Éloïse, reine des fées
Laurent Buscail
Je vais vous raconter l'extraordinaire histoire d'Éloïse, reine des fées.
C’était un magnifique après-midi d’hiver, de grandes mains douces et ridées chassaient les mèches rebelles devant les yeux de la fillette. De sa voix chaleureuse et légèrement vibrante, une vieille dame continuait le récit des aventures d’un garçon qui ne voulait pas grandir. Assise sur les genoux de sa grand-mère, Éloïse regardait les illustrations du livre grand ouvert devant elle et s’imaginait au côté de ce petit garçon luttant contre des pirates dans un monde féerique. La dernière phrase du livre resta en suspens dans la bouche de la vieille dame, elle semblait lui inspirer une profonde réflexion. Elle perturbait légèrement aussi Éloïse qui sentait qu’une chose lui échappait. Les derniers mots résonnaient dans sa tête.
« … aussi longtemps que les enfants seront joyeux, innocents et sans cœur. »
Sa grand-mère referma le livre et l’on pouvait voir au dos une magnifique illustration de la fée clochette. Tout de suite, la brève interrogation de la fillette fut chassée par les souvenirs des aventures de la fée et elle se tourna vers les yeux ridés qui cherchaient loin, au-delà des fines lunettes, plus loin que le salon, que la baie vitrée, que le jardin enneigé et que les montagnes. Elle était toujours là-bas, au pays imaginaire ne trouvant plus le moyen de revenir.
Après plusieurs tirages de col de son gros pull rouge, Éloïse réussit à la faire revenir.
— Mamie ? Tu y crois toi aux fées ?
Sa grand-mère se pencha vers elle et avec son immense sourire elle lui répondit du tac au tac presque offusquée par une remise en cause de ses croyances.
— Voyons, mon ange. Bien entendu que j’y crois. Tu te souviens du livre, tu ne voudrais quand même pas me faire dire le contraire.
— Ouais je sais, mais je ne pense pas qu’une phrase puisse tuer les fées. Je trouve ça un peu gros.
Sa grand-mère la sortit de sur ses genoux et la plaça bien en face d’elle.
— Tu sais ce n’est pas tant le fait de dire qu’on y croit pas qui les font disparaître, c’est le fait de penser et de croire dur comme fer qu’elles n’existent pas.
Elle se leva et parti en direction de la cuisine.
— Je crois que les cookies doivent être cuits maintenant.
Éloïse partit à sa poursuite, la main accrochée à sa jupe.
— Mais tu en as déjà vu toi des fées.
La vieille dame se pencha légèrement vers elle et lui chuchota avec ses yeux pleins de malice.
— J’en vois tous les jours.
les yeux de la petite fille se mirent à pétiller.
— Tous les jours ?
— Tous les jours. Confirma-t-elle tout en enfilant les maniques qu’elle avait cousues elle-même en forme de cochon et de poule.
Elle poussa l'enfant tendrement à l’écart du four et en tira l’énorme porte. L’odeur des cookies qui se faisait jusqu’ici très discrète envahit la cuisine et chassa immédiatement de l'esprit de la fillette toutes ses questions sur les fées. Elle n’avait d’yeux que pour ces appétissants cookies encore fumants sur leur plaque. Sa grand-mère lui tendit une spatule et la monta sur une chaise de sorte à dominer la plaque de cuisson posée sur le plan de travail. D’un bras collé contre l'abdomen de sa petite fille, elle la maintenait évitant toute chute sur le métal encore brûlant. Dans son autre main, elle tenait l’assiette prête à réceptionner tous les cookies que lui présenterait Éloïse. Cette dernière s’attelait au décollage des pâtisseries avec précision et minutie. Elle décomposait chacun de ses mouvements avec la délicatesse d’une chatte. Son assiduité décrocha un sourire à sa grand-mère qui relança l'intérêt de sa petite fille pour le petit peuple.
— C’est d’ailleurs une fée qui m’a donné cette recette.
Le visage de l'enfant s’illumina de plus belle.
