Elles sont trois. Deuxième chapitre: Lachésis.
Sur le ferry de Venise à Corfou, je viens de rencontrer Clotho, la Fileuse qui donne la vie. Séductrice, elle me domine, et appelle sa deuxième soeur, Lachésis. La traversée ne fait que commencer !
Deuxième rencontre: Lachésis.
Clotho savoure son scotch. Elle quitte son fauteuil et me rejoint sur la banquette, caresse mon front. Troublée, la Fileuse. Je hasarde: "Clotho (ou Nona), votre soeur va venir..."
"Soeur, Edouard, avec une majuscule. Elle ne se choquera pas. Nous échangeons beaucoup, toutes les trois. Tu me plais, et c'est moi qui t'ai fait naître !".
Ses doigts effleurent mes lèvres. Elle se penche et m'embrasse. Je pars dans un vertige, tout devient blanc, lumineux. J'entends, lointaine, sa voix qui psalmodie des formules, sans doute en grec ancien. Dans mon esprit elle apparait, nue, et continue ses incantations. J'ai envie...
"Edouard !" Une autre voix féminine, gentille, moqueuse, me ramène au réel, sur la banquette. C'est Lachésis, qui gronde un peu sa Soeur (oui, avec une majuscule).
"Clotho, c'était pas la peine de me convoquer si tu le voulais, ce garçon ! Bonjour, gentil mortel. Suis-je importune ? veux-tu que je laisse ma Soeur s'occuper de toi ?"
Je me redresse, respire un grand coup. Mon désir reflue, je suis en rogne. Lachésis a une beauté plus humaine que Clotho.
"Êtes-vous une Fileuse, vous aussi, Lachésis ?"
"Nous somme encore près de Venise, Edouard. Je suis Decima, pour le moment. Fileuse, oui. Le fil de ta vie a été crée par Nona (Clotho). C'est moi, maintenant, qui le dévide."
"Le fil de ma vie dépend de vous ? Jusqu'à ma fin ?
Les deux Soeurs me dévorent des yeux sans répondre. Je suis assis entre elles, maintenant. Nona m'attire contre son buste et me demande sévèrement: "Tu te souviens du numéro de ma cabine ?"
Je réponds: "32", avec une promptitude qu'elle savoure.
"Bien Edouard ! Allons sur le pont, tous les trois."
Elles finissent leur verre, et Decima constate: "Ton obéissance est preuve de sagesse. Sois sans crainte, le fil de ta vie est en de bonnes mains. Ah, ça y est, nous venons de quitter les eaux d'Italie. Grecques nous sommes maintenant: Clotho, Lachésis. Viens prendre un peu d'air marin."
Nous quittons le salon-bar. Le vent très fort qui nous cueille en arrivant sur le pont devrait me remettre les idées en place, car je plane, là. Me voilà aux mains de Créatures qui existaient déjà il y a des millénaires. Pourquoi s'en prennent-elles à moi, même si, pour le moment, je n'ai pas trop à me plaindre ? Lachésis me saisit par les épaules, pose son front contre le mien. Le gin est bien présent dans son haleine, cela m'excite, en fait. Bon... Avançons... Je pose mes mains sur ses hanches, avec autorité. On continue dans la provoc ? Et si je remontais mon geste plus haut et devant, un peu de hardiesse...
Elle rit fort, dans le vent, et m'encourage: "Oui, vas-y, de la hardiesse, mortel audacieux ! Prends-les à pleine mains, ils sont aussi fermes que ceux de Clotho. C'est moi qui dévide le fil de ta vie, sois heureux, pétris ! Sens-tu comme la mer devient violente, comme ton envie. Tu pourras comparer avec ceux de ma Soeur, elle attend ça !"
"Regarde-nous dans les yeux", crie Clotho. Peu de mortels ont eu droit à ce privilège de leur vivant."
Lachésis remonte mes mains vers sa poitrine, presque de force, et hurle: "Regarde-nous, tu sais qui nous sommes, à présent."
Mon désir et ma terreur me donnent la force de lutter, pour ma vie, au moins pour ma dignité. Je recule et, à mon tour, je crie: "Vous existez depuis le Commencement des Temps! Vous êtes les..."
Lachésis me gifle sèchement: "Tais-toi, ne prononce pas notre nom." et Clotho gronde: "Ne le prononce jamais sans notre permission. Compris ! "
"D'accord. Mais répondez à mes questions, vous deux. Pourquoi vous attaquez-vous à moi ? Pourquoi moi ? Il y a des milliards de mortels... Et vos attitudes allumeuses, provocantes, garces en chaleur?" Je fais exprès d'être vulgaire, grossier.
Elles se régalent: "Nous sommes souvent sur ce bateau qui relie nos deux patries. On t'a vu dans ce salon, sirotant ton scotch. Et tu nous as plu. Garces en chaleur ? Te plains pas, mortel, profite ! Eros est avec nous."
Je continue à attaquer: "Eros, oui. Et Thanatos, son reflet noir. Dites, Filles du Destin, votre troisième Soeur Atropos ou Morta ? Vous la cachez ?"
Dressées dans le vent, décoiffées, frustrées, en colère, par les Dieux, qu'elles sont désirables ! Elles s'approchent de moi, aguicheuses, et Lachésis propose: " Atropos, mais oui Edouard, tu veux qu'on te la présente !"
Clotho chante des syllabes que je ne parviens pas à comprendre et annonce en riant: " Je l'ai appelée. Tu la veux, Atropos, on te suffit pas, alors ? T'es courageux ! Tu sais qui c'est, hein !"
Je n'ai pas le temps de répondre. Il n'y a plus de vent. Dans le silence, derrière moi, une voix douce, presque enfantine: "Ne vous moquez pas de lui, mes Soeurs. Bonjour, mortel, je suis flattée que tu veuilles me rencontrer."
Je me retourne calmement.
Atropos est là.
La suite au chapitre suivant: Atropos.
L'illustration, c'est "Les trois Parques", par Marco Bigio (XVIe siècle)