Election-sous-Rognon ou Ballottage défavorable

koss-ultane

                                                Election-sous-Rognon ou Ballottage défavorable

     Pfff ! Quelle engeance ! Thomas-André en bavait. A soixante-trois ans se décider enfin à terrasser deux vieux complices infiniment plus costauds qu’ils n’en avaient l’air le terrassait à son tour. La bouteille de rouge en avait souffert elle aussi. Il s’assit en éructant en rafales semi contenues avec une lippe supérieure gonflée de relents de bas de fût. Qu’est-ce qu’il faisait chaud sitôt que l’on se remuait un peu ! Le mouchoir en carré sur la tête à la “Mimoun de Melbourne”, il perlait à grosses gouttes mais était content d’avoir entamé son chantier. La petite hache de son enfance avait bien vite rendu l’âme qu’elle n’avait jamais eu. Il avait embrayé sur du matériel plus sérieux et odoriférant. Les secousses lui faisaient régulièrement sortir le berlingot du claquoir. Ses boucles d’oreille en gouttes d’eau salée se défenestraient depuis ses lobes sur un rythme de métronome. Secoué de la sorte, il s’était aussi probablement un peu pissé dessus mais ce n’était pas grave il n’attendait personne et toute la petite famille était en course pour de longues heures. Il voulait faire la surprise avant la grande soirée électorale.

     Ils en avaient parlé si souvent qu’il pensait que cela n’arriverait plus jamais. Et avec une double cataracte aux deux yeux comment y faire attention ? Il en était de cela comme des aides à apporter aux miséreux de la commune, on en avait si souvent parlé que l’on finissait par ne plus y penser.

     Limitrophe au bout du terrain de son fils, là se tiendrait son dernier meeting, celui de son ultime victoire. Chaque fois il gagnait l’élection municipale avec moins de voix d’avance mais il triomphait toujours et, à quatre-vingt-huit ans, avait fait son deuil d’une éventuelle dynastie familiale. Un fils, Thomas-André, bien trop paysan et terre à terre pour aller visser son cul ailleurs que sur la moissonneuse, même retraité, n’avait jamais été à sa hauteur et l’avait déçu. Souvent bourré toujours bourru, son propre frère cadet de sept ans n’avait jamais eu de prétention autre que d’en boire un de plus que son voisin de comptoir. L’Ernest Gratefoin était devenu, municipales après municipales, une curiosité de la région. On le visitait après l’absence d’église et l’absence de charme de la mairie. Il était toujours content de raconter comment il avait sauvé le village de l’armée allemande et, certainement rancunier, en tuait un ou deux de plus tous les ans. Lui qui avait été fait prisonnier pendant qu’il pissait loin de son fusil sans jamais l’avoir utilisé autrement que comme une canne. Il ne s’était pas même échappé mais avait été libéré après l’armistice de quarante. Il était effectivement entré en résistance alors qu’il briguait la mairie pour la première fois en dix-neuf-cent-quarante-sept à la mort du père Torchefumier. Il avait été élu au premier tour. Faut dire que le dépouillement des douze bulletins avait été expéditif et sans suspens puisque sa seule famille comptait déjà pour huit sur le territoire de la commune. Aujourd’hui, en deux-mil-huit, la commune était montée à soixante-dix-sept âmes dont trop peu de damnées pour être véritablement inquiété à ce maudit second tour. Selon son calcul savant il devait gagner de trois voix minimum. Il prenait régulièrement des nouvelles des vieux et vieilles qui allaient voter pour lui, s’inquiétait de savoir si les cousins de Paris n’allaient pas venir les ravir sous d’autres cieux. Un jour d’élection se serait criminellement anti-démocratique. Dans la famille Gratefoin, on n’était pas prêt à composer avec une opposition autre que soumise. Et ce n’était pas les petits cons qui avaient changé Gratefoin en Gratefion sur les affiches qui pourraient ternir l’image du patriarche et soixante ans de clientélisme forcené patiné de bon sens paysan.

     C’était devenu un rituel. Son premier, dernier et unique meeting, il le tenait sur la pelouse de son neveu entre la maison de son fils, qui lui servait de quartier général, au cœur du village et le garage Monpoids. Depuis la terrasse, au dos de la maison filiale qui donnait sur sa future assemblée à quelques dizaines de mètres, il entendait bruisser les conversations et fuser les réflexions sans être vu. A quatre-vingt-huit ans il n’entendait plus si bien mais il ouïssait encore mieux qu’il ne voyait et le doux vent du soir lui portait les intéressantes élucubrations. Il reconnaissait les voix de ses administrés. Il sourit car il lui semblait bien mieux entendre que d’habitude. Spécialement depuis cette terrasse d’ailleurs. Le combat revitalisait les guerriers sans doute. Il faut être de cette race pour comprendre et non de la plèbe d’en bas. Pendant que tout son staff faisait acte de présence et occupait le terrain, le vieux permanentait les derniers follicules pileux de fessier de son ultime charge en règle contre son éternel rival Louis Marchansiège… Louis ? Ou Marcel ? Enfin c’était proche.

     A attendre sur la terrasse et tendre l’oreille, et puisque l’on sentait mieux l’air frisquet que de coutume, il allait céder à un autre rituel personnel formellement interdit à tous les autres membres de la famille depuis toujours : pisser sur le plan de persil depuis la terrasse. Pourquoi le chien seul aurait-il le droit de donner du goût aux plats familiaux ? Personne n’avait jamais voté pour ce clébard de malheur après tout. Etait-ce l’effet de la décontraction urinaire ou d’un faiblissement de la bise ? Mais il lui semblait que le brouhaha des jacasseries proches s’était tu. Il sourit les yeux clos, ce dernier petit rayon de soleil rasant sur le visage pendant l’égouttement du poireau sorti du premier magistrat sortant.

     Aussi incroyable que cela puisse paraître le clientélisme aurait-il donc ses limites ?

     Le fiston était quand même bien content de les avoir coupés ses deux pruniers gigantesques qui obstruaient la vue de la terrasse sur la pelouse du neveu. Ainsi tout le monde pouvait-il profiter de la vue depuis la terrasse sur ce grand rectangle d’herbe impeccable… et réciproquement. Le vieil Ernest Gratefoin fut battu d’une… courte longueur le dimanche suivant. Terrassé ?

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