— C’est vrai ! Comment était-elle ? Grande et belle ?
Les derniers cookies étaient de plus en plus difficiles à faire tenir dans l’assiette.
— Non, vois-tu, celle-ci était une minuscule petite fée et sa magie n’en était que plus grande.
La vieille dame posa l’assiette sur le plan de travail et prit la fillette dans les bras.
— Et le dernier ?
— Il est pour toi.
Éloïse souffla doucement sur le cookie pour ne pas se brûler tout en questionnant sa grand-mère sur cette fée.
— Pourquoi était-elle si petite ?
— Il faut que tu saches que plus les fées sont petites plus elles sont magiques. Par exemple, celles qui sont aussi grandes que moi ont très peu de magie. Elles ne feront quelque chose de magique qu’une seule fois dans leur vie. Alors que les plus petites d’entre elles, les microscopiques utilisent leur magie constamment autour de nous sans que l’on s’en rende compte.
À présent, la petite fille savourait les bords dorés et croustillants de son cookie et écoutait sa grand-mère avec tout autant de délectation.
— Et en fait, la fée qui m’a donné cette recette était aussi petite que ton nez.
La vieille dame effleura le bout du nez d'Éloïse de son index puis elle l’invita hors de la cuisine en la tenant par la main.
— Tu vas prendre l’air cinq minutes, tu veux bien. Je dois m’occuper de ton petit frère et puis comme ça tu ne me mettras pas de miettes partout.
L'enfant regarda son cookie comme d’un air de lui dire, ne fais plus de miettes, tu entends.
Alors qu’elle préparait le manteau et le bonnet de la fillette, la grand-mère poursuivit ses histoires sur les fées.
— Ne t’en fais pas trop, certaines adorent les miettes des gâteaux que l’on laisse tomber.
— Et comment tu l'as connue celle qui ta donné la recette ?
— Ah ! Très bonne question.
Elle avait terminé d’aider sa petite fille à enfiler son manteau et elle était en train de lui visser son bonnet sur la tête.
— C’est ta mère qui me l’avait présentée. Chuchota-t-elle à travers les longues boucles d'Éloïse qui dépassaient de son bonnet.
— Quoi ? Maman connaissait des fées !
— Oh oui, elle en connaissait beaucoup quand elle avait ton âge.
Le visage de la fillette se ferma un instant.
— Tu sais, je la vois souvent dans mes rêves.
La vieille femme joua avec les boucles de la petite fille avec un immense sourire nostalgique.
— Tu n'auras qu'à lui parler des fées cette nuit.
Ses bottes aux pieds la fillette se présenta devant la porte du jardin prête à bondir au milieu de la neige son gâteau à la main à peine entamé.
— Comment les avait-elle rencontrées ?
— Mais ici même, dans ce jardin.
Les yeux d'Éloïse brillaient de mille éclats. La porte s'ouvrit et elle sentit une brise glaciale sur ses joues toutes roses. Sa grand-mère eut à peine le temps d'ajuster son écharpe que la fillette courrait déjà dans la neige redécouvrant le jardin pour une nouvelle aventure inédite.
— Ne t'éloigne pas trop ! Lança la vieille dame, mais la petite fille n'entendait déjà plus rien du monde qui l'entourait. Elle venait de plonger dans un univers nouveau, où les fées régnaient en maître.
Éloïse parcourut rapidement la grande étendue blanche qu'était devenu le jardin et arriva près des arbustes et de la haie qui marquait la fin de son aire de jeu. Elle commença ses investigations marchant de ses pas les plus légers.
— Où êtes-vous, petite fée ? J'ai quelque chose pour vous.
La fillette écrasait son cookie qu’elle avait précieusement conservé jusqu'alors et en dispersa des miettes à la volée sur les conifères, sur la neige qui l'entourait, partout autour d'elle volait de minuscules morceaux de gâteau. L'attente lui paru durer une éternité et elle commença à se demander si cela avait valu le coup d’émietter son cookie entier au lieu de le manger.
