Eclats de Griffe

Len Shadow

Nouvelle écrite pour une anthologie sur le thème du bestiaire merveilleux. Ici, j'ai choisi d'écrire une histoire sur un hippogriffe dans un univers fantastique, j'espère qu'elle vous plaira !


     Hiogrïn…

     Je me souviens de la première fois que j'ai vu ton père. C'était une nuit étoilée, et j'étais sortie sur le balcon prendre l'air frais comme j'aimais tant le faire. Depuis la chambre du château, j'avais une vue sur toute la ville d'Idhan. Ses dalles et ses pierres blanches scintillaient légèrement sous la toile brillante du ciel, et je pouvais admirer les diverses constructions faites par nos ancêtres. Notre ville avait de la chance d'être construite autour de cette montagne : on avait une vue imprenable sur les alentours de la contrée d'Erfëdan, et on avait accès à beaucoup de minerais grâce aux grottes naturelles. Avec le temps, les piocheurs ont fini par les creuser davantage, allant jusqu'à récupérer des métaux précieux, tel que l'or.

     De l'or… Tu sais, Hiogrïn, on est l'un des seuls peuples dans les environs à en posséder autant. Par le passé, notre ville a subi beaucoup d'attaques pour cela, mais papa dit que c'est terminé, maintenant, ils ne reviendront plus. La nouvelle puissance de notre cité fait peur aux autres peuples de la région. Parfois, j'aimerais le croire. Mais je me couchais toujours avec la même crainte la nuit ; celle qu'un jour, notre cité ne sera qu'une proie au milieu des flammes. Comme l'a été ton père, lors de sa dernière heure…

     Mais quand je pense à toi, Hiogrïn, il m'arrive d'y croire. D'espérer que les mentalités changeront ; de penser que je ne verrais jamais la guerre, pas comme mes parents. Ils ont dit une fois que si j'avais été un garçon, ils auraient aimé que je connaisse des attaques, pour voir les conséquences de la violence. Mais ils trouvent qu'une future princesse comme moi ne devrait grandir que dans l'innocence et la tendresse…

     Tu sais comme je détestais ça, Hiogrïn. Seulement pour la raison que je risquais de ne pas pouvoir rester avec toi à tout jamais. Mon avenir, je l'imaginais déjà à tes côtés. Zerik m'avait souvent dit que de toute manière, j'avais encore dix ans pour y réfléchir, pour m'imaginer princesse. Il a même osé dire une fois que, plus tard, peut-être n'aurais-je plus voulu de toi, mais je l'ai giflé. Il avait beau être le futur prince, étant le fils aîné de la famille royale avec qui nous avons signé un pacte total il y a quelques années, je n'allais pas le laisser te remplacer. Tu sais, la paix entre nos deux cités durait depuis plusieurs décennies, et voilà sur quoi le précédent pacte de non-agression a débouché. J'avais donc répondu à Zerik que soit je dormirais dehors avec toi, soit on allait devoir faire une cohabitation à trois, une fois qu'il serait sur le trône. Mais tu sais comment il est : il a éclaté d'un rire sec, me disant que ce ne sera pas avec une bête ailée que j'allais avoir un avenir avec des enfants. Je lui ai alors répondu le plus sérieusement possible que pourtant, toi, tu descends bien d'un croisement d'une jument et d'un griffon, et que par conséquent, tout peut être possible. Pas le moindre instant je n'ai pensé ce que je disais, mais je l'ai inquiété : il m'a prise pour une folle. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, non ?

     Ton père n'était qu'un griffon… Prédateur naturel que les hommes de mon peuple ont décidé de transformé en proie. Je ne l'ai vu qu'une fois, ce soir-là où je me tenais debout sur le balcon, dans l'obscurité. C'était la première fois, oui, mais surtout la dernière. J'ignore où tu étais durant cette heure nocturne. Sûrement à l'abri dans la forêt sombre, là où les racines sortent trop des arbres pour que les chevaux de nos cavaliers puissent passer sans encombre… Tu venais de naître, le matin-même. Je n'ai pas pu te voir, les palefreniers t'avaient déjà jeté dans la rivière qui descendait vers la forêt, espérant sûrement que tu te noierais, vu la fragilité de ton jeune âge. Tu n'avais pas de plumes, semble-t-il, et les adultes de la ville riaient en pensant qu'une bête comme toi, ça ne pourrait jamais voler.

     Durant la journée, j'avoue ne pas t'avoir accordé la moindre pensée. J'imaginais que tu étais mort, comme tout le monde s'amusait à le répéter. Et puis, des chasses, les cavaliers de papa en font beaucoup. Qu'ils ramènent un griffon ou un loup mort, ça ne me faisait pas de grande différence – mis à part que je n'avais encore jamais vu de créature mythique.

