Encore un tour

Michael Ramalho

Même pour les courts déplacements

Neuf heures et quarante-cinq minutes.

Une lumière aveuglante en provenance du jardin pénètre le salon à travers les baies vitrées. Le père baisse les stores. La pénombre s'installe.

-Antoine ! Où sont tes baskets ? demande-t-il d'une voix douce.

Après trois répétitions, l'enfant de vingt-deux mois lâche sa voiturette et se dirige vers le placard à chaussures. Après quelques secondes, il en sort deux baskets bleues ornées de bandes rouges et grises.

Puis, il s'assoit et entreprend de les enfiler. Son père le regarde, mesurant avec satisfaction, l'autonomie croissante de son fils.

Antoine n'y arrive pas. Son coup de pied épais rend difficile le passage dans la chaussure. Le petit bouddha, comme le surnomme son père en embrassant son ventre rond, possède un appétit d'ogre.

Il s'acharne, s'énerve, commence à geindre.

-Mets-toi debout, je vais t'aider. Je veux cette jambe annonce le père, en tapotant avec douceur son mollet. Il utilise son pouce en guise de chausse-pied et y parvient enfin.

-Tu es prêt ? On va voir Tata ?

-Non ! Antoine s'échappe et retourne vers les jouets éparpillés, donnant au salon, l'aspect d'une crèche aux effectifs considérables. Ce refus n'inquiète pas le père. Antoine, il en est convaincu, adore sa Nounou. Tata, comme il l'appelle. Les chansons apprises avec elle et reprises à tue-tête pendant le bain ou lorsqu'ils jouent ensemble, en témoignent.

Dernier coup de propre sur le visage poupon pour ôter les traces du petit déjeuner. Un coup de brosse aussi, pour tenter de dompter ses boucles blondes.

Main dans la main père et fils descendent les quelques marches du perron. Antoine ôte sa main et court vers la portière arrière de la voiture.

Le père hume l'air brulant de cette fin de printemps caniculaire et regarde le jardin. Les arbustes, assommés par la chaleur paraissent statufiés. L'herbe qui s'était épanouie en se mirant dans les goutes trompeuses des pluies passées, étouffe maintenant sous un manteau à la teinte jaunie. Demain samedi, si Antoine daigne faire la sieste, il faudra passer la tondeuse.

Le harnais du siège bébé est trop petit pour contenir ses bras potelés. Les attaches métalliques n'arrivent plus jusqu'à la boucle placée entre ses jambes. Cela fait des semaines que son père est au courant mais comme beaucoup de ses contemporains, succombe à la procrastination.

-Tu t'assois bien au fond du siège ! lance-t-il de façon autoritaire à son fils en le poussant en arrière. Dès qu'il tourne le dos, Antoine entreprend de tourner la manivelle de la vitre.

Neuf heures et cinquante-minutes

La rutilante Opel Zafira grenat sort de la maison et s'engage dans la rue pavillonnaire. On l'a livrée hier. Le père est satisfait de son choix. C'est le véhicule idéal pour partir en vacances. Le trajet jusqu'à chez la nounou est court. Deux, trois minutes à peine. Trois fois à gauche, une fois à droite et une fois à gauche. Le contrat avec la nounou stipule une prise en charge d'Antoine à 10h00. Le père regard l'horloge du tableau de bord. Les probabilités d'arriver en avance sont fortes.

Dès le premier virage, ils se retrouvent bloqués derrière les éboueurs

-Camion de poubelle ! exulte Antoine.

Antoine est aux anges. Ses pieds s'agitent et frappent le siège de son père. Pour une raison qui échappe au père, son garçon adore les camions de poubelle.

Après quelques secondes, les éboueurs s'engouffrent dans une autre rue. Les virages sont rapidement avalés. Le père jette des coup d'œil au rétroviseur central pour vérifier que son fils est bien assis. Juste de légers tressautements à cause des nids de poule.

-Encore un tour ! demande Antoine sans dire s'il te plaît papa.

Neuf heures et cinquante-trois minutes

L'Opel s'engage donc pour un deuxième tour. Les tournants reviennent. Le facteur s'arrête devant un pavillon et dépose son vélo contre le muret. Sur le trottoir d'en face, un homme tire un chariot rempli de prospectus à distribuer dans les boîtes aux lettres. Il s'apprête à croiser une dame âgée qui promène son chien. Antoine jubile en remarquant l'animal. La rumeur d'une tondeuse à travers les vitres ouvertes. Une matinée tranquille en somme. Le père roule le plus lentement possible pour perdre du temps.

Neuf heures et cinquante-six minutes

Pour la deuxième fois, Père et fils passent devant la maison de Tata.

-Encore un tour ! répète Antoine toujours sans formule de politesse.

- C'est le dernier bébé. Après on va voir Tata annonce son père péremptoire.

Antoine ne répond rien. Résigné.

La voiture avance encore plus lentement. Vingt kilomètres heures à peine. Le père met un point d'honneur à être ponctuel. Il n'appuiera sur la sonnette qu'à dix heures précises. Avant le virage, il aperçoit dans le reflet un véhicule qui fond sur lui et ralentit au dernier moment.

L'automobiliste lance des appels de phare, fait gronder le moteur, klaxonne même. Le père agacé accélère. A cette allure, Antoine est secoué dans tous les sens. La rue de la nounou arrive enfin. Derrière, le pare-chocs de la voiture impatiente semble n'être qu'à quelques centimètres de l'Opel. Le père tourne le volant.

Neuf heures et cinquante-neuf minutes

Une camionnette blanche surgit et frappe dans un bruit assourdissant l'Opel au niveau de la portière du conducteur.

La dernière chose que le père voit dans le miroir central est le corps désarticulé de son fils projeté contre la vitre opposée de l'Opel Zafira toute neuve.


Signaler ce texte