Egarée

Louisa Slama

Je n'ai jamais eu peur de me perdre. Je ressassais mes souvenirs et je me suis rappelée cette fois, où, en visite chez une amie dans une ville inconnue, celle-ci m'avait abandonnée, tard le soir, loin de l'endroit où nous dormions. Le support technologique m'avait lui aussi abandonné, plus de téléphone. J'ai erré simplement, déambulé, croisé les vents des rues et peut-être une ou deux ombres. Pas de peur, pas d'angoisse, juste une marche décousue jusqu'à atterrir dans une zone familière, où j'ai retrouvé la porte d'entrée du domicile. En racontant cette anecdote plus tard à des amies, ce sont leurs réactions qui m'ont marqué. A aucun moment j'avais conscientisé que je n'avais pas eu peur, ou plutôt, qu'il était normal d'avoir peur dans une situation comme celle-ci. Je ne minimise pas le risque d'être une femme seule la nuit et si j'ai bien ressenti une crainte ce serait surement celle-ci. Mais pas à un unique moment je fus effrayée de ne pas être au bon endroit, là où je devrais, d'être dans un endroit inconnu, dans un univers nouveau. En y repensant c'est que je n'ai jamais eu ce sentiment profond d'être perdue, car je n'ai jamais ressenti celui d'être à ma place. Il n'y a pas d'endroit où je devrais être. L'attachement n'a pour moi ni sens, ni valeur. J'aime ce lieu, mais je pourrais en aimer d'autres. Je suis ici, mais je pourrais être ailleurs. L'égarement n'a de sens que s'il existe un point d'ancrage. Je n'en ai pas. Pas d'attaches. J'ai eu conscience de cela assez tôt, il me semble, et pendant une période de ma vie je me suis torturée à essayer de construire des lieux et relations pérennes, je voulais une base, quelque chose de solide auquel me rattacher, pour m'empêcher de sombrer en moi-même, pour rendre palpable cette réalité, pour lui donner du sens. Cela m'obsédait. Mais comme le sable, plus je m'efforçais de serrer la réalité entre mes mains, plus celle-ci s'échappait. J'ai compris que puisque je ne pouvais avoir de ports d'amarrage, alors je devais divaguer sans crainte. Les impératifs sont ceux que je m'impose. La signifiance des choses est celle que je leur accorde. Au fond de moi en tout cas. Mon moi profond est comme cela, le moi qui prend les décisions importantes, le moi que réagit en situation de danger, le moi qui considère quand agir et comment. Ce moi là est celui que je décris dans mes textes. Le moi social est celui de l'anxiété, du regard des autres, du masque lourd comme du plomb que je porte chaque jour, de la joie et de l'amour. Mon moi profond est détaché, neutre, n'impose ni bien ni mal aux choses de l'univers et ne se sent, jamais, jamais perdu. Mon moi profond me guide sans peur aucune, car il sait que je n'ai pas de destination à atteindre et nulle part où retourner. Pas de genèse à mon histoire, aucun lieu pour que le héros allonge sa tête et se repose. Je ne suis, qu'en moi-même, où je suis n'a donc que peu d'importance. Le sens même de la perdition est ridicule quand vous disséquez l'idée. Je suis perdue. Tout ton être, le plein que tu es, à cet instant, ne se résume que par cette absence de connaissance, ce vide que tu ne sais interpréter. L'absence est créatrice, le néant n'est qu'un monde que l'on a échouer à délimiter. L'ignorance disparait vite par l'expérience, mais peut-être que la réelle question se niche dans le sens que l'on donne à celle-ci. Si je ne sais pas alors je peux être perdue, mais si je ne sais rien, alors qu'est-ce que je ne connais pas ?  Comment être perdue lorsque l'on a décidé qu'aucun référentiel n'avait de sens. Je refuse de borner mon monde. J'aime apprendre à comprendre mais je n'oublie pas que la réalité s'accompagne des perceptions dans laquelle je la drape. J'ai égaré les patrons et les ciseaux, je ne coupe jamais le tissu.  Cela s'explique surement par le fait que j'ai toujours eu l'impression que mon esprit était bien trop grand pour moi-même et que je n'aurais assez d'une vie pour le découvrir et faire tomber les barrières que j'avais décidé d'ériger, quand je n'étais pas capable de faire autrement pour rationaliser tout cela. Mais ce n'est plus mon objectif. La raison n'existe que dans l'ordre et j'ai une tendance prononcée pour le chaos. L'univers est un chaos délicieux, bien plus large que mon esprit, où chaque chose n'est pas perdue, mais simplement là. Alors je suis comme ces choses, là, sans but aucun. J'observe et cela me suffit grandement. L'ego est pour mon moi social, la contemplation pour mon moi profond. 

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