     La race de ton père était une véritable légende aux yeux du peuple. Il semblerait que les anciens rois en avaient chacun domestiqué un, et ainsi, la cité avait un nouveau griffon à chaque génération. Des histoires circulaient sur ce lien que partageaient les griffons avec leurs cavaliers, mais je trouvais ça bête : ce lien existe surtout dans les légendes sur les dragons, mais dans la contrée, personne n'a jamais connu quelqu'un qui eut apprivoisé un dragon. Ils étaient trop dangereux, et les chasseurs les plus inconscients partaient à leur recherche, sur de longues expéditions de plusieurs jours, juste pour ramener leurs écailles. Elles étaient rares, mais les soldats les aimaient beaucoup. Elles étaient davantage utiles aux archers : un lancer suffisait à les enflammer. Les frottements avec l'air les réchauffaient dans la seconde, ce qui était très pratique pour la chasse ou encore le feu.

     Et, ce soir-là, c'est une écaille de dragon qui a tué ton père.

     Telle une fissure au-delà de l'obscurité, un cri bestial a retenti. Ce n'est pas le genre de cri qui fait vibrer le sol, non. Plutôt le genre de cri qui déchire littéralement le silence, le genre de cri qui résonne dans le vide de nos cœurs de guerriers-nés, le genre de cri qui se grave au fer brûlant dans nos mémoires.

     Oh que oui. Je me souviens bien de cette nuit-là. J'ai vu ton père s'envoler vers les abîmes du ciel, telle une ombre dans les ténèbres, avant que ses ailes ne s'enflamment. Tu me tuerais si jamais tu le savais, mais la première pensée que j'ai eu à cet instant-là, c'était à quel point c'était magnifique…

     Hiogrïn. Même dans les dernières secondes de sa vie, il a su montrer sa puissance. De ses plumes enflammées, il a illuminé les terres et la conscience humaine. Et dans ses derniers instants, sache que j'étais là. Que j'ai pensé à lui. Que j'en ai voulu à mon propre père.

     Qu'avait-il fait en partant traquer le griffon ? Rien de grave, à ses yeux. « Un devoir pour le peuple », comme il l'aurait dit. Mais pour moi, ce soir-là, il a arraché l'un des piliers les plus importants de ta vie. Cela faisait à peine un jour que tu connaissais la lumière de l'existence. Et, immédiatement chassé loin de ta mère, tu as dû trouver refuge dans le nid de la compagne de ton père ; forcé à te nourrir comme un bébé griffon au lieu de lait comme tu aurais dû…


*


     Mon père était furieux. Il l'a été durant toute la journée. A chaque repas, on reparlait de cet accouplement qui transgressait les lois de la nature. Il ne comprenait pas, et profitait des repas partagés avec ses cavaliers pour montrer son dégoût :

     — Non mais vous vous rendez compte ? Comment une bête pareille peut-elle naître ?

     — Ces créatures ont un nom, Majesté, fit remarquer l'un des soldats. Ce sont des Hippogriffes.

     — Cela m'est bien égal, qu'elles aient un nom ou non. Ce sont des hybrides, et ne représentent que l'impureté ! Sauvages et dangereuses comme des griffons, et dépourvues de toute intelligence comme un cheval ! Que voulez-vous que je vous dise ?

     J'avais l'habitude du caractère impétueux de mon père, et je n'ai jamais acquis les bonnes manières de me taire à table. Mon caractère réduisait à néant tous les efforts que ma mère avait déployés pour m'apprendre la politesse à table. Alors, je ne pus m'empêcher d'ajouter mon grain de sel à la conversation :

     — Les chevaux sont pas bêtes, papa. Ils ont leur propre langage.

     Mon père chassa vivement mes paroles d'un geste de la main et, toujours tourné vers ses hommes, répondit :

     — Les créatures comme ça sont bonnes à tuer. Le manque de neurones dans la cervelle de ce petit-là le mènera bientôt à commettre des erreurs irréparables. Il va falloir l'éradiquer, ainsi que son père. On ne va pas laisser en liberté un griffon qui exprime une attirance particulière pour la race équine ! Moi qui pensais avoir affaire à un poulain, quand j'ai vu que Nadgiga était pleine ! Abattez-les donc, avant que lui ou son enfant n'aillent faire la cour à mes autres juments !