La petite fille se mit à rebrousser chemin tout en reprenant les miettes qui pouvaient encore être sauvées lorsqu'elle sentit qu'on lui pinçait la main en ramassant un éclat de chocolat accroché à un ridicule petit bout de biscuit. Le morceau retomba sur le sol et elle vit des empreintes de pas microscopiques se former autour. Puis en se penchant doucement sur le côté, une étrange petite créature apparue miraculeusement devant elle. Éloïse n'en croyait pas ses yeux et se les frotta si fort qu'elle vit tout trouble l'espace d'un instant. Le petit être magique continuait de grignoter les plus grosses miettes de cookie sans se soucier de la présence de la fillette. Cette dernière marchait lentement derrière la fée, s'émerveillant en silence lorsqu'elle s'envolait pour récupérer les morceaux coincés dans les arbustes. Au bout d'un moment, elle fut rassasiée et s’allongea sur une large feuille. Éloïse avança doucement vers elle, son nez touchait presque le petit lit improvisé. La petite fée était juste à la hauteur de ses yeux lorsqu'elle lâcha un énorme renvoi en comparaison de sa ridicule petite taille. La fillette ne put se retenir et un rire éclata entre ses dents. La petite créature se retourna brusquement et se retrouva face à deux grands yeux verts qui louchaient dans sa direction.
— Mais qu'est-ce que…
La petite fille recula légèrement pour tenter de calmer la subite agitation de la petite fée.
— Ho, pardonnez-moi gentille petite fée. Je ne voulais pas vous effrayer.
Elle se jeta en l'air et retomba aussi sec sur la feuille soufflant et pestant contre le festin de miettes. Puis elle se redressa, droite et fière, rentrant son petit ventre récemment élargi.
— Mhh, elle s'éclaircit la voix, je n'ai pas peur.
— Tant mieux, je me présente, Éloïse.
La jeune demoiselle inclina la tête avec beaucoup de respect, ce qui fit rougir la petite fée et elle lui renvoya une révérence.
— Je suis Lilia.
— Quel drôle de nom ?
— Pas du tout, répondit-elle visiblement vexée, je suis née d'un lys et d'un lilas donc on m'appelle Lilia.
— Ou pourquoi pas Lysila ?
— Non, c'est Lilia. Un point c'est tout. Et toi, poursuivit-elle d'un ton méprisant, pourquoi te prénommes-tu Éloïse ?
— Je ne sais pas mon père s'appelle René et ma mère Miryame. Je suppose que j'aurai dû m'appeler Miryanée ou Renyame.
La petite créature pouffa de rire.
— Non, Éloïse te va très bien.
— Merci, Lilia est très joli aussi. Je suis même un peu jalouse.
— Ne le sois pas.
— Il t'a plu le cookie ? Demanda la petite fille en pointant le ventre tendu de la fée.
Elle se mit à rougir.
— Oui, il était très bon. Il me rappelle la recette que j'avais inventée il y a très longtemps.
La petite fée faisait des exercices d'étirements et mimait plusieurs fois à la suite un envol.
— C'est toi alors celle qui l'a donnée à ma grand-mère.
Elle interrompit un instant ses essais.
— Bien sûr que c'est moi. J'ai créé les meilleurs cookies du monde et d'un seul coup, sans entraînement. Et là-dessus, elle réussit enfin à s'envoler.
Ses petites ailes battaient si fort devant Éloïse qu'elle dut reculer.
— Mais tu es toute seule dans le coin ?
Elle virevoltait autour de l'enfant.
— Tu veux rire, on est des centaines rien que dans le parc derrière chez toi.
— C'est vrai ?
— Tu veux voir.
La fillette regardait dans la direction de la baie vitrée du salon, cherchant une ombre de réprobation autoritaire, mais rien ne vint lui rappeler les indications de sa grand-mère. Elle fixa la petite Lilia.
— D'accord, mais vite alors.
— On en a que pour une minute, promis.
— C'est parti.
