Enfante l'étoile

odeanox

Danser sa vie, c'est se placer au cœur des choses, au point de jaillissement d'un futur en train de naître et participer à son invention.

J'ai commencé à danser, j'avais 26 ans. Au début, c'était un peu pour faire comme Natalie Portman. Mais on ne s'engage pas dans la danse, et encore moins la classique, à la légère.

Depuis quatre ans, ma vie a changé, et c'est un faible mot.

On ne peut pas prendre conscience de son corps tant qu'on n'a pas commencé à danser. Toutes ses imperfections, mais aussi toutes ses forces.

Je suis mal foutue, de travers. Une épaule plus haute que l'autre. Un côté plus aligné. Un bras plus tordu. Un pied faible. C'est normal, dit ma prof, un jour tout ça va disparaître et ce sera réglé. Au bout de combien de temps, je n'en sais rien. En attendant, mes pirouettes partent en live - mes trapèzes sont trop courts, mes cervicales me cassent la tête, mes rhomboïdes se courbent.

J'espère, que vite ce soit réglé, qu'enfin je n'aie plus à y penser. Mais le plus dur en danse, c'est ça : le temps. On ne le maîtrise pas. On voudrait aller plus vite, le corps ne peut pas faire de miracles. Il faut composer avec. C'est ton meilleur allié autant que ton pire ennemi. Que de fois n'ai-je maudit mes genoux pas tendus, mes lombaires trop sauvages, mon en-dehors rebelle.

Au début, c'était un peu pour le fun. Mais en classique, ça ne peut pas être pour ça. On n'est pas là pour rire. Si, on peut s'amuser, mais ça, ça demande de ne pas être concentrée sur le moindre détail, la posture le bras les muscles profonds le pied - bref, il faut être pro. Nous sommes extraordinairement sérieuses - la seule qui balance des blagues, pendant le cours, c'est la prof, évidemment.

Vous pourriez en déduire que nous sommes chiantes, sans aucun sens de l'humour, tutu chignon pointes et chichis. D'ores et déjà, un tutu c'est 300 balles, et c'est pour la scène : les seuls que j'ai frôlés furent de mes yeux ébahis, petite fille presque trentenaire. Ensuite, le chignon, c'est bien pratique quand les pirouettes sont catastrophiques : l'égo s'en prend déjà plein la tronche, pas la peine que les cheveux en rajoutent. Les pointes, n'en parlons pas, les miennes sont pour l'instant au fond de l'armoire - j'adore ça, mais je n'ai pas le niveau, pas encore. Quant aux chichis, ils sont nécessaires, le millimètre est d'or pour ne pas stagner ridicule.

En fait, le seul sens de l'humour que nous avons en cours, c'est sur nous-mêmes. Il faut bien rire quand on se rend compte qu'on est foutus de travers, sinon on pleure. J'ai d'abord beaucoup pleuré, et parfois de rage. Parce que mon corps ne voulait pas, parce que je ne comprenais plus rien. Maintenant, la pirouette s'écroule, je me casse la gueule, je me relève en rigolant, et je recommence.

C'est ainsi qu'il faut prendre la vie. Une succession d'échecs à répétition, mais petit à petit, les progrès sortent de l'ombre. On devient plus forte. On ne sera jamais parfaite, non : seulement, de plus en plus, on composera avec ce qui est soi. Et on apprend à rire. Rire de soi-même, se dire que ce n'est pas grave, qu'on fera mieux demain, surtout pour éviter au Juge intérieur de nous cracher à la figure.

Parce que nous n'avons qu'un corps, qu'une façon d'être. Parce que même s'il y a réincarnation ou paradis, soit nous aurons tout oublié, soit nous n'aurons plus de corps : c'est ici, et maintenant, qu'il faut apprendre. Détester notre corps, haïr notre soi, n'a pas lieu d'être : c'est le seul paquet que Dieu nous ait donné, qu'il soit cadeau ou empoisonné. Faire avec. Connaître ses lumières. Gérer ses larmes. Un jour, un progrès.

Je ne sais pas si j'ai le droit de me dire danseuse. Il paraît qu'il ne faut faire que ça pendant des années pour déclarer l'être. Peut-être apprentie, alors. Padawan de la danse.

J'ai toujours eu beaucoup de chaos en moi. Peut-être un jour, au mépris de l'âge, je serai danseuse. En attendant, j'apprends. Et si je meurs avant, tant pis : c'est le chemin qui compte. Et j'ai déjà beaucoup, beaucoup appris.

Je crois que j'ai trouvé mon bonheur, que je l'ai enfin trouvé, que c'est ainsi qu'est la vie. Oui, la vie aussi, son essence, je l'ai trouvée. 





  • Très conscient de l'extrême dureté de la Danse, elle est pour moi une immense source d'inspiration, par la beauté et le respect que j'éprouve devant cette création de chaque instant. L'entrée de Myrtha dans "Giselle"...

    · Il y a presque 7 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

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