     C'est sur ces mots-là que les cavaliers, une fois le repas fini, ont quitté la table pour partir traquer ton père. Le roi, lui, est resté assis à sa place, et a gardé le regard plongé dans son assiette vide. Puis, il a mis sa tête dans les mains et a marmonné, à l'intention de personne en particulier :

     — Ce n'est pas pour rien que les anciens rois se sont débarrassés de leurs griffons. Ils leur portaient malheur avec leur sale caractère, et puis un jour, un roi est mort empoisonné, parce que leurs griffes magiques, ce ne sont que des légendes. Elles ne détectent le poison qu'une fois sur deux. Plus personne ne se fie à eux depuis, et ils ont bien raison… C'est tout simplement dans leur nature, ils sont têtus, dangereux… Inutiles. Ils polluent la faune et la flore de nos régions, en plus de nous voler ce qu'on a de plus précieux !


*


     L'or… Il parlait de l'or, Hiogrïn. De cet or qui a été à l'origine de notre première rencontre.

     Je m'en souviens comme si c'était hier. C'est bête à dire, il y a tellement de choses dont on se souvient comme si c'était hier, mais avec toi, c'était spécial. C'est le genre de souvenirs dont on ne se souvient pas de la couleur du ciel, mais où l'éclat d'un regard reste aussi clair dans nos mémoires qu'au premier jour.

     Tu sais, je n'avais jamais vu de griffon de ma vie, sauf en peinture, ou encore la nuit-là où ton père a illuminé le ciel de ses ailes enflammées. Mais des hippogriffes, ça, j'ignorais encore plus à quoi ça pouvait bien ressembler.

     J'aidais ma mère à faire la vaisselle, ce jour-là. Il faisait beau dehors, et on a étendu une toile dans notre petit jardin privé, afin de faire sécher les couverts. Ce jardin, il est entouré d'un mur en pierres, qui fait environ deux mètres de haut. J'ai toujours trouvé ça ridicule, que la famille royale possède la cité, mais qu'elle n'ait qu'un minuscule jardin. Ma mère m'a expliquée une fois que c'était parce qu'à ce niveau-là dans la montagne, trouver des plateaux où construire et avoir un terrain plat étaient rares. Mais longtemps, j'ai été jalouse des habitants qui habitaient en dehors de l'enceinte. Ils avaient un grand terrain, et pouvaient même aller où ils voulaient. Moi, même si j'avais bientôt dix ans, je n'avais pas encore le droit de franchir la muraille. J'ai souvent dit à mes parents que c'était bête, ça faisait plusieurs années qu'on n'ait pas eu affaire à de véritables guerres, mis à part les combats entre chasseurs ou éclaireurs qui s'aventuraient un peu trop loin sur notre territoire. Mais ensuite, mon père a dit l'excuse la plus horrible que je n'ai jamais eu à entendre de ma vie : « Ma fille, ce n'est pas le fait qu'il puisse y avoir des guerres, le problème. Tu es une princesse, et ta vie est plus précieuse que celle de n'importe qui : tu portes le destin du royaume en toi. »

     Et peut-être portais-je ce fameux « destin », mais cela n'empêchait pas que ce jour-là, je sois forcée à mettre la vaisselle à sécher. Nous venions de faire un repas important dans le grand hall, où nous avons eu une trentaine de conviés au total. C'est la famille de Zerik, mon futur mari, qui est venue, accompagnée de leurs soldats et gardes les plus fidèles. Zerik a tenté de m'adresser la parole plusieurs fois durant le repas, puisque nous avons dû manger en tête-à-tête en bout de table ; mais je m'étais efforcée de faire semblant d'être passionnée par la conversation des adultes, juste pour l'inciter à se taire. C'est dingue comment ce garçon peut débiter des propos aussi absurdes qu'ennuyeux durant des heures…

     Pour les accueillir, nous avons sorti les fameux couverts d'or que nous gardions dans le placard en verre du salon. On les sortait rarement, mais on aimait les laisser là pour la décoration, ce qui permettait d'impressionner nos rares visiteurs.

     Je venais de poser un tas de cuillère sur la toile étendue sur l'herbe. Certes, on avait des torchons pour les sécher, mais ma mère, comme beaucoup d'autres personnes, était persuadée qu'exposer l'or au soleil rend son rayonnement immortel. Je ne m'étais jamais questionnée davantage là-dessus, baignant dans cette croyance, et vivant dans le flot de l'ignorance dont notre peuple faisait part.

     Le reflet des rayons de soleil sur les couverts a dû vraiment attirer ton regard, cette fois-là. C'était la première fois qu'une chose a dû titiller ta curiosité au point de te pousser à sortir de la forêt où tu es resté depuis la mort de ton père. Tu n'as jamais osé t'approcher de notre ville avant. Peut-être avais-tu peur d'être repéré le jour, et que la nuit, c'étaient la flamme des torches éclairant les ruelles qui t'intimidaient ? Mais voilà les faits : alors que je comptais le nombre de cuillères étalées sur la toile, j'ai entendu un bruit. Soudain. Comme un battement d'ailes. Dans mon dos.

