Entre les gouttes

gaufrette66

ENTRE LES GOUTTES

Relation

Ch1. Arrivée de la famille dans le relais sous l’œil du serveur Joe, disparition de la grand-mère, recherches infructueuses. La nuit, Joe entend des coups, comprend où elle est : soufflerie des cuisines.

Ch2. Réveillé la nuit par des bruits différents, Joe repère une lueur de torche, sort, se fait agresser par un homme masqué qui recherche la grand-mère. Joe s’en sort, attend puis libère la grand-mère.

Ch3. Explications de la grand-mère : séquestrée par le couple, n’est pas la grand-mère des enfants, juste une mamie trouvée par annonce, connait la famille depuis 1an. Sans famille, est retenue pour son héritage, papiers d’identité volés. Parait faible, mais Joe a quelques doutes. Supplie Joe de la laisser s’enfuir, mais il veut appeler la police. Elle sort alors une arme et le menace.

Ch4. Fuite de la GM sur la moto de Joe. Un jour passe, Joe ne sait pas quoi faire. La nuit suivante, aperçoit l’homme masqué sur le parking. Le lendemain, se fait conduire par le cuisinier chez les gendarmes porter plainte. Dans la voiture, il remarque un détail qui lui fait penser à quelque chose qu’il n’arrive pas à retrouver.

Ch5. Chez les gendarmes, longue attente. Quand Joe peut parler du vol (sans intention de dire la vérité), il est mis en garde à vue : sa moto a déjà été retrouvée, la grand-mère morte par balle à côté. L’arme a été retrouvée près du bungalow. Joe parle de l’homme masqué, il n’est pas cru.

Ch6. Après 24h on relâche Joe, faute de preuve. A été licencié, part vivre chez sa sœur, qui l’accepte mal. Quelques jours plus tard, le père vient voir Joe chez sa sœur. Ne dit pas comment il l’a retrouvé. Nouvelle version : la grand-mère dilapidait la fortune familiale, mêlée à des réseaux crapuleux. Leur voyage était un moyen de la retirer du réseau et le père pense qu’on l’a enlevée (Joe ne dit rien) et tuée à cause de cela, soupçonne Joe d’être un complice. Joe parle de l’homme masqué. Le père repart.

Ch7. Le père sur l’autoroute, passe devant le relais, retour à son hôtel. Conversation avec la mère : le père est l’homme masqué, la fuite est pour d’autres raisons que celles qu’elle avait dites. Décide de se débarrasser de Joe qui finirait par parler ou qui est complice. Repart sur l’autoroute.

Ch8. Au même moment, Joe est mis à la porte par sa sœur, prend sa voiture, part au hasard sur l’autoroute. Il se maudit. Aperçoit une chose qui le fait s’arrêter.

Ch9. A découvert un détail qui change tout, lié à ce qu’il avait vu dans la voiture du cuisinier. Retour au relais en comprenant la complicité cuisinier-grand-mère et l’implication du père. Au même moment, le père s’introduit chez la sœur absente.

Ch10. Sur le parking, Joe aperçoit le nouveau serveur. Hésite, fait le choix de fuir tout cela. A son départ, le cuisinier le voit, prend son téléphone. Conversation avec le père son complice. Le père accélère sur l’autoroute. Joe se fait la réflexion que le beau temps est revenu quand il aperçoit la carrosserie du père dans le rétroviseur.

ENTRE LES GOUTTES

 

Chapitre 1

  

     Le temps avait été magnifique jusqu’à leur arrivée. L’asphalte de l’autoroute des vacances A666 brillait sous l’air chaud et sec de juillet. Joe les avait regardés se garer sur l’aire de parking vide d’un œil fatigué et avait maugréé sur son temps de pause perdu. Il avait vaguement remarqué que le ciel s’était brusquement obscurci quand ils avaient tiré la porte du restaurant, mais son attention était trop accaparée par sa déception de voir entrer toute une famille au beau milieu de l’après-midi. Par ailleurs, les fenêtres étroites et mal astiquées laissaient passer une lumière trop épaisse pour déterminer la clarté du ciel. Joe ne se ferait que bien plus tard la réflexion que l’arrivée de la famille avait coïncidé avec le changement inattendu du temps. Il resserra son tablier autour de sa taille, attendit que les cinq personnes s’installent dans leur petit brouhaha joyeux puis s’avança vers leur table.

