Eloge du bide

Perrine Piat

Tout le temps, je te regarde de haut mais lorsqu'on se retrouve en face à face, je m'incline. Je te scrute. Je te touche. Je te masse parfois. Je te rêve lisse. Musclé. Bosselé d'abdominaux. Tu es le centre de moi. Comme ils disent, le deuxième cerveau.

Je te déteste et je t'adore. Reflet de mes gourmandises, miroir de mon intimité, révélateur de ma santé. Pourquoi as-tu besoin de te manifester aux yeux de tous ? De t'envelopper à la moindre angoisse, de te répandre à la première frénésie, de t'étirer pour annoncer une grossesse. Impudique brioche. Indécent bocal.

D'ordinaire, je te cache sous des tee-shirts, sous mes pulls. Je t'aspire quand je suis en public, proue rebondie, ceinture protubérante. Il n'y a que dans l'intimité que je te laisse respirer, que je te relâche. Gélatine dansante. Pudding visqueux. Gelée tremblotante. D'habitude, je t'ai en horreur car chaque coussinet que tu te plais à créer, chaque renflement de toi me rappelle à mon immobilité. Au temps qui passe. Peau flasque. A mon âge qui avance. Epiderme lâche. A mes plaisirs épicuriens. Aux apéros qui culpabilisent. A la salle de sport qui se languit de toi. Je t'ai abonné, je ne t'y emmène jamais. Pardonne-moi.

Sais-tu que tu cristallises les attentions. Tant d'intentions. Nombril du monde. Si tu voyais comme on nous regarde. Ici. Là-bas. Partout. Comme on s'inquiète de te voir grossir ou disparaître. Comme on me jauge à travers toi. Tu ne le sais pas mais tu es leur métronome de moi. Tu es roi de régimes sans brioche. Égérie de publicités bidons. Je panse donc je suis à toutes les pages. On a tout inventé pour te passer à trépas. Extinction de masse. Grasse. On te liposuce, cryogénise, palpe-roule. On te maudit.

Mais depuis quelques jours, bedaine en confinement, je te regarde tendrement. Pourquoi vouloir te faire disparaître à tout prix, et pour satisfaire qui ? Les ventripotents aigris de leur jeunesse passée et les starlettes aux traits parfaits sont confinés eux aussi. Et ne te voient plus. Se contentent de critiquer en ligne et de rire que je ne la retrouve jamais, ma silhouette. Blagues grivoises de bedons épais. De buffets renflés. Sarcasmes bêtas d'idiots connectés. Débiles anonymes. Dictateurs en douce. Cons finement. Ou pas.

Ne t'inquiète pas des tyrans du sport qui redoublent d'efforts transverses pour que j'oblique, que je crunch, que je pompe. A ces ayatollahs du bien-être qui te veulent bio, sain, plat. A ces côlons de la norme qui essaient de m'imposer un monde sans forme. A ces magiciens de l'anatomie qui promettent des formules  magiques pour maigrir, fessier en béton pour l'été. Et les tablettes de chocolat pour Pâques.

Assise sur mon canapé, je pense à toi. Peu importe ce qu'ils disent. Peu importe que tu dépasses de mon pantalon. Que tu sois lourd. Que tu m'empêche de voir mes genoux. Je te laisse vivre. Gonfle toi de bourrelets si tu le veux et emplie toi de gras. Je m'aime comme tu es. Tu fais tant pour moi. Cocon de mes organes. Protecteur de mes féminités. Seule chez moi je m'extirpe de leur litanie squelettique. Je redistribue mes cartes. Je ne veux ressembler qu'à moi.

Tu es commun à tous. On peut naître sans bras, perdre une jambe ou la tête, toi, tu es toujours là. On te nourrit, on t'hydrate. On te malmène aussi. Aréopage charnel. Aérophage potentiel. Tu es un berceau de joies enfantines sous neuf mois, un cimetière d'espoirs maternels parfois. Une mécanique compliquée, une bécane fragile, un automate régulier. Tu nous donnes du souci, tu es un partenaire peu docile. Gonflé. Tu dérailles, tu te dérègles. Passé la quarantaine, tu t'empâtes. Tu mets nos pauses en avant. Boulet piqué aux hormones. Mais tu ne ménages pas tes heures. Tu gargouilles mes peines, tu digères mes bonheurs, tu absorbes mes essentiels, tu cuves ma solitude, tu évacues le superficiel.

C'est promis, je te laisse vivre. Je ne veux plus entendre parler de toi. J'arrête de te mesurer, de te peser, de te conspuer. Sens-toi libre de t'exprimer. Plat à plat. Fais comme tu peux avec ce que je suis. Je garde les yeux plus gros que toi. Le foie mis en bière. Et l'intestin grève. En quarantaine, mes rêves ne font plus taille 36. Je reste dedans, le bedon dehors. Et je m'en fous. A plat ventre, tu n'existes pas. Nous seuls, là, tous les deux en isolement, on va être bien. Quitte à faire un bide. Ce n'est pas grave de se tromper. 

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