     J'étais restée un instant paralysée, puisque mon instinct comprit avant moi qu'il y avait quelque chose qui clochait. Ce bruit de battement était trop puissant pour être un simple oiseau. Et surtout, il a cessé presque immédiatement.

     Lentement, je me suis retournée, et je t'ai vu là, perché sur le mur de pierre, en train de me fixer d'un œil curieux. J'ai été trop bête. J'ai cru que c'était après moi que tu en avais, avec ton regard à la fois sournois et espiègle. Les paroles de mon père à propos des créatures comme vous revinrent à moi, et je compris. Il fallait que j'aille m'abriter. De toute urgence.

     Alors, je t'ai jeté un dernier coup d'œil, qui a glissé sur ton plumage aux nuances ambre miroitant sous le soleil, tout en détaillant ton petit gabarit de jeune poulain. Mais il a suffi que mes yeux se posent une fois sur les griffes acérées de tes pattes antérieures pour que je hurle. Je me suis précipitée à l'intérieur, paniquée, fermant la porte derrière moi en un claquement. J'ai alors appelé ma mère à maintes reprises. J'ignorais où elle est passée, et lorsque j'ai réalisé que le pas de mon père descendait les marches de pierre, je me tus. Immédiatement.

     — Qu'y a-t-il, Laïksah ?

     J'ai dégluti lorsqu'il est arrivé dans la cuisine, et j'ai balbutié :

     — Je… Rien. Un insecte. Là, dehors.

     J'ai pointé du doigt la porte menant sur le jardin, mais tu étais déjà parti, et heureusement. Parce qu'au dernier instant, j'ai réalisé que tu n'étais qu'un petit aiglon. Que ton père était mort. Et que tu n'avais pas l'air de vouloir m'attaquer, non. Tu attendais plutôt que je parte…

     Et lorsque mon père est sorti dans le jardin, intrigué par mes propos, la première chose qu'il remarqua était que trois des cuillères en or avaient disparues. Il est ensuite revenu dans la pièce, l'air perturbé, mais au lieu de me demander quoique ce soit, il est parti rejoindre ma mère à l'étage pour lui en parler. Celle-ci n'était montée que pour redescendre le linge, qu'elle souhaitait mettre à sécher dehors aussi, profitant du beau temps.


*


     Le soir-même, je compris que tu en avais uniquement après l'or.

     Je suis sortie sur le balcon, encore une fois, pour prendre l'air nocturne. J'ai cette habitude depuis mon plus jeune âge. Voir les torches de villages se faire éteindre petit à petit me détend. Je pense souvent à toutes ces familles qui partagent le même foyer, qui doivent sûrement être plus proches que la mienne. Je n'ai jamais aimé être fille unique, et je me suis toujours sentie éloignée de mes parents, comme si on ne partageait pas la même perception de la vie…

     Tu es alors venu me voir. J'ai vu l'envergure de tes ailes s'élever au-delà de l'obscurité à l'horizon, et l'espace d'un instant, tu m'as fait penser à ton père. Ce griffon qui s'est toujours caché dans les bois du royaume, sans jamais en sortir, sauf peut-être le soir où il a rencontré ta mère. Nul ne se doutait qu'une telle créature vivait sur nos terres. Avec le temps, les peuples de notre région ont appris à craindre ces « bêtes-là », comme ils disaient. Mais mon père, en plus de les craindre, les a toujours haïs. Ils volent l'or pour en tapir leurs nids, détruisent la faune et la flore avec leur régime alimentaire et, par-dessus tout, mangent nos chevaux. Comprends-tu, Hiogrïn, ta mère aurait très bien pu être morte à l'heure qu'il est. Tuée et mangée par ton père. Mais, au lieu de cela, ils t'ont conçu. J'ignore le comment du pourquoi, mais le principal est que tu étais là, parmi nous.

     Ta silhouette s'est approchée telle une ombre dans la nuit, et je t'ai observé, sans plus te craindre. Tu as tenté d'atterrir sur la balustrade, mais c'est sur le balcon que ton petit corps de poulain s'est écroulé. J'ai dû m'écarter pour que tu ne me heurtes pas dans ta maladresse. Puis, j'ai hésité un instant. J'ignorais toujours si je pouvais te faire confiance ou non. Mais l'inquiétude a pris le pas sur la raison et, voyant que tu ne te relevais pas, je me suis approchée pour m'agenouiller à tes côtés.

