elle

Christian Boscus

Elle

Elle traverse le pont où sa vie s’est posée sur chacun des pavés jonchant le sol. Combien d’hommes les ont foulés, frappés de leurs bottes puantes et de leurs pesantes exigences de mâles dominants ? Le vent de la colère souffle de tout bord. L’aquilon, le zéphyr, la tramontane sont fâchés. Elle croit qu’elle n’arrivera pas jusqu’au bout. Pourtant elle doit le traverser ce pont. A l’autre bout, elle est attendue.

            La tempête fait rage et tous ses souvenirs l’encombrent, toutes ses mémoires pèsent sur son dos voûté. Elle se souvient, elle se rappelle, elle se remémore le Simon qui le premier la humilié quand il s’est planté entre ses cuisses toutes frêles. Elle le regarde. Elle lui sourit et le Simon est happé par l’ouragan qui gronde. Il disparaît à tout jamais.  Puis elle voit arriver le grand Jacques avec sa valise pleine de promesses. Elle lui sourit tendrement de lui avoir menti et ses mensonges et sa frimousse sont emportés dans la tourmente. Ils disparaissent à tout jamais. Elle avance malgré la violence du vent en se tenant à la rambarde du pont de sa vie pour ne pas tomber. A mesure, elle s’allège de ses fardeaux. A mesure, elle s’incarne dans la pierre sous ses pieds. Les pavés, derrière elle, se disloquent. Elle ne peut plus retourner en arrière. A l’autre bout, on l’attend.

Et puis le gros Georges l’accoste au tiers de son parcours. Il est toujours affublé de sa médiocrité et des semences du ciel. Il lui laissera des enfants et s’enfuira sans se retourner. Elle le déleste de sa honte et de sa culpabilité et dans un large sourire, elle l’envoie au diable angélique. Plus jamais il ne pourra lui faire du mal, elle est devenue transparente. La tornade des regrets traverse le pont pour la coucher à terre mais elle s’accroche au présent de son désir d’aimer encore et toujours, à jamais. Le petit Serge lui barre la route avec sa malle chargé d’un amour éphémère. Elle l’enjambe en riant et d’un coup de talon l’expédie au jardin des réjouissances divines.

Malgré le Zéphyr qui redouble, l’aquilon qui se fâche, la tramontane qui grossit, elle poursuit sa route comme un alpiniste épris des sommets les plus hauts.

Ils sont encore nombreux tous les mâles qu’elle rencontre. Tous lui ont volé un peu de vie, un morceau de temps, une étincelle de joie… Un peu d’amour était là quand même ! Elle les prend tous dans ses bras devenus des arches de lumière et d’un sourire océanique les envoie paître dans les pâturages du Dieu des étourdis.

Son pas se fait plus vrai, plus sûr, plus léger en même temps. Elle laisse derrière elle toutes ses émotions de plomb qu’elle avait pris pour des amies fidèles et qui lui avaient brisé les jambes et le cœur.

A l’autre bout du pont de sa vie, elle n’a plus d’âge. Elle est devenue éternelle. Elle ne porte plus le fardeau de ses ancêtres. Elle sait qu’elle a laissé avec tous les hommes de sa vie une part de sa peur et de son incapacité à se révéler fille des ailes transparentes. Elle a aimé. Elle a été mal aimée.

La tempête s’est assoupie ; les trois vents se sont endormis ; les pavés ont fait place à un chemin d’herbe et de feuilles ; les mille hommes porteurs de ses fardeaux n’en font qu’un. Elle s’approche de l’autre rive. Un homme Dieu l’attend et l’accueille les bras ouverts. Il les contient tous et bien plus. Elle se blottit contre lui silencieuse et abandonnée et s’endort contre sa peau, enfin apaisée, épuisée par cette traversée au cœur de la tempête. Elle est arrivée. Elle a vingt, cinquante, cent ans, qu’importe !

Quand elle se réveillera, elle aura oublié sa périlleuse marche et elle comprendra que chaque épreuve vécue, que chaque homme rencontré, que chaque chemin parcouru, n’était qu’une partie d’elle-même.

  • Bravo, vraiment ! Vous abordez là, Christian, une part de la vie de beaucoup de femmes. Je me permets de vous indiquer ceci : le zéphyr, je crois, est un vent plutôt doux ; j'aurais choisi le mistral, par exemple, qui est glacial. Vous mettez une majuscule à zéphyr en page 2. Dans votre texte il s'agit du vent, nom commun, et il s'écrit alors avec une minuscule. Sans doute vous le savez. En tant que divinité il s'agit de Zéphire. Merci à vous pour cette histoire bien intéressante.

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    Marie Souffron

  • C'était bien joli mais je n'ai pas eu la fin...!Agréable à lire

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Lisbonne 27 29 juillet 2010 028

    Frédéric Cogno

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