Épargner

Gaetan Serra

L'interrogatoire était musclé. Les preuves contre lui s'entassaient, et il commençait à crouler sous le poids de l'évidence. Mais ça ne faisait rien, il ne voulait pas lâcher le morceau.
- On a tout notre temps, mon bonhomme.
Plus d'une heure déjà que je le cuisinais. Tout ce dont j'avais envie, c'était d'une bonne cigarette. La première bouffée me calma un peu, mais il fallait que je reprenne mes assauts. Je lui soufflai mon haleine enfumée au visage.
- Reprenons, nom, prénom, date de naissance, profession.
- Je vous l'ai déjà dit, Charles Bianchi, né le 3 mars 1882 en Italie, j'ai donc trente-huit ans, je suis banquier.
- Banquier, je veux bien. Pour votre date de naissance, je veux bien. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que ce n'est pas votre nom. La richissime famille Bianchi à laquelle vous avez fait référence lors de votre embauche à la banque Zarossi n'existe pas.
- Si vous préférez m'appeler par mon nom de naissance, appelez-moi Carlo Pietro Giovanni Guglielmo Tebaldo.
- Je vais continuer à vous appeler Charles, ce sera mieux.
La lampe du plafonnier commençait à montrer quelques signes de fatigue, et lui aussi. Ce n'était qu'une question de temps, j'en avais fait plier des plus coriaces que lui. Ce que je voulais avant tout, c'était qu'il se rende compte par lui-même de son méfait. Je voulais qu'il se l'entende dire. Peut-être ça lui provoquerait un électrochoc et on éviterait une nouvelle bévue.
- Que s'est-il passé à Montréal ?
- Le directeur de la banque a eu les yeux plus gros que le ventre et son établissement a fait faillite, me laissant sur le carreau. Il a fui au Mexique, en laissant femme et enfant se dépêtrer tout seul avec ses ennuis.
- J'ai vu aussi que vous avez fait un peu de prison, rajoutai-je.
- J'ai fait un faux sur un chèque, je sais, c'était une grossière erreur.
La tactique était fine et il ne me voyait pas arriver. Depuis une heure, je l'attaquais frontalement et il n'avait rien cédé. En remontant plus loin dans le passé et en la jouant moins costaud, j'arrivais à l'amadouer plus facilement. Je n'oubliais pourtant pas ses grands pouvoirs de manipulateur. Les collègues de Montréal m'avaient prévenu : aucune preuve n'avait pu être retenue contre lui dans l'affaire Zarossi, mais ici, dans mon pays, je ne comptais pas laisser passer l'arnaque.
- Alors, Charles, qu'est-ce qui s'est passé à Boston ?
- Tout ce que je vous ai déjà expliqué. J'ai proposé des taux de rendement, pour que les gens fasse fructifier leur argent, comme dans n'importe quel établissement bancaire, fort de mon expérience passée.
- Ce que vous proposiez était juste … impossible pourtant.
- Aujourd'hui, ça vous apparaît impossible, ça ne l'était pas l'année dernière pour les épargnants qui m'ont fait confiance.
- C'est bien ça le problème : ils vous ont fait confiance, l'erreur de leur vie, je pense.
- Parmi mes premiers clients, quasiment tous étaient satisfaits. Vous pouvez le leur demander. Pourquoi ne faites-vous pas témoigner ces gens-là ?
Ma cigarette était terminée et je mourrais déjà d'envie d'en rallumer une. La ventilation ne devait sûrement plus marcher. Je transpirais comme un bœuf alors que Carlo machin truc, bien installé dans son costume bien taillé, ne suait pas d'une goutte. Bref, j'étais énervé, j'avais chaud et je puais. Tout pour tenter d'écourter l'interrogatoire.
- Jusqu'à preuve du contraire, c'est moi qui pose les questions. Et on a pas besoin que tu nous prouves le contraire, on sait que tu es mouillé jusqu'au cou. Qu'est-ce qui s'est passé les mois suivants ?
Cette réplique le glaça. Il la prit pour argent comptant, normal pour quelqu'un se faisant passer pour un banquier. C'était en partie du bluff, car un passage aux aveux était forcément mieux pour nous.
- Les clients suivants ont eu de plus en plus de difficulté pour toucher leurs intérêts., ajouta-t-il. En fonction de leur dossier, ils ont eu leur dû en partie, ou alors plus tard que prévu.
- Et plus ça allait, plus les délais se sont allongés. À la fin, vous n'étiez plus en mesure de payer qui que ce soit. Pourquoi donc ?
- La conjoncture …
- Ne vous foutez pas de moi Charles ! Vous allez me raconter en détail comment fonctionnaient les rouages de votre système.
La première perle d'eau coula le long de son front, c'était une première victoire pour moi.
- Mon système … mon système, c'est que je payais les intérêts des premiers épargnants avec l'argent arrivant des clients suivants. Et ainsi de suite … Au début, ça marchait bien, beaucoup de personnes vidaient leurs comptes pour venir chez moi. Au fur et à mesure, cela semblait pérenne. Mais quand le nombre de clients a baissé, je n'ai pas pu contenter les premiers maillons de la chaîne, et tout s'est enrayé.
- Vous voyez ça, comme une chaîne vous ? Moi, je vois plutôt ça comme un triangle, une pyramide … Le bas engraisse le haut. Vous vous rendez compte que quarante mille personnes sont sur la paille par votre faute ?
- Je sais oui.
- Alors, on va tout recommencer depuis le début, encore une fois. Et cette fois-ci, vous allez vraiment y mettre du vôtre et tout raconter sans omettre le moindre détail. Plus vous en direz, plus ça pourra jouer en votre faveur.
Le présumé coupable s'épongea le visage.
- Je m'appelle Charles Ponzi, né le 3 mars 1882 en Italie, j'ai donc trente-huit ans, je suis escroc.

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