En profondeur # 3

jones

L’ombre mangeait encore la tribune malgré le retour du soleil. La mi-temps approchait quand le numéro 8 adverse a troué la défense pour envoyer une frappe en pleine lucarne. Les rouges se sont mis à courir derrière le buteur avant de former une joyeuse mêlée au poteau de corner. En revenant vers le rond central, ils ont adressé des gestes et des regards explicites vers la tribune, des sifflets sont descendus des travées. Comme à la télé. En fait, tout ressemblait à ce qu’on pouvait voir sur l’écran, le glamour en moins. Ici comme ailleurs, tout le monde avait appris à vivre par procuration. Les gestes, les attitudes, les dégaines copiaient plus ou moins délibérément la petite lucarne, enfermant tout dans un vertige, un abyme de clinquant et de déprime. Inné ou acquis, nature ou culture, poule ou œuf, j’étais sûr qu’elle aurait trouvé des exemples en pagaille pour tenter de me faire réfléchir un peu dans un cas comme celui-là. En tout cas, c’était la première fois que je repensais à elle depuis ce matin et ça m’a fait sourire. Pas longtemps d’ailleurs parce que je me suis aussi souvenu dans quelle colère intérieure me mettaient ses prétentions professorales. Le soir venu, j’aimais à la baiser un peu brutalement. Elle aimait bien, moi aussi et je me demandais parfois si ça ne remettait pas un peu d’ordre entre nous. Placé au centre, en surplomb de la ligne médiane, j’entendais distinctement nos joueurs s’engueuler. C’est l’image de mon père qui l’a chassé de mon esprit en sentant monter jusqu’à moi comme une odeur de tourbe émanant du terrain à moins que ce ne soit le coup de sifflet de l’arbitre pour annoncer la pause. 

La tôlerie n’a pas mis longtemps à fermer définitivement après le départ de José. Quelques mois, une année ou deux tout au plus, le temps joue parfois de tours à la mémoire. Les dirigeants ont migré vers d’autres cieux « moins disant socialement » comme on dit, en emmenant avec eux les machines et le stock de matériel. Ça ne s’est pas fait en une fois. Un jour, on apprenait que le service expédition de l’usine avait fermé, puis c’était le tour des achats, de l’approvisionnement, etc. Un matin, il n’est plus resté que les ateliers et les bureaux puis rien, plus rien. Tout était parti. Des bâtiments, des entrepôts déserts et des remorques vides sur le parking, la tôlerie était soldée, la ville se retrouvait à poil.

Il y a eu des grèves, des débrayages, des manifs. Dans toute la région, les entreprises fermaient les unes après les autres. Les journalistes appelaient ça l’effet domino, on n’avait pas le temps de voir venir que c’était déjà passé. En ville, ça a collé une espèce de blues général comme une maladie honteuse qui se répandait sournoisement. Tout le monde gueulait contre tout le monde, contre les élus, les patrons, les syndicats, le gouvernement, mais personne ne savait vraiment quoi faire. Les employés de l’usine sont allés demander l’aide du maire et de ses adjoints. Les politiques locaux continuaient de gesticuler pour faire croire qu’ils avaient encore le pouvoir d’influer sur quelque chose. En fait, ils ont juste dépensé une fortune pour la dépollution du site. Comme un symbole, les types s’en étaient mis plein les poches, s’étaient barrés en laissant la merde derrière eux. Et il fallait nettoyer. Depuis longtemps, en sous-main, la direction avait négocié la vente de l’usine à un groupe américain qui n’a pas fait dans le détail. Le manque de rentabilité imposait que tout soit délocalisé, activité et matériel ont-ils dit. C’était fini. Compétitivité, concurrence, coût du travail et tout le tralala.

Avant la fermeture, le club visait la montée en National. Le mercato devait voir débarquer un entraîneur serbe et un attaquant africain prêté par un club de Ligue 2. Finalement, ça a été la relégation puis la chute silencieuse jusqu’en division d’honneur. Un malheur n’arrive jamais seul comme on dit. Le maire a peu à peu déserté le stade au moins autant pour les résultats que pour l’accueil qui lui était réservé à chaque visite. Des sifflets, quelques vannes et des noms d’oiseaux de temps en temps, les gens ne lui pardonnaient pas de ne pas avoir réussi à enrayer le cours des choses. En réalité, il n’y pouvait pas grand-chose, mais comme il fallait un coupable, il l’a payé cher aux élections suivantes.

Posée entre l’entrée du stade et le parking, une camionnette un peu rouillée, rouge et blanche, servait de buvette. Comme je m’étais juré de ne pas boire une goutte d’alcool, j’ai commandé un chocolat chaud. A côté de moi, une écharpe aux couleurs du club autour du cou, une jeune femme s’engueulait avec un type au téléphone. J’ai attendu dans les relents de merguez, de frites et de pizzas. Autant dire que je n’ai pas eu envie de le boire tout de suite. J’adore pourtant boire le chocolat quand il est bouillant. En fait, ce que j’aime surtout c’est me brûler les papilles gustatives et attendre leur régénération en frottant cette petite zone morte de ma langue sur mes dents.  

En touillant à toute vitesse avec le bâtonnet en plastique, j’ai vu flotter dans la crème mon maillot jaune avec le numéro 11, mes crampons moulés et mon vieux sac de sport Puma. Dans la gorge m’est remonté le goût des crêpes après l’entraînement, les odeurs de craie blanches de la ligne de touche, les encouragements de mon père en survêtement appuyé sur la rambarde au bord du terrain. Mon cœur s’est mis à cogner dans ma poitrine comme si je venais de taper un sprint sur le pré. 

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