En profondeur #2
jones
Pluie, vent et tacles appuyés, le derby sent déjà la poudre dans ce premier quart d’heure. Comme chaque année. Quelques jours avant le match, les rares médias locaux encore intéressés ont fait monter la tension en rappelant les échauffourées des années précédentes.
Dans la tribune centrale, à peine plus garnie que pour les autres matches du championnat, il ne reste plus beaucoup de sièges en plastique visés au béton des gradins. Bagarres répétées, trous dans la toiture et résultats en berne ont fini par entamer les derniers vestiges de la grande époque autant que la fidélité du public. Fût un temps où le club flirtait avec le National et ça parlait de construire un club house sous la tribune.
Hormis les jours de match et les quelques kermesses organisées au retour des beaux jours, pour le reste, le stade est laissé à l’abandon. L’été, le centre de loisirs de la ville squatte l’endroit avec tous les gamins coincés ici. José le gardien, gueule à cause des papiers, des cannettes et de tout ce qui jonche le terrain après le passage des gosses et des animateurs. Il gueule tout le temps de toute façon, pour les trous dans les grillages, pour les chiottes dégueulasses, pour la peinture défoncée, pour les portes des vestiaires qui ne ferment plus ou pour la buvette qui elle par contre, ferme trop tôt.
Il y a des espaces dans le dos de la défense. Un bon contrôle, une passe dans la profondeur et ça peut faire mal. L’état du terrain n’aide pas beaucoup mais de toute façon pour ça il faudrait un joueur doué techniquement. Et le club n’en a plus en stock. Le niveau a considérablement baissé en quelques saisons. Qui pourrait bien vouloir traîner son talent en Division d’Honneur.
Le dernier en date à avoir fait vibrer la tribune centrale avec ses passements de jambes, ses ailes de pigeons, ses contrôles orientés, c’est Hakim, un mec des cités avec des petites jambes et un grand torse tout droit. Toujours la tête levée pendant sa conduite de balle, la classe ! Sur le terrain, parce qu’en dehors c’était pas trop ça. Pas mal d’embrouilles, des virées nocturnes répétées et un paquet de filles du coin qui lui imputent leur grossesse ou leur virginité perdue. Les dirigeants l’ont vendu dès que l’occasion s’est présentée. Hakim et ses dribbles ont disparu de la région quand un club de National s’est renseigné.
J’ai jamais su si Hakim c’était son vrai nom ou pas. Pour tout le monde de toute façon c’était Hakim, point barre. En tout cas c’était ce qu’il y avait écrit au-dessus du numéro 10 sur mon maillot et sur celui de beaucoup de gamins à l’époque. Bien sûr, il y a toujours ceux qui arrivent au club en se la racontant parce qu’ils sont passés par les centres de formation. En réalité, soit ils s’en sont faits virés pour des sales histoires, soit ils se sont blessés sérieusement. Leurs ambitions revues à la baisse, ils ont pris la direction des clubs de DH avec à la clé, une promesse d’emploi à mi-temps à la mairie et des primes de match à deux chiffres. Passer des rêves de Camp Nou à la réalité du Maurice Thorez leur filent un bourdon maousse qui leur collent aux crampons comme la boue du terrain.
Bienvenue chez vous, les gars. Un club de losers pour d’autres losers, une grande famille quoi. C’est important la famille !
L’appel du numéro 9 a tout pour plaire, tranchant, dans l’espace. Le contrôle aussi est bon, c’est juste que son tir a réussi à réveiller les gabians qui roupillaient sur le grillage.
La municipalité, si elle ne s’occupe plus trop du stade, elle s’est bien occupée de José. Enfin, surtout le premier adjoint pour être exact. C’est lui qui l’a mis là. Par respect pour Pepe, le père de José, un résistant de la première heure.
Installé dans la région avant la guerre, il avait fui l’Espagne franquiste. On raconte qu’à l’arrivée des Allemands, Pepe a caché des juifs et des armes dans les collines. Il a fini par se faire choper et on ne l’a plus jamais revu. Aujourd’hui, il y a une plaque avec son nom sur une maison près de la mairie.
José pour lui ça a été l’Algérie, le djebel comme il dit. Ça pas été le même truc. A son retour, il a été embauché à la tôlerie, joué un peu au club mais c’est surtout au Bar de la Place qu’on le voyait dribbler tout le monde. Personne ne voulait entendre parler de ses histoires de djebel. Pas plus les siennes que celles des autres. Son père, lui avait toujours le droit au chapitre. Il revenait dans presque toutes les conversations. Ça gonflait José. Alors il la fermait et il enquillait les jaunes comme des perles. Pas moyen d’échapper à son histoire ici.