Éloïse suivit la petite fée à travers la haie touffue, Lilia décrochait son écharpe qui se prenait dans les branches. Le feuillage était de plus en plus dense et au prix d'un ultime effort la jeune demoiselle poussa si violemment sur ses pieds qu'elle bascula la tête la première. Dans une formidable roulade, elle sortit de la haie et se retrouva les fesses par terre dans le parc.
Des mères baladaient leurs enfants dans des poussettes, des enfants faisaient des batailles de neige, des pères aidaient à confectionner des bonshommes de neige. L'après-midi était encore jeune. La fillette et sa famille n'y allaient plus que très rarement depuis que sa mère était morte et encore moins maintenant que le grand-père était tombé malade. Parfois, lorsque les rires des enfants étaient trop fort derrière la haie, Éloïse harcelait son père ou sa grand-mère pour y aller. Lilia s'agrippa à son écharpe et la tira au milieu du parc. Quelques flocons se mirent à tomber du haut de la cime des arbres qui lui semblaient toucher le ciel.
— Prends ces flocons et frotte-toi les yeux avec. Lui ordonna la petite fée en joignant les mains de la petite fille pour récolter le plus de neige possible.
L'enfant obéit immédiatement et recouvrit ses yeux de la fine neige qui maculait ses mains. La petite fée l'aida à la frotter contre ses globes oculaires et une fois le rite effectué, elle ouvrit ses yeux en grand. Un nombre incalculable de fées apparu, des petites comme des moyennes. Éloïse était émerveillée devant la profusion de créatures magiques et tout cela à seulement quelques mètres de là où elle passait des vacances entières à s'imaginer des spectacles bien moins saisissants. Elle se mit irrésistiblement à courir dans le parc en rigolant à plein poumon à la vue de fées regonflant les joues des bébés, empêchant un bonnet de tomber, retrouvant un mouchoir dans une poche ou encore chuchotant des histoires aux oreilles des nouveaux nés pour les endormir.
Les minutes s'envolèrent sans qu'elle s'en rende compte et déjà le parc se vidait, la nuit approchait à grands pas. Sa grand-mère devait s'inquiéter, son père n'allait pas tarder à rentrer et elle allait se faire gronder sévèrement. La fillette allait expliquer à Lilia ses intentions de quitter le parc lorsqu'elle vit un étrange bonhomme de dos au loin. Il gesticulait en direction d'un petit groupe de fées qui dansaient pour se réchauffer. Il portait un long manteau noir qui cachait ses jambes et un chapeau qui avait l'air très fatigué. Les fées s'éparpillèrent autour de lui, mais il continuait à les embêter jusqu'à ce qu'il en écrasa une sous son pied. Un cri de stupeur sortit de la bouche d'Éloïse suivi aussitôt par des hurlements stridents provenant des autres fées alentour. Il releva sa chaussure et la petite fée repartit fébrilement dans les airs, aidée de ses congénères.
L'homme se retourna, la nuit obscurcit subitement le parc, il ne restait plus que lui et les fées dans le noir. Un vent glacial vint raidir la nuque de la petite fille. La neige tombait de plus en plus fort. Lilia était partie comme une flèche à la rencontre de l'étrange silhouette quand soudain elle s'arrêta net en découvrant l'horrible face qui s'illumina sous l'allumage des réverbères. Un visage anguleux, des joues creuses mal rasées, une grande bouche d'où lui sortait une forêt de dents cariées qui se chevauchaient les unes sur les autres, un long nez très fin aux narines pincées et deux grands yeux vitreux surmontés de larges sourcils broussailleux. L'homme délaissa les fées et fondit vers la fillette à vive allure malgré une jambe de bois rongée par les termites. Elle était pétrifiée. Les fées s'attroupèrent autour de lui, le malmenant autant qu'elles le pouvaient. Sa langue pendait lamentablement et ramenait à sa bouche de larges filets de bave. Lilia criait ver l'enfant :
— Va-t’en, sauve-toi !
