Enfant de la balle

Vincent Vigneron

la route des vacances

celle que j'imagine

inépuisable couleuvre à te parcourir je m'endors

le soleil d'hiver, édenté

jamais jasmin à tambouriner sur la vitre

tant l'allée du jardin est étroite

je vais visiter mon fils artiste dans un cirque

je ne fume pas aujourd'hui je suis malade

le sapin désodorisant dans l'habitacle

moche dans la débâcle de décembre

est un épicéa rendant l'âme

mon fils m'a conseillé contre les états fébriles

une cuillère de gelée royale

soigne-toi et fais la route

et viens me voir jongler

le seul artiste européen à franchir le cap des huit balles

jugé humainement inatteignable

indexé sur l'avalanche d'une paupière malade

tout est désormais faisable

nous nous parlons que trop peu

nous cédons aux digues

mon lotissement, son chapiteau

je suis bloqué derrière un convoi exceptionnel

de douleurs oculaires

la lumière violente descend sur les polders

pourtant beaucoup plus au nord

dans les contrées où l'on joue au cerf-volant

avec un écureuil vivant

en guise de membrane ascensionnelle

la route est longue comme un enterrement

j'irais trinquer sous l'abribus avec mon ex

la mère de mon fils

si jamais je m'en sors vivant

une force opère dans le gisement de mes nerfs

si tu viens en amie manifeste-toi

exprime-le clairement par une vignette de soie blanche

la migraine, cette sorcière

la gorge, une roche basaltique

je me souviens qu'enfants nous remontions une route comme celle-ci

garnie d'herbes coupantes et d'ambroisies

à la sortie du village

nous accompagnions les femmes qui allaient au lavoir

allonger la lessive sur la pierre alanguie

elles nous immergeaient jusqu‘aux coudes dans l'eau froide

quels puissants hercules vous ferez

jamais vous ne serez malades

vous aurez des enfants vigoureux

capables d'exodes, de miracles d'apesanteur

de sauts mémorables de l'abîme vers le roc

mon fils aura fait tout cela et plus encore

des courses effrénées dans les châtaignes bogues ouvertes

il aura craché ses quatre vérités

convaincre les murs les briques insondables

en les frappant aussi

sur le pare-brise la ligne de partage des eaux

il pleut doucement et cette veine d'orfèvre

tremblante, je la suis hypnotisé

la route des vacances

maussade, lunaire

qu'une tempête enfin te ravage le bitume

tu n'as rien à m'apprendre

aucune consolation dans un virage

il ne fait pas assez chaud

pour que sirène hurlante je m'immobilise sur le bas-côté

disperser les reptiles

craquant le fer blanc de ma gamelle

pour leur faire peur

ils ont rejoint l'outre-tombe des mémoires les terrains vagues

je croise des pins parasols

qui semblent une sculpturale masseuse d'homme

ils attendent le charnier de baise estivale

un tableau de maître flamand se substitue à la réalité

des promeneurs en vareuse pataugent dans l'ornière

laissée par les caravanes

j'ai une grande colère contre la vie

aux aires de repos le soldat inconnu vaillamment se restaure

et je rejoins son ombre

je ne veux pas arriver si vite

un paysan très âgé me renseigne

suivez la départementale jusqu'à la grange aux faisans

gardez toujours à main droite la ligne la feinte et l'esquive

la survivance d'un incendie soufflera sur votre nuque

gardez l'allure

mille fois vous voudrez faire demi-tour

mille vœux de combustion spontanée

le paysan âgé me regarde de ses grands yeux

un ruban gris-bleu de lagune les cerne

je lui dis vous avez un arc cornéen

la légère anomalie dans le regard des aînés

je vous remercie monsieur

mon fils joue ce soir sous le tivoli

la musique nous parvient il me semble

abolis par la distance les instruments à vent

le chien des voisins aboie au passage

poussière, cerbère

vos âmes charitables présentées ce jour aux canines

ressortiront sans blessure

l'ouvreuse me donne un ticket borduré de feuilles d'acanthe

au centre le visage d'un clown hilare

je pénètre sous la grande tente

fumigène, halogène

lucie aux trapèzes et la verticale de la peur

un enfant chahute me renverse son soda dans le cou

les ours magiciens ne renoncent pas à patiner

le spectacle est long comme une cheminée d'usine

des serpentins pleuvent ma jambe s'ankylose

les saltimbanques du désert de gobi empilent des choses

avec une grâce surprenante

une demie-tonne de vaisselle

puis à cet instant apparaît mon fils

les cheveux blonds torsadés et ramenés en boule sur le sommet du crâne

comme le korymbos des rois perses

irréductiblement concentré il ne regarde personne

cinq balles au début, un échauffement

je vois bien qu'il peine à croire en l'harmonie

et en ses sœurs autistes

l'harmonie est la cadette d'une famille de bègues

elle est diminuée et porte sur ses épaules le poids

cristallisé des rêves de chacun

huit balles joli tour de force ne changent pas la face du monde

huit balles de mousse fluorescentes

quelqu'un a éteint la lumière

sans doute le régisseur

ou un poète alcoolisé

les gens poussent des soupirs d'admiration

je ne vois plus le visage de mon fils dans le noir

mais je le devine

tendu comme une lame vers l'opéra habile

la balle ne dévie pas d'une tangente

préexistant à sa naissance

et peut-être à la mienne

maintenant que je le vois résumer notre histoire

par un bel artifice

maintenant que lui et moi habitons un espace commun

où la nuit s'est faite

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