     C'était là que j'ai remarqué les ressemblances que tu avais avec ta mère. Tu ne l'as jamais vraiment connue, mais elle était l'une des juments préférées de mon père, tu sais. Tes pattes arrières avaient héritées de ses balzanes blanches, et il restait des marques d'une robe baie, là où ton pelage évoluait à la place des plumes. Tu avais les mêmes oreilles qu'elle, aussi. Des oreilles pointues et vives, en alerte.

     Une fois le choc de la chute passé, elles se sont agitées, avant de s'orienter vers moi. Je suis restée immobile, n'osant pas faire le moindre mouvement. Mais lorsque tu as relevé la tête, ce n'est pas mon regard que tu as cherché. Tes yeux se sont posés sur le pendentif que je portais au cou. Ce pendentif était une petite horloge en or, attachée à une chaîne. Et cet or brillait sous la lumière de la Lune qui, peu à peu, commençait à dominer l'horizon.

     Puis, tes yeux ont plongé dans les miens. J'y ai alors vu quelque chose que je n'aurais jamais cru voir. Tu n'avais pas un regard terne, non. Il y brillait de la vie. De la curiosité. De la crainte. Tu ne savais pas si j'étais digne de confiance. Et, soudain, tu as reculé d'un pas, alors que j'ai cru voir un éclair de culpabilité traverser tes pupilles. Tes ailes se sont ouvertes précipitamment, et tu as pris ton envol. Je n'ai fait aucun mouvement pour te retenir.

     La vérité, c'est que tu voulais mon collier. Tu voulais de l'or à ramener à la compagne de ton père pour qu'elle t'accepte parmi ses petits. Mais ça, je ne l'ai su que plus tard.


*


     Suite à ce soir-là, je n'ai plus eu de tes nouvelles durant plusieurs jours. Ce n'est que la prochaine fois que j'ai aidé ma mère à mettre le couvert à sécher dehors que tu as daigné pointer ton nez de nouveau.

     Sauf que cette fois-là, lorsque je t'ai vu, je n'ai pu m'empêcher de sourire. Je me suis faite discrète, en restant sur le pas de la porte, et j'ai vérifié à plusieurs reprises que ma mère n'arrivait pas, craignant que tu te fasses repérer. Je me suis alors perdue dans l'admiration de ta silhouette divine, au point que j'ai oublié les raisons de ta venue. Et, soudain, tel un rapace fond sur sa proie, tu as plongé du mur, saisi quelques couverts entre tes griffes acérées, et tu es reparti tout aussi rapidement.

     Sur le coup, j'ai lâché un hurlement de surprise. Puis, me ressaisissant, je suis partie à ta poursuite. J'ai bien vu que tu te dirigeais vers la petite crique qui se trouvait en contre-bas de la montagne. Mais je connaissais ces lieux comme ma poche, et je n'ai eu qu'à foncer vers le petit chemin rocailleux qui menait vers la plage.

     Agilement, j'ai sauté de pierre en pierre, jusqu'à ce que je sois atterrie dans le sable fin. Ignorant la sensation de brûlure qui a commencé à m'atteindre au niveau de la plante des pieds, j'ai couru là où tu t'es réfugié : une petite grotte, dans laquelle je n'ai jamais osé aller jusqu'alors. Une fois à l'ombre des rochers, je n'ai pu ressentir qu'un unique soulagement : le sable y était plus froid. Le soleil avait l'habitude de beaucoup cogner dans la région, lors des périodes estivales.

     Mais les ténèbres de la petite grotte qui me faisait face m'ont fait frissonner. Je suis restée plantée là un bon bout de temps, jusqu'à ce que mes yeux se soient habités à l'obscurité. Puis, j'ai vu tes petits yeux curieux me dévisager. J'ai alors remarqué que la grotte n'était pas si profonde qu'il n'y paraissait et, doucement, j'y suis entrée.

     Ça a été la première fois que nous nous sommes retrouvés réellement face à face. Tes yeux sont restés plongés dans les miens, et nous sommes restés à nous fixer ainsi, dans la pénombre, durant un bon bout de temps. Lorsque la méfiance semblait peu à peu se dissiper dans ton regard d'ambre, je me suis agenouillée, et j'ai attendu. Tu t'es alors approché, l'air hésitant. Au bout de plusieurs minutes de patience, tu as fini par déposer les couverts dorés à mes pieds. J'ai alors tenté de tendre le bras vers toi, mais tu as fait un bond en arrière, et ton regard brillant m'a fait comprendre que tu venais de te remettre sur tes gardes.

