Edimbourg ou Tim le second, le décevant

koss-ultane

               Edimbourg ou Tim le second, le décevant

     Je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui, je me sens oppressé. Peut-être est-ce cette grande première pour moi que de remettre le grand prix de la meilleure idée enfantine en personne qui me travaille plus que de raison ? Je suis le directeur du département jeux d’un célèbre magazine.

Les maisons devraient bouger et les trains être des endroits fixes où l’on pourrait se reposer, descendre de la vie en marche. Comme cela, les personnes coincées chez elles n’auraient qu’à se mettre devant la fenêtre pour voyager et voir des gens.

Timothy Simms, neuf ans

     Je connais le quartier, récemment rénové, de notre petit vainqueur. Je vais passer par le parc pour me détendre et tenter d’y reconnaître quelque chose depuis que mes défunts parents en ont déménagé voici trente-deux ans. J’y ai vécu les trois premières années de ma vie et n’en garde étrangement que des souvenirs sonores. J’ai hâte de rencontrer ce petit bout de chou qui est presque mon homonyme puisque je me nome Tim Simms. Dans le parc, un joli kiosque à journaux m’attire par ses cartes postales étranges. Il y a les habituels monuments de la ville mais, à la place des sempiternelles photos animalières attendrissantes et drôles, il y a aussi des clichés anciens de mauvaise qualité d’une poignée de garçonnets jouant au foot dans ce même parc. Puis l’un d’entre eux en vedette sur une autre carte légèrement floue, elle aussi, le pied sur le ballon et les bras repliés afin de mettre en valeur des biscoteaux inexistants. La mauvaise définition de la photo laisse néanmoins deviner un œil goguenard et une moue faussement féroce. La carte est intitulée : “inutile de vous présenter notre meilleur arrière”. Je délaisse ces clichés ratés en clignant des yeux et poursuis ma recherche de souvenirs. Rien ne me revient. Je sors du parc et m’engage dans la rue en pente au mauvais revêtement qui s’y achève toujours en impasse. Je regarde les numéros, cottage street, numéro neuf. A mi-pente, une modeste maison d’un étage, avec une seule fenêtre digne de ce nom, paraît être l’unique bâtisse de la rue à n’avoir jamais été rafraîchie. Je sonne sans autre résultat que les aboiements du chien des voisins. De la très vieille voisine pour être exact. Je lui fais mon sourire de commercial reniflant le bas de laine et m’approche de sa porte. Comme elle porte la main à son oreille en tournant légèrement le visage de côté, j’aboie plus fort que le chien.

_ Les Simms, c’est bien ici ?

     Elle ouvre de grands yeux ronds l’espace d’une fraction de seconde avant que ses paupières lourdes et détendues ne retombent à mi-pupilles.

_ Ils sont partis, y a bien longtemps mon pauvre monsieur !

_ Mais j’ai un courrier de leur fils qui date de cette année !

     Le chien finit par se taire à mi-phrase me laissant hurler ma contrariété comme un hystérique sitôt repenti. Levé de paupières flasques deuxième ! Avec un temps de suspension en progrès, proportionnel à l’ineptie que je semble avoir dite. Elle secoue la tête. Pas bon signe pour moi ça.

_ Y sont plus là depuis plus de trente ans ! Et leur fils était déjà mort depuis plusieurs années lorsqu’ils sont partis, alors !

     Je souris à mon infortune.

_ Pensez ! Des gens déjà âgés qui perdent un enfant, même quand y en a un autre qui vient d’arriver, y sont partis. Cela n’a plus jamais été pareil ici. Pauv’ petit bonhomme. Cela a tant duré.

     La vieille dame s’en retourne après avoir levé la main décharnée qui lui servait de point d’ancrage à sa porte. Je reste planté là, mon Timothy Simms sur les bras et mon chèque de récompense en bandoulière. Soudain, me pensant absorbé, j’entendis avec surprise ma voix résonner puissamment, réactivant le clébard. Sous l’emprise de ma stupéfaction, je ne saisis qu’à la toute fin de ma phrase ce que je venais de demander.

_ Vous souvenez-vous des prénoms des parents Simms ?

_ Jane et… et Robert ! s’époumone l’aïeule en se soulageant presque totalement de son dentier du haut.