Quand l’usine a troqué le métal pour le plastique, José s’est fait virer. C’est toujours comme ça, les types profitent d’une restructuration comme ils disent pour éjecter ceux qui les font chier. C’était pas un syndicaliste le José mais son penchant pour la bouteille emmerdait bien ses supérieurs, alors ça n’a fait ni une ni deux. Ici, ils sont nombreux à avoir le coude facile. Seulement, José lui, quand il avait forcé sur le jaune, il devenait con. C’était règlement de compte et compagnie. Les histoires à pas trop raconter, il les connaissait, on ne sait pas trop comment il faisait. Toujours est-il qu’il en savait un rayon sur tout le beau monde et qu’une fois chaud, il balançait.
Le médecin du travail a suivi les recommandations du patron. Du jour au lendemain, José a été déclaré inapte à bosser sur les machines. Des histoires de troubles de l’équilibre, de la vision, de coordination des mouvements, tout ça et José s’est retrouvé chez lui, à tourner en rond, à picoler.
L’adjoint au maire dont la famille avait bénéficié des tours de passe de passe de son père s’est senti obligé de trouver une solution. C’est comme ça qu’il s’est retrouvé à repasser les lignes du terrain à la craie et à descendre ses jaunes dans sa guérite le soir pendant les entraînements.
Dans les bars en ville, il s’en trouvait toujours un pour dire que c’était un mal pour un bien, qu’à la fin, José sur les machines, il devenait dangereux pour lui et pour les autres. C’est souvent à ce moment-là, qu’un type envoyait une vanne bien lourde du genre « José, pourquoi qu’il a pas fait l’Indochine s’il descend si bien les jaunes ? »
Rires dans la salle et ça sonnait la fin de la conversation, on arrêtait de parler de José.
Sur le terrain c’est devenu un peu plus chaud après la demi-heure de jeu, rapport aux tampons que les mecs se mettaient joyeusement. Pas de technique donc mais de l’engagement et de la mauvaise foi aussi. Un début de bousculade au milieu du terrain a été vite calmé par l’arbitre et une partie des joueurs. Juste pour le fun, quoi ! Pour se rappeler que c’est quand même un derby.
La distribution de taquets devait venir un peu plus tard dans la partie, plus sûrement en deuxième mi-temps. Ces matches-là obéissent à des rituels précis, il ne faut pas que les choses dégénèrent trop vite. Le maigre public présent tient tout de même à ce que les règles soient respectées.
Les joueurs allaient en venir aux mains (et souvent aux pieds aussi !), c’était sûr et même souhaité. Mais avant il faut observer une progression dans la dramaturgie : l’arbitre aura préalablement pris des décisions vécues comme litigieuses par les supporters locaux, le public insultera les adversaires, les vingt-deux acteurs joueront le jeu dans chaque contact en roulant au sol comme de mauvais comédiens. Les niveaux de tension et d’exaspération devront évoluer graduellement jusqu’à l’explosion finale déclenchée par un penalty où l’absence de penalty justement. Alors la bagarre générale pourra démarrer, mêlant joueurs, dirigeants et parfois même une partie du public.
Contrôlée et sauvage à la fois, terriblement confuse, portant quelques mouvements chorégraphiques d’une rare beauté, elle ne se calmera qu’après une longue suite de tentatives ridicules d’allumer ici et là de nouveaux foyers de discorde. Rébellion en crampons devant l’injustice, mini émeute urbaine sur gazon, manifestation politique et spontanée du dangereux substrat prolétarien la bagarre générale rassure sur la marche du monde, rappelle l’ordre des choses et les priorités. Une sorte de démonstration de philosophie fondamentale : ici, c’est chez nous, venez pas test.
La pluie a cessé à l’approche de la mi-temps. Certains endroits du terrain brillaient drôlement sous le soleil. Et aussi les pentes des collines, au loin derrière les terrains annexes. Les corbeaux et les pies fouillaient le sol à l’ombre des peupliers. Au-delà du creux formé par la rivière, en surplomb, les bâtiments de l’usine paraissaient comme de grosses boîtes abandonnées.
La municipalité, si elle ne s’occupe plus trop du stade, elle s’est bien occupée de José.
· Il y a presque 12 ans ·Et voilàààààààààà ;)
jones
Je ne sais pas si c'est moi mais de la page 2 à la page 3 la municipalité s'est bien occupée de quoi ? À l'histoire ou à ma cervelle, j'ai le sentiment qu'il manque quelque chose...
· Il y a presque 12 ans ·panzersonate
A suivre en effet. Moi j'ai découvert la grogne des supporters / réboussiers nîmois au Stade des Costières, en plein marasme automnal contre une pâle équipe de National.
· Il y a presque 12 ans ·Aujourd'hui, les crocos retrouvent le sourire en Ligue 2 mais ne rêvent pas encore du Camp Nou.
Mathieu Jaegert
Ouais peut-être bien une série, un truc autour du foot amateur, des usines, des non dits, des paysages inamovibles, des gens qui ne parlent pas qui grognent, de l'indignité des uns, la dignité des autres... bref comme d'hab quoi !?!
· Il y a presque 12 ans ·jones
J'en ai connu aussi un comme José, lui avait fait l'indo, mais lui descendait du rouge, quand il est mort la buvette a fait faillite.
· Il y a presque 12 ans ·Belle série en cours ?
yl5