     Alors, je suis partie. Tandis que je ressortais de la crique en grimpant sur les rochers chauds, je n'ai pu m'empêcher de me dire que décidément, tu étais un étrange phénomène. Rien n'expliquait pourquoi tu m'avais rendue ces couverts. Rien n'expliquait pourquoi mon pendentif en or ne semblait plus t'intriguer.

     Un étrange phénomène, certes… Mais pas un phénomène dangereux.


*


     Ça a fini par devenir une routine. Tous les jours, j'allais dans la crique, en espérant que tu viendrais m'y trouver. Cette plage n'a jamais été surveillée par les gardes, étant donné qu'on n'a jamais subi d'attaque navale durant le dernier centenaire, semble-t-il. Tous les peuples de notre région respectent la mer comme un élément sacré. Jamais il ne serait question pour eux d'y verser le sang dans le seul but d'atteindre la gloire. La sauvagerie n'était pas un trait que nous aimons par ici, et il en est de même pour nos ennemis. Cependant, j'ai souvent entendu mon père parler du fait qu'il existe des contrées lointaines, des contrées dont nous ne connaissons rien. Ça m'a toujours inquiétée, puisque que nous savons tous que tant que nous vivons dans l'ignorance du monde qui nous entoure, nous serons toujours exposés à une part de danger…

     Toi, tu as pris pour habitude d'observer mon petit manège du haut de la falaise. Tu venais souvent par-là, pour chercher des poissons qui auraient échappés aux filets des pêcheurs qui s'aventuraient plus au nord. Un jour, tu as décidé de me rejoindre. Puis, tu commenças à venir te poser sur le sable de la crique tous les soirs où je m'y promenais. Nous n'avons jamais rien fait de plus que de nous regarder. Les yeux dans les yeux, nous nous dévisagions en silence. Il y avait quelque chose d'à la fois bestial et humain en toi. Parfois, j'avais l'impression que tu devinais toutes mes intentions, que tu anticipais chacune de mes réactions. Jamais je n'ai pu t'approcher. Ta dignité et ta méfiance ont toujours eu raison de toi.

     Malgré tout, je commençai à sentir un lien se tisser entre nous. Jamais je ne pourrais parler d'une amitié rêvée, ni même de complicité. Mais tu étais là, à me surveiller, comme un ange-gardien. Tu avais beau te méfier de moi, je sentais en toi comme une bienveillance, un instinct protecteur que je ne saurais décrire.

     J'ai toujours su que quelque part, même lorsque je ne te voyais pas, tu étais là. Te cachant non loin du fort, tu pouvais observer mes faits et gestes, au-travers des grandes fenêtres de ma demeure. Tu aurais pu surveiller et protéger un être de ton espèce. Un griffon, ou un cheval. Mais tu as porté ton dévolu sur moi, simple humaine.

     J'ai alors senti que, petit à petit, de jour en jour, ce lien évoluait. Une évolution menée de l'intérieur, tel un fil qui brodait dans le fin tissu de nos cœurs.

     Ce lien, il était en moi ; il était en nous.

     Et il s'est bâti entre les regards et le temps qui s'écoule.


*


     Depuis que je t'ai connu, Hiogrïn, toute ma vie semblait plus illuminée. J'avais une raison de me lever chaque matin en me disant que le soir, je te verrais. Ça me rendait joyeuse, de savoir que tu grandissais bien, et qu'à présent tu savais qu'il ne fallait pas que tu t'approches trop de la ville. Avec le temps, ton plumage devenait de plus en plus magnifique. Quand j'étais à tes côtés, malgré ta froideur et ta distance, je me sentais en sécurité plus qu'avec n'importe quel humain. Juste par ta présence, tu parvenais à me calmer, et à me faire oublier tous mes tracas quotidiens.

     A mes yeux, tu étais unique, Hiogrïn.

     Surtout, je veux que tu saches que tu l'es toujours ; et que tu le seras à jamais…

     C'est un jour où ma mère est revenue de la cueillette que les problèmes ont commencé. Elle était partie à l'orée de la forêt, et était revenue avec de nouvelles espèces de plantes, qu'aucun de nous ne connaissait. Notre équipe de cuisiniers l'y avait accompagnée avec quelques cavaliers. C'était en espérant faire quelques découvertes culinaires et médicinales qu'ils étaient partis aussi loin. Généralement, nous trouvions tout ce dont nous avions besoin dans les champs de nos paysans, mais leur curiosité commune a été ce qui les a poussé à franchir les murs de la cité.