     Parents, enfants, grand-mère. Leurs traits légèrement tirés trahissaient plusieurs heures de route mais la légèreté de leur voix révélait l’insouciance et l’excitation des vacanciers. Le Relais des Quatre-Mâts n’avait que son nom à offrir pour promettre la grande évasion : il n’avait rien d’une villégiature, ce n’était qu’un de ces derniers petits restaurants indépendants sur une aire d’autoroute mal entretenue, les tables y étaient un peu poisseuses et le serveur un peu bougon, mais la nourriture y était consistante et bonne, bien connue des routiers qui ne payaient pas pour le décor.

     Joe écouta la commande en notant les gestes habituels des voyageurs : jambes qui s’étirent sous la table, mouvements amples des deux enfants assez jeunes, sourires qui s’épanouissent à l’idée d’un bon repas. Puis il partit en cuisine lancer les plats et fit semblant de s’affairer pour gagner du temps sur le service du pain et de l’eau. Un joyeux babil montait de la table, l’appétit excitant les enfants et déliant les langues des adultes. Au-dessus de leurs têtes, le lourd ventilateur brassait l’air avec une régularité parfaite.

     Peu de temps après, sans parole inutile, Joe déposa les cinq assiettes copieusement remplies et surveilla du coin de l’œil que le repas se déroulait sans demande particulière. Il remarqua que la grand-mère cherchait des yeux un moment dans la salle : son regard glissa sur lui et se fixa sur l’affichette « Toilettes » sur une porte près du guichet. Elle s’y rendit aussitôt. Joe en profita pour traverser la cuisine et sortir sur le parking par la porte de derrière. Il récupéra dans un pot de fleurs qui servait de cendrier son paquet de cigarettes et se hâta d’en allumer une. La première goutte de pluie lui fit cligner de l’œil en tombant sur un cil et il leva la tête, étonné de voir des nuages sombres boucher l’horizon. Il haussa les épaules : après tout, il préférait travailler les jours de pluie.

     Quand il retourna jeter un coup d’œil dans la salle par le passe-plat des cuisines, il sentit immédiatement que l’ambiance avait changé. Les enfants continuaient à s’agiter sur leurs chaises, les doigts dans leur assiette, mais les deux parents étaient debout, les bras et le visage interrogateurs. Dès que l’un d’entre eux aperçut Joe, ils l’interpelèrent.

     « Vous n’auriez pas vu la femme qui était avec nous ? demanda le père.

     – Elle est partie aux toilettes il y a cinq minutes, répondit Joe.

     – Mais depuis ? reprit la mère, une petite pointe d’aigu dans la voix. Je viens d’y aller et elle n’y est pas ! »

     Joe proposa la piste du parking, de la cuisine, les désignant chacun d’un large geste du bras, mais aucune autre pièce n’existait ni aucune autre issue. Le père sortit du restaurant et la mère suivit anxieusement sa silhouette qui s’éloignait peu à peu derrière la porte vitrée. Puis elle se rassit, muette d’incompréhension. Les enfants se turent à leur tour.

     Une heure plus tard, les cris avaient succédé aux paroles soucieuses, la famille avait tout fouillé et se disputait sur la marche à suivre. Les enfants, rabroués de poser trop de questions, avaient un peu pleuré et crié eux aussi, amplifiant le tumulte des adultes. Joe n’en pouvait plus de piétiner, de conduire le père dans les recoins, d’interroger le cuisinier, seule autre personne présente dans le restaurant, d’imaginer à haute voix ce qui avait pu se passer et d’écouter la mère l’abreuver de son incompréhension. C’est finalement lui qui avait appelé la police, autant pour calmer les parents que pour pouvoir se débarrasser de tout ce petit monde qui devenait bien encombrant. Il s’était réfugié en cuisine et ne regardait que de loin les bras levés et les pas d’impatience. Il éprouvait bien sûr un peu de compassion, il aurait aimé pouvoir aider, mais s’avouait tout simplement impuissant, et finalement se trouvait désolé de voir son après-midi gâchée.