     Je rétrécis d’un mètre sous l’effet de la réponse. La déglutition incertaine et les jambes flageolantes, je me laisse glisser le plus vite possible dans le parc en quête d’un banc qui voudra bien entrer dans la proche banlieue de ma syncope naissante. Je sortis doucement le courrier de la poche intérieure de ma veste. Je décachetai l’enveloppe contenant le pli vainqueur à l’unanimité et le relus avec attention. Il n’y avait pas de date. Mes mains tremblaient encore trop pour que je puisse lire l’écriture imparfaite de l’enfant. Mes parents avaient donc eu un premier fils dont je n’avais jamais rien su, dont ils ne m’avaient jamais rien dit. Ils m’avaient prénommé presque comme lui, devinant l’issue fatale en m’espérant à la hauteur et avaient déménagé pour couvrir leur dessein. J’entendais battre mon cœur et cela n’avait rien de réconfortant. Je me levai et me rassis aussitôt devant la multitude d’étoiles qui m’étaient apparues en plein jour. Je coinçai mes mains sous mes cuisses, après avoir déposé le feuillet sur celles-ci, et le relus deux douzaines de fois au moins. Mon père avait coutume de tester sur moi les idées qu’il avait pour les parutions enfantines. Ayant repris son poste, au bureau près, dans l’entreprise familiale, j’ai, en fouillant de vieux dossiers où il avait enfouit ce souvenir filial, remis dans le circuit un billet d’un fils testeur à son père créateur. Je me balançais comme un golio sur mon banc et récupérais peu à peu. Des dizaines de souvenirs de conversations parentales à mots couverts que je pensai être marques de discrétion afin de ménager mon ego à propos d’un brillant petit Timmy, d’un courageux Timmy, d’un adorable Timmy, avaient fait de moi un enfant épanoui à un point tel que l’on me surnomma “le souriant” dans toute la famille. J’ai vécu heureux sur un quiproquo, pensant que l’on se satisfaisait de moi pendant que l’on en regrettait amèrement un autre, forcément inégalable puisque mort. Plusieurs fois je pris pour de l’adoration maternelle ces regards perdus sur moi que je surprenais en relevant la tête. Elle cherchait sans doute des traces de son chef-d’œuvre dans ce brouillon vaguement ressemblant. A cette seconde, je pensais que mes parents avaient bien fait de mourir vite car je sentais un rien de rage commencer à tournoyer dans ma poitrine. Je regardai leur photo comme pour la première fois dans mon portefeuille et me rendis compte qu’ils avaient poussé le fétichisme jusqu’à me prénommer Tim, Oliver, Thomas, soit Tim O. T., rigolo, non ? Requinqué, je me levai, fis quelques génuflexions pour me dérouiller et revins vers le kiosque. Un vieil homme, paraissant porter sa pierre tombale sur le dos et une épitaphe sur le visage qui dirait “j’ai toujours vécu ici”, me fixait depuis le fond de sa guérite comme un mort l’aurait fait de son trou terreux. Je regardais les journaux jaunis dans une vitrine en plastique bricolée sur le rabat de bois qui devait fermer la cahute lorsqu’il désertait le lieu. Je le saluais d’un signe de tête et regardais à nouveau les étranges cartes postales floues. Des enfants qui jouaient dans ce parc il y a bien longtemps, un gosse en vedette le pied sur le ballon, “… notre meilleur arrière”. Puis un enfant allongé dans une drôle de boîte et, enfin, un visage renversé vers la lumière d’une fenêtre qui l’inonde, un sourire étranger et mon regard. Ou plutôt celui de mon frère.

     Le vingt-quatre janvier dix-neuf-cent-soixante-treize, Timothy Simms et ses amis jouent au football jusqu’à la nuit noire puis se quittent en se promettant revanches et humiliations footballistiques pour le lendemain après l‘école. Mais le jour suivant le petit Timothy Simms n’est pas à l’école, transporté au petit matin à l’hôpital le plus proche, il ne jouera plus jamais au football, ne marchera plus jamais, ne sortira plus jamais de sa chambre d’enfant jusqu’à sa mort, le treize mai dix-neuf-cent-soixante-quatorze. Un terrible virus avait attaqué son appareil respiratoire et l’avait contraint à survivre dans un poumon d’acier entre deux étouffements qui le laissaient bleu d’agonie. Au début tout le monde vint le visiter, fraternité, curiosité, recueillement puis… ne virent plus qu’à lui les babillements de son imparfaite doublure, la lumière des jours et la clarté des lunes.

Les maisons devraient bouger et les trains être des endroits fixes où l’on pourrait se reposer, descendre de la vie en marche. Comme cela, les personnes coincées chez elles n’auraient qu’à se mettre devant la fenêtre pour voyager et voir des gens.

Timothy Simms, neuf ans

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