Elle voulait voir Paris

La Parisienne arriva bien fatiguée et très énervée ; pour la calmer, sa fille lui dit qu'elle était là pour se reposer et puis qu'elle pourrait rentrer chez elle. Elle était née à Montmartre et le revendiqua d'emblée, elle n'allait pas moisir ici. On se serait  cru dans quai des brumes : Atmosphère, atmosphère, est ce que j'ai une gueule d'atmosphère!

Le temps passa et elle ne rentra pas. Chaque jour, elle s'agaçait de plus belle, elle n'avait rien à foutre avec les ploucs de Province, elle voulait prendre le métro et s'tirer illico.  

On finit par lui dire qu'elle était à la maison de retraite et qu'il n'y avait pas de métro. Mais y'a qu'des fous la dedans, comment ça y'a pas de métro. C'était quoi cette baraque ? Elle dit qu'elle s'en foutait, qu'elle avait  l'habitude de marcher et que du coup, elle s'en allait à pied. Sa vie c'était Paris, les grands boulevards, la Samaritaine, l'usine où elle était ouvrière, les copines, le p'tit noir au comptoir…Les vacances étaient terminées.

 Elle voulait voir Paris !

Chaque jour elle claquait les portes, faisait voltiger ses affaires et tournait en rond comme un lion en cage cherchant inlassablement une issue, ce sont elles qui ont les clefs ces salopes !

Elle voulait voir Paris!

Elle refusa la toilette, de s'alimenter, de participer aux activités. Elle hurla qu'on l'avait cambriolée. Le médecin lui donna des cachets.  

Par moments, elle se calmait et parlait de la guerre comme si c'était hier, les Allemands, ces sales Boches qui faisaient claquer leurs bottes sur les Champs-Elysées. D'autres jours, elle était en enfance, galopait dans le quartier et s'en allait au ciné Gaumont mais là, la séance était terminée, elle devait prendre le train, sa maman allait s'inquiéter et elle entrait dans une rage folle, les autres ils sortent, pourquoi pas moi, j'suis en prison ou quoi ? 

Le lendemain ça recommençait.

-         Il faut manger ! 

-         J'ai pas faim, j'm'en fou, j'crèverais plus vite.

Elle repoussait le café, recrachait les cachets qui allaient l'empoissonner et elle cherchait ses chaussures qu'on lui avaient encore planquées bien sûr. C'que c'est archaïque ici ! Éructa-t-elle tout à trac. Qu'est-ce que j'fou là, j'suis pas chez moi ?  Elle se foutait de tout ce qui concernait la vie quotidienne. Elle ne voulait plus parler, les questions l'emmerdaient, qu'est que ça pouvait  bien leur foutre de connaître ses souvenirs, son métier, sa vie…

Elle voulait voir Paris!

Un  dimanche où elle marchait sans fin avec son sac en bandoulière et son chapeau sur la tête tendant le nez à chaque porte, elle aperçut une soignante.  

-C'est par là la sortie ? demanda-t-elle de sa voix d'Arletty 

-Nous allons bientôt servir le goûter lui répondit l'aide-soignante  pour faire diversion. Elle l'invita alors à s'asseoir avec elle derrière le poste d'informatique et lui proposa un petit jeu pour patienter :

-Donnez-moi un mot qui vous passe par la tête

-Tour Eiffel répondit spontanément la Parisienne.  

Et voilà que miraculeusement des dizaines monuments apparurent sur l'écran. La dame fut subjuguée et son visage rivé sur l'écran s'éclaira d'un sourire extraordinaire. Elles jouèrent un long moment au gré de leurs idées et puis l'aide-soignante lui demanda quel était son film préféré. Sans même réfléchir, la vieille dame murmura ce  titre poétique : Le chant du printemps avec Jeannette Mac Donald et Nelson Eddy compléta-t-elle. Le moteur de recherches d'internet extrait à son tour du fond de sa mémoire, le synopsis de cette comédie musicale américaine de 1937 et la Parisienne exulta. Elle bavarda un long moment sans répit en reconnaissant les acteurs et la musique.

C'est alors que ses grands yeux sombres se mirent à briller

d'un feu nouveau de jeune fille en fleur.