Ses jambes tremblaient de frayeur, l'inquiétante ombre se dressait devant Éloïse à présent et il se pencha vers elle en ôtant son chapeau de sur sa tête. Elle se retrouva nez à nez avec son crâne chauve entouré de longs cheveux gras et noirs. Puis il releva la tête et la petite fille put sentir son haleine fétide.
— Je me prénomme Léonard, Mademoiselle.
— …
Elle retenait son souffle pour ne pas vomir tellement l'odeur qui se dégageait de sa bouche était insoutenable.
— Puis-je vous demander que fait une si jolie jeune fille toute seule alors que le soleil est déjà parti se coucher ?
— Je… je…
— Eh, bien parle.
— Je ne suis pas toute seule. Je suis avec mes amies les fées.
— Ah ah ah, ces immondes créatures. Elles ne sont même pas bonnes à manger et crois moi, j'ai essayé plus d'une fois.
— Vous êtes horrible !
— Question de point de vue, mais dis-moi plutôt, que ferais-tu si de petites créatures passaient la plus part de leur temps à te pourchasser, te jeter des sortilèges, te changer en un monstre dégoutant. Hein, que leur ferais-tu toi ?
Lilia s'interposa devant sa bouche et lança à la fillette :
— Non, ne l'écoute pas. Il essaie de t'amadouer.
Les autres fées se pressaient autour de lui et lui tiraient les cheveux, les oreilles, le nez.
— Tu vois, elles ne me donnent aucun répit. Depuis plusieurs siècles, elles me martyrisent.
Sa longue silhouette se recroquevilla comme un animal souffrant. Les fées affluaient en grand nombre le frappant de toute part. Certaines rongeaient sa jambe de bois déjà bien entamée par endroits. Elles réussirent même à le faire chuter. La tête enfoncée dans la neige, le misérable bonhomme se mit à sangloter. Les petites créatures n'arrêtèrent pas pour autant et continuaient de le maltraiter.
— Arrêtez, s'il vous plaît. Il a eu son compte, vous ne croyez pas ?
Prise d'un élan de pitié Éloïse s'approcha du bougre tout miteux et chassa par de grands gestes la multitude de fées belliqueuses.
— Oust, allez-vous-en. Je ne veux plus vous voir.
Aussitôt cette phrase prononcée toutes les fées disparurent devant ses yeux, même Lilia qui cria dans sa direction avant de s'évanouir dans le noir. Le misérable se releva enchanté de l'évaporation soudaine de ses persécutrices.
— Oh, merci, merci mille fois.
À genoux, il baisait les pieds de la jeune fille. Un mélange de dégout et de pitié lui soulevait le cœur. Elle recula ses bottes pour qu'il cesse ces répugnants remerciements. Il s'en aperçut et se montra encore plus honteux.
— Pardonnes-moi, tu dois me trouver lamentable.
Il se releva de dos en époussetant son grand manteau.
— Tu sais, je n'étais pas comme ça avant. Ce sont ces maudites petites sorcières qui m'ont réduit à cette existence.
Sa voix était plus calme, plus douce, pleine de mélancolie. Il chuchotait presque et elle dut s'avancer pour continuer la conversation.
— Pourquoi ont-elles fait ça ?
— Elles étaient jalouses, de ma beauté, de mes pouvoirs et surtout de mon autorité.
— Votre autorité ?
Il se retourna et la regarda droit dans les yeux.
— Oui, j'étais leur roi.
Son regard pétillait, il gonfla le torse et se raidit dans une prestance très aristocratique. Éloïse se surprit à chercher le prince d'autrefois derrière le vagabond en haillon. Seuls quelques flocons continuaient à tomber par-ci par-là. Il regarda le ciel d'un air songeur, les nuages se dissipaient lentement.
— Comment t'appelles-tu ?
— Éloïse, roi Léonard. Répondit-elle dans une gracieuse révérence.
— Cela fait longtemps que l'on ne m'a pas appelé ainsi, mais je ne suis plus roi. Il faudrait rompre le charme pour que je le redevienne.