     A son retour, ma mère a déposé ces plantes rares au soleil, dans notre jardin. Il fait humide dans les bois, m'a-t-elle dit, et il fallait les assécher si on voulait faire de la cuisine avec. Je l'ai observée découper et étaler ces plantes étranges sur l'herbe, sans rien dire. Je me demandais surtout pourquoi les cuisiniers osaient goûter une nouvelle plante alors qu'ils n'avaient pas de griffon à portée de main : qui allait prouver que ces plantes n'étaient pas du poison ? Mais, pour une raison que j'ignore encore, cette question n'a pu franchir le seuil de mes lèvres…

     Puis, le soir est arrivé. Ma mère est ressortie dans le jardin récupérer les plantes, alors qu'on voyait un orage arriver à l'horizon. Ce qui est alors arrivé, je m'en souviendrais toujours. Aussi vif que l'éclair, tu as débarqué dans notre jardin en poussant un hurlement bestial, que je n'aurais jamais cru pouvoir sortir de la gorge d'une aussi frêle créature. Je t'ai lancé un coup d'œil, et je n'ai pas reconnu dans ton regard l'hippogriffe que je connaissais. Il y avait une inquiétante étincelle de folie qui m'était étrangère…

     Ma mère a hurlé, elle aussi. Elle n'a eu que le temps de lancer :

     — Cours t'abriter, Laïksah !

     J'ai vu de la terreur dans son regard ; mais je savais que c'était la première fois qu'elle voyait un hippogriffe de sa vie.

     Ce que j'ignorais, c'était que ça allait aussi être la dernière…

     Sans le moindre avertissement, tu as fondu sur elle. Je me suis précipitée à l'intérieur, gardant la porte ouverte au cas-où ma mère parvenait à s'échapper, mais j'ai dû rester là, à observer la scène, bouche bée.

     Un instant, j'ai cru que tu en avais après elle. Ou après sa bague de fiançailles. C'est bête, oui, mais que veux-tu ? Tu n'étais qu'un hippogriffe. Jamais, au grand jamais, je n'aurais cru que tu aurais hérité d'une seule et unique griffe de griffon. Le pouvoir, tu l'avais en toi, Hiogrïn. Mais on avait été trop imprudents, trop naïfs. Tu as à peine eu le temps de planter ta griffe dans les plantes que ma mère les a pris à pleins bras et a couru précipitamment à l'intérieur.

     Je ne t'ai jamais vu comme ça, Hiogrïn. Ce n'est que le lendemain que j'ai compris.

     Et ce, parce que la nuit qui suivit est celle où ma mère est morte.

     A la table du déjeuner, j'étais seule. Nos deux servantes se tenaient silencieusement au pas de la porte, l'air de marbre. Généralement, elles demandaient de mes nouvelles. Ce n'est que lorsque j'ai vu mon père arriver que j'ai réalisé. Il n'a rien dit – l'expression de son visage a suffi. Je me suis alors réfugiée dans ma chambre pour hurler, étouffant le son dans l'oreiller. Et j'ai hurlé. Encore et encore. Jusqu'à ce que j'en sois épuisée, que ma gorge me fasse mal, que toute mon énergie me quitte.

     Le soir même, je t'ai retrouvé en train d'attendre sur mon balcon, sous la pluie. Tu me regardais avec de grands yeux inquiets, au travers de la baie vitrée. D'un geste hésitant, je me suis levée de mon lit, et suis allée ouvrir la porte-fenêtre. Mais, à ma grande surprise, tu n'y es pas entré. Tout ce que tu as fait, c'est lever ta patte avant. Celle de droite. Intriguée, et rassurée du fait que tu ne te comportes pas comme la veille, je me suis accroupie pour observer ce que tu voulais me montrer.

     Ce fut alors que la réalité m'a percutée.

     Dans l'une de tes griffes résidaient des éclats noirs. Elle avait réagi au contact du poison, et vivant dans la forêt, tu connaissais déjà cette plante. Tu as observé les humains de mon peuple lorsqu'ils ont pénétré sur ton territoire. Puis, discrètement, tu les as suivis. Lorsque tu as vu ma mère ressortir dans le jardin, le soir, tu as rapidement compris qu'elle avait l'intention de les consommer. Mais jamais, au grand jamais, je n'aurais cru qu'elle les goûtera seule, sans en parler à qui que ce soit.

     Tu avais tenté de la prévenir, comme tu pouvais. Mais les humains sont ignorants ; ils ne voient que de la menace en tout ce qui leur est étranger, et ne savent communiquer qu'avec un langage verbal. Moi-même, j'avais mécompris tes intentions. Le seul point sur lequel je ne m'étais pas trompée était que tu ne voulais du mal à personne ; depuis toujours, tu veillais sur nous. Sans que l'on ne te l'ait jamais demandé. On a tué ton père, mais tu nous l'as pardonné. Tu étais conscient que nous, humains, voyons le danger là où il n'est pas ; c'était ton combat, Hiogrïn. Ton combat pour sauver tes semblables de la méfiance humaine.

