Elmo Lewis †
wic
Depuis quelque temps, je sentais prendre forme une aversion pour le téléphone.
Plus que l'objet lui-même ou son incommensurable faculté à sonner aux instants les moins propices, c'était pour le symbole sous-jacent que j'éprouvais de l'hostilité. Car ici, dans l'univers clos en forme de cocon autour de la cabane, les sonneries étaient le plus souvent synonymes d'emmerdes ou de mauvaises nouvelles.
Il y avait pourtant une bonne raison à ça. La distance avec Londres pour le côté professionnel, la production qui appelait à la moindre broutille, les sessions d'enregistrements foirées à répétitions par Mike ou Allen, lorsque ce n'était pas les deux en même temps. Du coup, les occasions pour ces rosbeefs de déranger mes siestes crapuleuses avec Amy étaient encore plus nombreuses que les moustiques au-dessus du lac en fin d'après-midi. Mais globalement, on s'en tapait, l'hiver était encore loin et la seule chose que nous recherchions vraiment, c'était le regard de l'autre.
Bref, pour en revenir à ce fichu téléphone, il n'avait jusqu'à présent jamais sonné pour déposer dans notre quotidien une mauvaise nouvelle d'ordre personnel. Cette particularité s'est pourtant vue réparée le 3 juillet 1969, dix-sept jours très exactement avant qu'un certain Neil Armstrong ne pose son fameux pied sur la lune.
Ce soir-là, j'étais rentré fatigué du Peak'Café. Comme tous les vendredis soir, Odile avait organisé ce qu'elle appelait avec son accent français et son cheveux sur la langue, un Shlump drink race, une session fortement alcoolisée où le dernier encore debout gagnait le droit de passer la nuit avec elle.
Pour être franc avec vous, durant ces soirées, j'accompagnais seulement le mouvement, jamais on ne me voyait participer. Traîner là-bas sans Amy, passer la soirée sous les larges poutres de bois accoudé au bar était pour moi comme une escapade dans un monde rempli d'étrangetés. Je le vivais comme le partage de bribes de mon temps avec des étrangers, avec tout ce qu'on y trouve de nouveautés, de fraîcheur et d'exotisme propre à l'endroit d'où tu n'es pas.
Je ne participais pas mais la raison était subtile. Ce n'était pas parce qu'il y avait Amy dans ma vie, mon cœur et mon lit, non, l'époque était barbare en ce qui concernait la rectitude des mœurs, notamment sexuels. Non, je ne participais pas pour la simple bonne raison que le citadin fraîchement débarqué en ville que j'étais à l'époque, vous avoue sans la moindre honte qu'il aurait bien été incapable de suivre le rythme des autochtones au niveau de l'alcool à l'époque. Tellement incapable qu'il n'a même jamais tenté le coup, ne serait-ce que pour le fun. Passons.
J'ai donc abandonné le Peak'Café peu après minuit et la vieille Oldsmobile avait fait le tour du lac sans le moindre accroc pour me ramener à la cabane. En arrivant là-bas, la lumière filtrait aux volets de la chambre. Amy était couchée mais pas encore endormie lorsque j'ai ouvert la porte d'entrée. Et même si on y voyait que dalle dehors, cela ne m'avait pas empêché de tenter la montée des marches en pierres trois par trois, avide de revoir la miss.
Dans l'entrée, je n'avais eu que le temps de jeter les clés du char dans la panière avant que le bigo ne s'excite, propulsant dans l'air des ondes sonores sans harmoniques comme des ordres d'un sergent infernal. On aurait presque pu penser que quelqu'un guettait mon retour pour appeler et qu'il avait décroché son combiné à l'instant même où j'avais mis la clé dans la serrure de la porte d'entrée.
J'ai pris la communication. A l'autre bout, au travers des crachotis, une femme inconnue à l'accent british m'a simplement envoyé son good night d'une voix triste et fuyante avant de me demander si elle avait bien fait le numéro d'Amy. J'ai expliqué rapidement qui j'étais et qu'elle n'avait pas répondu elle-même car elle se trouvait déjà au lit. La femme m'a alors abandonné deux petites phrases qui justifiaient son appel téléphonique à cette heure tardive.
Lorsqu'elle a coupé, j'ai reposé le combiné sans vraiment y penser. Dépassée l'annonce de la nouvelle, j'étais autant en train de la digérer que de songer à la suite. De longues secondes debout, la main au chambranle, les yeux dans le vide. Je me suis extirpé de cette léthargie comme j'y étais entré, à reculons.
Ultime tour par la cuisine pour me laver les mains et passer un filet d'eau sur mon visage. Aucun miroir à ma disposition ici mais j'imaginais sans peine la tronche que je me payais. J'ai viré mes pompes avant de monter.
Le sourire d'Amy était éblouissant lorsque j'ai poussé la porte de la chambre. Subitement, la vision des traits limpides sur sa frimousse m'a rempli de peine. J'ai enragé, j'ai maudit cette femme qui venait de téléphoner. Je l'ai maudite parce qu'elle allait faire de moi le bourreau de ce visage si beau et si paisible.
— Whom it was ? elle a demandé avant de comprendre que quelque chose ne tournait pas rond.
Son visage a viré à l'interrogative quand je me suis étranglé en commençant ma phrase.
Tentative désespérée pour me reprendre mais sans succès probant. Alors n'y arrivant toujours pas, j'ai simplement abandonné l'essentiel. Trois petits mots seulement mais trois mots de trop :
— Brian is dead.
*
Ah, dernière précision avant d'en finir avec ce texte. Il est seulement important de préciser que le nom de famille d'Amy était Jones, qu'elle avait grandie pas très loin de l'hippodrome à Cheltenham (Gloucestershire) et surtout, que Brian était son frère.
No more.
Voilà, maintenant, je prends congé de vous et remercie ceux qui sont encore là avec moi pour partager ces vieux souvenirs et ces prénoms que beaucoup ont oublié et qui pourtant, ne le méritent pas.
Rest in peace, Elmo Lewis.
(http://en.wikipedia.org/wiki/Brian_Jones)
Rien que pour le gâchis de son intelligence, qui brise le cœur, selon Wyman et ton "sergent infernal", double riff !!!
· Ago almost 11 years ·koss-ultane
ouais, un véritable gâchis... humain, musical, émotionnel, etc...
· Ago almost 11 years ·merci pour ton passage par ici ;)
wic