— Et comment fait-on cela ?
— Une jeune fille au cœur pur devra m'accompagner au milieu de l'étang et prêter serment.
— C'est tout ?
— Pourquoi ? Tu ferais ça pour moi ?
— Bien sûr, pourquoi pas ? Tu n'as pas l'air si méchant en définitive.
— Génial suis-moi !
Il la saisit par la main et ils parcoururent le parc à vive allure en direction de l'étang gelé qui le traversait.
La couche de glace semblait encore épaisse, mais Éloïse avait quand même un peu peur, sa grand-mère lui avait toujours interdit d'y marcher dessus et lui racontait que des enfants étaient passés au travers autrefois. Léonard s'aventura le premier, la glace paraissait supporter son poids facilement.
— Allez, viens. Tu ne crains rien.
La fillette posa un pied, puis le second, mais elle vit alors la glace se craqueler.
— J'ai peur !
— Allons, viens, je te dis. Regardes-moi.
Elle le voyait sauter sur la glace. Le ciel se dégageait de plus en plus et l'on pouvait apercevoir maintenant quelques étoiles. Le roi déchu continua sa marche vers le centre de l'étang. Éloïse fit un nouveau pas et sentit la glace bouger sous ses bottes.
— Ça bouge, Léonard !
— Ce n'est rien, continue.
Il lui faisait signe de dos d'avancer. Plus elle s'éloignait du bord et plus les fissures semblaient s'agrandir. La lune apparue dans le ciel et la petite fille vit des cornes apparaître sur la tête de Léonard puis une longue queue sortit de sous son manteau. Ses jambes paraissaient plus longues aussi et elle crut même apercevoir des sabots. La fillette s'arrêta subitement effrayée par la transformation diabolique. C'est alors que d'innombrables petites lucioles l'entourèrent. Il s'agissait des fées qui brillaient à la lumière de la lune. Lilia était revenue elle aussi.
— Lilia, qu'est-ce que je suis en train de faire ?
— Regarde sous tes pieds, lui dit-elle.
Les fées éclairèrent la glace sous les bottes d'Éloïse et elle vit des fantômes de petites filles noyées aux yeux remplis de désespoir.
— Ce sont les petites filles que l'ont suivi comme toi.
— Mais il m'a dit qu'il était votre roi.
— C'est ce qu'il voulait, mais ce sont vous les enfants qui êtes nos rois et reines.
La fillette se tourna vers Lilia, elle ne savait plus quoi faire, elle était trop loin du bord pour revenir sans passer au travers des fissures. Léonard s'en aperçut et il se retourna vers elle. Une tête de sanglier avait remplacé son ancien visage. Il était encore plus laid qu'auparavant. Il se rendit compte de sa transformation et s'empressa de maudire la lune pour lui avoir rendu son aspect véritable.
— Non, j'y étais presque. Viens Éloïse, n'écoute pas ces mensonges. Je ferai de toi ma reine et ensemble nous réduirons ces maudites sorcières en esclavage.
Lilia fit un grand sourire à la petite fille et toutes les fées se mirent à voler en tourbillon devant elle. Tous ces petits points lumineux formèrent une silhouette humaine, une femme grande et belle, puis Éloïse reconnut sa mère. Encore plus belle que dans ses souvenirs. Son sourire l'éblouissait. Sa voix douce résonna au plus profond de son cœur.
— Prend ça, nous t'aiderons à t'approcher. Je t'aime mon cœur.
Sa mère disparue et les fées se changèrent en une épée brillante comme le soleil. Sous ses pieds, d'autres fées se regroupèrent pour lui fabriquer un tapis tout aussi étincelant que son arme qui menait jusqu'au terrifiant Léonard dont la transformation monstrueuse continuait.