     Les gendarmes ne firent pas mieux, sauf que tout fut inscrit sur des carnets : destination des vacanciers, trajet déjà effectué, heure d’arrivée, plats commandés, heure d’entrée aux toilettes, âge, état de santé et mental, mobilité de la disparue, nombre de témoins, plan du restaurant, recoins explorés et à explorer, issues de secours. Le parking ne fut pas réellement analysable, sous la pluie maintenant soutenue il n’offrait qu’une surface lisse et brillante, sans recoin ni rien qui accroche le regard. On fit tout de même fouiller les deux voitures du parking – celle des parents et celle du cuisinier -  et même ouvrir le coffre de la moto de Joe. Joe l’avait déverrouillé en haussant les épaules : quel indice allaient-ils trouver là dedans ? Il en délogea son casque qui y était rangé et haussa à nouveau les épaules ; les gendarmes se détournèrent avec le même geste.

     Le poste de gendarmerie de l’autoroute se situait à peine à vingt kilomètres : la famille réduite à quatre reçut l’ordre de s’y rendre. La mère ne put retenir des cris d’indignation, de colère, de détresse à l’idée d’abandonner sa mère ici et ainsi et Joe eut peur d’une crise d’hystérie. Il fallut les bras du père et la parole réconfortante d’un gendarme plus fin psychologue que les autres pour lui faire quitter la salle de restaurant.

     Tout en étant soulagé, Joe fut peiné devant l’affolement de la mère. Il n’avait pu s’empêcher d’écouter les questions des gendarmes et les réponses qui leur avaient été faites. C’était une petite famille unie, heureuse de partir en vacances, en route pour un petit village dont Joe n’avait jamais entendu parler. Les parents avaient l’habitude de s’occuper de leur parente, qui vivait pratiquement en permanence chez eux. Les vacances se faisaient donc naturellement tous ensemble. Il était question d’un cabanon dans la montagne, de canyoning pour les parents, de promenade pour les enfants et leur grand-mère. Comment une femme âgée de près de soixante-dix ans avait pu disparaître, dans des toilettes sans issue, sur une aire d’autoroute éloignée de tout, dans ces conditions-là ?

     Joe avait beaucoup été interrogé aussi, en tant que témoin puisqu’il pouvait confirmer à la fois l’entrée de la grand-mère aux toilettes et le temps avant que les recherches commencent – le temps d’une cigarette, et encore, écrasée loin du mégot. Joe avait bien senti un petit froid le long de sa colonne vertébrale aux premières questions, se sentant mis en cause, mais le cuisinier avait déjà confirmé sa présence à la porte extérieure donnant sur les cuisines et le gendarme avait eu l’air satisfait de ses réponses.

     Une patrouille de deux hommes resta sur place pour chercher de nouveaux indices s’il en était et les toilettes furent mises sous scellés en vue d’une future analyse plus poussée. Joe s’inquiéta pour ses prochains clients - lui se contenterait du maigre arbre du parking -, mais il eut aussi un petit sourire de curiosité en se demandant s’il verrait la police scientifique à l’œuvre. Finalement il soupira et partit débarrasser les plats à peine finis. Il soupira plus fort encore en réalisant que la note n’avait pas été payée. Cela ferait beaucoup de choses à expliquer à son patron.

     La journée se poursuivit plus sereinement et peu à peu, Joe se prit même à plaisanter, expliquant aux clients du soir que les toilettes étaient fermées pour « scène de crime ». Les routiers n’y crurent pas sérieusement, mais Joe, dans le soir tombant, prenait plaisir à se l’imaginer. L’énigme restait entière. Les gendarmes cessèrent leur recherche après quelques clichés et quelques questions déjà posées.

     La nuit tomba alors que l’orage grondait. A la fermeture, Joe quitta le restaurant et, se guidant au halo strié par l’averse de quelques lampadaires, gagna un petit mobil home aux arrêtes rouillées : sa chambre pour sa semaine de travail, tout équipé, électricité et eau compris, sans diminution de salaire - au moins un avantage pour ce travail qui ne lui laissait aucun temps libre et se trouvait si loin de toute ville. Il hésita à griller une dernière cigarette avant d’entrer, mais renonça à cause de la pluie. Sans prendre la peine d’enlever ses chaussures, il s’allongea sur son lit, cala sa tête dans ses mains. C’est alors qu’il entendit les coups provenant du sol. Des coups redoublés, comme donnés par un objet résonnant contre du métal. Des coups réguliers, par salve de quatre environ, et qui reprenaient après une petite pause. Joe sourit et ferma les yeux.

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