En-dehors
odeanox
J'ai du mal à comprendre, malgré ma pratique intensive de la danse classique, cette machine pas si bien huilée qu'est mon corps - le comprendre, l'appréhender, le maîtriser. Dépasser les tensions inconscientes, entre mes épaules en roue libre, ma nuque crispée, mes sourcils bien difficiles à ne pas froncer, mon pied et ses orteils faibles qui part en-dedans, mes lombaires inexistants et mes pelvi-trochantériens qui lâchent l'en-dehors et menacent ainsi, à terme, la bonne santé de mes genoux. Mais aussi mes forces, ce qui m'a été donné au départ et que je ne maîtrise pas plus : mes chevilles « plus fortes que celles de certains pros » (ma prof *), mes sauts qui vont de plus en plus loin, la jambe dégagée devant dont le placement n'est quasi plus à revoir, mes ports de bras qui, dans la lenteur (seulement dans la lenteur), sont ronds, placés, gracieux.
Bien évidemment, le monstre noir à l'intérieur de mon ventre se concentre beaucoup plus sur ce qui ne va pas. Dès qu'un pas est raté, qu'un placement foire, que mon en-dehors lâche pour la cinquième fois du cours, le monstre est là, qui susurre au creux de ma tête : « Tu vois bien, que tu n'y arrives pas, tu le vois bien, que tu es nulle et que tu n'arriveras jamais à rien, et au grand jamais, surtout pas à ça, le ballet, tes hanches trop larges, tes orteils trop faibles, tes... » - monologue sans fin. Alors des fois, les larmes montent, le souffle est lourd, les insultes à mon manque de perfection sortent. La panique est là, le reste du cours est compromis, mes épaules sont plus crispées que jamais, la colère gronde, parfois je n'y arrive plus, alors je sors de la salle ou ai grande envie de m'enfuir – à quoi bon rester ? Je suis nulle, dit le monstre.
L'autre fois, une jeune fille très débutante a fondu en larmes, comme j'ai pu fondre en larmes et continue de le faire : ça va trop vite, on ne comprend rien au pas, les autres font tellement danseuse et soi on est un canard, on n'y arrivera jamais, alors découragée, on pleure. Au même moment, il y avait une toute petite fille, qui du haut de ses courageux six ans prenait seule un cours adulte, contre vents et marées. Ma prof a pris la petite fille par la main :
« Comme tous les enfants, cette petite fille s'est lancée à corps perdu dans le pas. La première fois, elle n'a rien compris, mais elle a refait, et là elle a compris. C'est la différence avec les adultes, à qui on a mis tant de conneries dans la tête : les adultes, eux, n'osent pas, parce qu'on leur a dit qu'ils n'y arriveraient jamais. Et du coup, bien évidemment, ils n'y arrivent pas, parce qu'ils n'osent pas. Mais on s'en fout que vous ratiez. Personne ne vous dira rien. Par contre, si vous n'essayez pas parce que vous n'osez pas, vous serez sûrs de ne pas y arriver. Alors je vais vous donner un conseil : laissez vos complexes au vestiaire, et de préférence ne les reprenez jamais. »
J'ai songé à mes deux ans de danse, cette danse qui m'a sauvée de la mort parce qu'elle a donné un sens à ma vie, cette danse qui en vient pour le moment à rester bloquée parce que justement, le monstre me dit que je n'y arriverai pas. J'ai décidé de ne plus l'écouter. Alors le lendemain, au cours d'une chorégraphie qui avait commencé à me faire fondre en larmes parce que pour la énième fois je n'avais pas capté le pas, j'ai juste fait le vide, respiré, décidé d'aller lentement. Et rien qu'avec cette respiration, les pas ont été meilleurs, mieux maîtrisés, pas encore parfaits mais mieux que cinq minutes auparavant.
La danse classique, c'est aussi et surtout ça : 30 % de maîtrise technique et 70 % de maîtrise de soi, corporelle et surtout psychologique. C'est accepter la lenteur. C'est écouter son corps et faire la paix avec son esprit. C'est fermer les yeux et constater que oui, encore, les épaules sont crispées, mais non, ce n'est pas grave : il suffit de les décrisper. Et un jour, il n'y aura même plus besoin d'y penser. Un jour, le monstre sera mort, et le tour sur pointes sera parfait, parce que précisément, au début, on aura accepté qu'il ne le soit pas.
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* Cathy Laymet, au studio Harmonic à Paris (cours tous les jours sauf le lundi). L'une des meilleures qui soient en terme de placement et d'analyse du mouvement pour commencer la danse classique (et aussi approfondir sa technique).
Le Monde de la Danse me fascine et m'inspire beaucoup en écriture. Admiration, cette force, cette volonté ! Je regarde souvent la vidéo internet: défilé opéra de Paris 2014.
· Il y a plus de 7 ans ·astrov