Sous la glace, les fantômes des fillettes s'agitaient et frappaient de toute leurs forces vers les sabots maléfiques. Trop occupé à vociférer contre ces spectres, Léonard ne s'aperçut qu'au dernier moment que la petite fille approchait de lui, l'épée tendue devant elle à bout de bras. Il se retourna, Éloïse faisait face à un monstre de deux mètres de haut, deux jambes de boucs surmontées d'un buste humain d'où pendait deux longs bras de grizzli dominé par une tête de sanglier et tout cela dans un pelage rougeoyant. Ses grandes et larges défenses brillaient sous la pleine lune. La glace commençait à se fissurer sous lui, les fillettes arrivaient presque à passer leurs bras au travers. Léonard lança un hurlement terrifiant, un mélange de loup, d'ours et de lion. Son cri tétanisa la petite fille, son arme était baissée, le courage semblait l'abandonner, elle était de plus en plus lourde pour les fées qui avaient beaucoup de peine à présent à supporter son poids alors que la glace était très fine à cet endroit.
Le monstre leva son bras plein de griffes au dessus de sa tête, il s'apprêter à abattre toute sa fureur sur la fillette quand une gêne l'interrompit. Les fantômes de ses anciennes victimes avaient brisé la glace et agrippé ses sabots. Le tapis de fées s'inclina légèrement pour faire glisser Éloïse tout près des pieds du monstre et elle frappa de toutes ses forces la glace avec l'épée. Le tapis forma un rebord pour l'empêcher de tomber avec l'horrible chose dans les profondeurs de l'étang glacial. Les mains des petits spectres saisirent violemment Léonard et l'emportèrent dans leur prison de glace. L'eau bouillonna sous la glace, puis le calme revint. De la fumée blanche sortit de toutes les fissures, les fantômes des fillettes remontaient à la surface en reformant la pellicule de glace encore plus épaisse qu'auparavant. Puis elles se mirent à danser et à rire tout en s'envolant dans les airs. Avant de disparaître parmi les étoiles, toutes renvoyèrent des adieux chaleureux à Éloïse qui les saluait.
Le tapis de fée la déposa délicatement sur le rivage, les minuscules petites fées qui formaient l'épée s'envolèrent subitement ainsi que celles qui composaient le tapis doré et partirent à leur tour vers le ciel étoilé. Seule Lilia resta un instant pour faire ses adieux à la petite fille.
— Au revoir gentille Éloïse et n'oublie pas nous sommes toujours à tes côtés même si tu nous vois pas.
— Au revoir Lilia.
La petite fée rejoignit le groupe dont les lumières rétrécissaient à vue d'œil. Avant de se confondre avec les étoiles, Éloïse crut apercevoir sa mère qui lui souriait et elle s'évanouit épuisée par tant d'aventures.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, son père la portait dans ses bras, ses mains étaient crispées autour d'elle, Éloïse pensa qu'aucune force au monde n’aurait pu l'enlever à lui à cet instant. Derrière eux, marchait sa grand-mère avec son petit frère dans la poussette, elle s'essuyait de grosses larmes. La petite fille l'entendit remercier sa bonne étoile. À bout de force Éloïse réussit à dire quelques mots.
— Papa, j'ai vu maman. Elle veillait sur moi.
— Et elle le fera toujours, ma chérie.
La fillette sombra à nouveau, son père lui baisait le front.
Elle revint à elle dans son lit, toutes les lumières étaient éteintes. Il devait être tard, toute la maison était silencieuse. Une petite lumière entra par la petite ouverture de la porte de sa chambre, puis deux, puis trois, très vite une multitude de petites lumières éclairaient sa chambre d'une douce et chaleureuse lueur. Elles se mirent à bouger dans tous les sens pour faire apparaître sa mère. La jeune fille allait s'exclamer, mais l'apparition lui fit signe de se taire. Elle s'approcha, borda Éloïse gracieusement et déposa le plus doux de tous les baisers sur son front. Puis elle disparut laissant derrière elle son collier préféré.
Depuis ce jour, une fée vient border toutes les nuits Éloïse, reine des fées parmi tant d'autres et l'étang n'a plus jamais dégelé, jusqu'à maintenant.
Ce conte est un enchantement à lire !
· Il y a presque 14 ans ·bella-leff