Écriture à main seule

marie-roustan

«Elle se souvenait de la première fois qu’ils s’étaient vus. Rien de bien spécial, pas de cette émotion qui vous mets les jambes en coton, qui fait qu’on répond avec une petite voix étranglée à qui ose vous parler, alors qu’on essaie d’accaparer l’attention d’un seul être. Non, simplement, plus tard, en s’endormant dans le lit qu’elle préférait étroit, le souvenir d’un regard. Et, au réveil, ce regard si présent dans la chambre bleue. Non, il n’avait pas les yeux bleus, non et heureusement.

Un regard de velours, s’était-elle dit, bêtement, avec aussitôt cette interrogation : pourquoi parle-t-on de velours, pour des yeux ?

La réponse avait tardé, dans la brume de ce matin d’après la fête.

Du velours, c’est une étoffe, douce au toucher, mais on ne touche pas un regard.

Du velours, c’est somptueux.

Oui, un regard peut être somptueux …

Ce regard-là était-il somptueux ?

Oui, certainement … Oui … mais non … ce n’était pas ça…»

L’écrivain quitta l’écran des yeux, regarda au loin par la fenêtre, puis fit reculer son fauteuil roulant de sa seule main valide en effectuant un quart de tour, puis avança vers la commode de bois marqueté. Il y choisit une pipe de terre blanche, polie et jaunie de tabac, dans la coupe de porcelaine où attendaient celles que sa femme avait pris soin de bourrer pour lui. Il la prit machinalement, concentré sur les phrases qu’il allait mettre en forme. Cette histoire qui commençait à peine l’absorbait déjà. Comment rester détaché devant ce qu’il voulait transposer de sa propre vie, sans que ses proches ne puissent soupçonner la part d’authentique autobiographie qu’il allait y projeter ? Il lui faudrait bien tout transformer, tout mouliner avec soin en dosant chaque ingrédient, afin d’en faire une recette originale, au goût savoureux, qui cacherait l’amertume du composant principal. Il se dit qu’il fallait dissimuler le poison, non pour qu’il puisse tuer, mais, au contraire, pour qu’il devienne inoffensif. Il aspira une large bouffée, et s’étrangla à demi.

« Nom de sort ! » se dit-il intérieurement. « P … d’interne de mes deux … ».

Il n’avait jamais pardonné la trachéotomie qui lui avait pourtant sauvé la vie, lors de son accident. De rage, il crispa son poing sur le minuscule fourneau qui se fendit et il se brûla les doigts.

Au même moment, la porte s’ouvrit et deux gamines surgirent en trombe.

« Pépé ! Mamée nous a dit qu’il ne fallait pas te déranger parce que tu commençais une nouvelle aventure et, comme on était sages à jouer aux dames, elle ne nous a pas emmenées faire des courses. »

Visiblement ravies de jouer un bon tour à leur grand-mère, les fillettes chantaient ensemble en dansant autour du fauteuil du fumeur : la lueur anormale de son regard leur fit vite comprendre ce qu’il grommelait et la plus futée des deux jumelles se précipita sur le cendrier. Le pépé se détendit aussitôt : « Mes chéries, vous m’avez libéré ! ».

Nullement perturbées par son handicap, toutes deux s’affairaient maintenant. L’une s’était précipitée à la salle de bain et revenait avec une cuvette, laissant derrière elle des cataractes d’eau froide, l’autre approchait le fauteuil de la fenêtre pour mieux examiner la main valide en clamant :

« Comment vas-tu attraper ta souris, maintenant avec un bandage sur cette vilaine brûlure ? ».

« Mais non ce n’est rien, regarde ma peau est dure là, ça sent juste la corne cramée. »

Ils s’esclaffèrent tous les trois, heureux d’être ensemble.

Un moment plus tard, la grand-mère revenait du marché avec un panier plein de légumes variés. La porte du jardin du jardin grinça horriblement lorsqu’elle la poussa. Elle gravit les quelques marches menant à la terrasse et pénétra dans la maison. Tout était calme. Ses petites filles n’avaient pas fini leur partie ; il lui sembla juste qu’elles étaient plus ébouriffées que tout à l’heure.

- « Si vous avez bientôt fini, vous venez m’aider pour le gâteau ? »

Un hurlement de joie lui répondit …

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