     Tu sais, j'étais inquiète pour toi. Je ne suis sortie qu'une seule fois dans la journée, pour descendre discrètement à la cuisine vers quatre heures afin d'y trouver quelque chose à grignoter, comme j'avais sauté le repas du midi. Mais, alors que je me promenais dans le couloir, un fruit à la main, en route vers l'escalier de pierres, je surpris une conversation à voix basse dans la salle de conseil de mon père. Intriguée, je me suis rapprochée de la porte fermée, et j'ai tendu l'oreille.

     Ils parlaient de toi. De comment tu t'en es pris à ma mère avant de partir sans demander ton reste. Et s'ils ignoraient tout des hippogriffes, ils n'ignoraient pas que ma mère était morte empoisonnée.

     Ils pensaient que tu étais un mutant. Que tu avais hérité de griffes qui, au lieu de détecter le poison, avaient le pouvoir d'empoisonner…

     L'erreur, dans tout ça, c'est que la nuit-même, tu as eu la mauvaise idée de briser la fenêtre de la cuisine et faire disparaitre les seules preuves qui auraient pu te sauver. Tu n'avais pas encore atteint ta taille adulte, et tu y es passé plutôt facilement. Il n'y avait personne ; il devait bien être minuit passé. Tu y as retrouvé le bouquet de poison, tu as tout pris entre tes griffes, puis tu t'es envolé avec.

     Hiogrïn… Tu sais, ils n'ont pas retrouvé ces traces de poison dans la cuisine. Pas un seul instant, ils n'ont pensé que la cueillette de la veille était le seul élément qui eût été fatale pour ma mère. Personne n'a trouvé d'explication pour la fenêtre cassée, mais certains avaient fini par penser que la Lune était jalouse du Soleil, qui bénéficiait souvent de l'éclat de l'or du peuple. Depuis, ils mettent des cuillères en or dehors, même la nuit, pour que la Lune ne puisse plus jamais se venger. Aucune fenêtre n'a été brisée, depuis. Tous croient que c'est grâce à l'or des cuillères, alors les cuisiniers continuent encore d'exposer les couverts sous la lumière des astres.

     Sauf que moi, je sais tout. Je sais que si aucune fenêtre n'a été brisée de nouveau, c'est parce qu'il n'y a plus personne pour la briser. Et je sais que si les cuisiniers peuvent faire sortir les couverts à n'importe quel moment de la journée, à n'importe quel moment de la nuit, c'est parce qu'il n'y a plus personne pour les voler.

     Tu étais jeune, Hiogrïn. Il n'a pas été difficile pour eux de partir te traquer.

     Tu sais, le jour où ma mère est morte et que j'ai entendu la conversation depuis le couloir, j'étais entrée dans la salle de conférence comme une tornade. J'ai hurlé, hurlé tout ce que je savais. Que tu étais innocent, que tes griffes étaient celles d'un griffon et qu'elles pouvaient détecter le poison comme tes ancêtres, que c'est une plante qui a tué ma mère, et non toi.

     Mais rien n'y fit. Ce soir où je t'ai vu sur le balcon, ce sera le dernier soir où nous nous verrons de notre vie. La prochaine fois que je croiserai ton regard, ce sera pour voir son éclat mort, alors que les chevaux des cavaliers reviendraient de la chasse, trainant ta dépouille derrière eux, dans un nuage de poussière.


*


     Hiogrïn…

     C'est avec ces pensées et ces souvenirs que je t'offre ce pendentif. Tu sais, celui que tu voulais, tant tu te battais à rester parmi la famille de griffons qu'avait fondée ton père. Tiens, je le glisse dans ta patte – celle qui possède toujours ces éclats de griffe noirs. Garde le bien auprès de toi ; c'est le dernier souvenir que j'ai de ma mère. C'est elle qui me l'a offert, à la naissance.

     Je sais maintenant que tout ce que tu voulais, c'était d'être accepté. Tu voulais protéger les humains parce que tu savais que leurs erreurs les mèneraient à la mort. Tu voulais rendre heureuse ta famille adoptive en leur apportant des richesses tout en risquant ta vie. Tu refusais d'être unique ; tout ce que tu voulais, c'était d'avoir ta place sur ce monde.

     Mais quoique tu fasses, tu étais unique, Hiogrïn.

     Et c'est pour cela que je t'aimais.

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