des raisonnements, des constructions logiques et rationnelles. L'intuition est une connaissance immédiate, tandis que la raison est médiate. Le rapport entre l'intuition et l'objet de celle-ci est alors direct, sans obstacles, tandis que le rapport entre la raison et l'objet de celle-ci est indirect, parsemé d'obstacles et de médiations.
Enfin, pourquoi dire encore que "le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point" ? Il me faut, pour conclure, dire que cette distinction opérée par Pascal, entre intuition et raison, vise en réalité à critiquer toute preuve de l'existence de Dieu. En effet, communément dans l'histoire de la philosophie, on retrouve des philosophes qui se sont attelés à construire tout un système dont le seul objectif était de prouver rationnellement l'existence de Dieu : on peut penser à la preuve ontologique de Saint-Anselme, à la preuve ontologique de Descartes, entre autres. Ces deux penseurs ont voulu prouver Dieu par la raison, donc de l'expliquer par des médiations, donc de l'expliquer par un développement logique de choses qui permettraient, en s'influençant de manière causale, d'expliquer sinon de prouver l'existence de Dieu. Pascal, profondément chrétien, a tout intérêt à concevoir une thèse qui mette davantage en valeur l'intuition, intimement liée à la question de la foi de l'homme pour lui, s'il veut critiquer les preuves de l'existence de Dieu. C'est alors, me semble-t-il, pour contredire les thèses en faveur de la preuve ontologique de Dieu que Pascal, qui défend de manière profonde le fidéisme et la religion à travers toute son œuvre, distingue la connaissance par le cœur de la connaissance par la raison. Par cela, j'espère avoir pu expliquer convenablement qu'une phrase qui se veut philosophique peut cacher bien des choses si on ne s'imprègne pas pleinement de ce qui la précède autant que de l'œuvre dont elle provient. La connaissance de Dieu est donc immédiate, car le concours de la foi et de l'intuition mènera tout homme à la divinité la plus divine : le Dieu de la religion défendue.
Personnellement je pense que, croire en l'existence de Dieu est effectivement du domaine de notre intuition mais influencé par notre héritage culturel et religieux. Par contre, percevoir en soi et en toute chose, l'essence même du Divin est l'aboutissement du cheminement de la raison. Notre raison modérant les égarements, les fulgurances de cette intuition si souvent trompeuse.
· Il y a presque 7 ans ·Christian Le Meur
Tout dépend de la conception que vous adoptez. Beaucoup de philosophies tendent à cheminer par la raison vers l'essence de Dieu. Toutefois, j'ai précisément tenté de montrer que ça n'était pas le cas ici.
· Il y a presque 7 ans ·leeman