Epuiser l'ennui (part 6 et fin)
jones
Le bar a fermé doucement, sans éclat. Le patron a invité les derniers clients à régler leurs consommations et tout le monde a quitté les lieux, tout le monde s’est gentiment plié à l’injonction. Les res(is)tants, corps alourdi, dents cariées, plaidaient sans plus de conviction le prolongement de l’instant, l’impossible lendemain.
Un patron de bar c’est un homme politique, un élu local. Il peut bien vous enfler de temps à autre, vous pouvez bien pester contre lui, il sait que vous refuserez de choisir et que vous reviendrez. C’est un mec qui applique la plus vieille loi du commerce, celle qui veut que celui qui est en bout de chaîne n’a pas de moyen de pression, qu’il ne vaut mieux ne pas être celui là mais celui juste au-dessus. Un patron de bar, c’est un partage d’intimité sans risque, une promiscuité sans effort, une écoute sans écoute, un grand écart artistique, une psychiatrie de comptoir, un confessionnal en déséquilibre. Un patron de bar, c’est un vieux pote qui se révèle de droite sur le tard mais à qui on ne peut plus rien reprocher parce qu’on le connaît depuis trop longtemps, à qui on a trop dit qu’il avait raison sans penser que ça alimentait son conservatisme. Un vieux pote dont on n’a pas voulu dissiper les doutes, les errements par pure fainéantise ou renoncement. C’est toujours plus simple de s’arranger avec ses petites démissions que de l’affronter, lui et tous ceux qui le soutiennent par intérêt ou par soumission. Un patron de bar c’est un mec qui a compris que nous vivons dans une société d’addicts, une société du crédit, de l’épanchement et du renoncement. Un patron de bar, c’est un home politique, un assis(té) sur ses lauriers, une gamelle pour chiens, un industriel du plaisir, un esclavagiste de la picole, un connard.
J’ai fini mon rhum et je suis sorti. Il était presque deux heures. Le ciel posait un œil unique sur la nuit. Je suis allé m’asseoir sur un banc, j’ai regardé le bar s’éteindre comme une braise. Je pouvais bien souffler dessus, rien n’y faisait. L’enseigne Le Barraka s’est éteint en dernier. Pour un esclavagiste, il avait le sens de l’humour. Cynique, mais drôle. Ça sauvait le peu qu’il restait à sauver, ça lavait toute cette merde. Un peu. En remontant la rue, je titubais, je souriais, je caressais l’écorce des arbres, je répondais aux mouettes. Mon âme glissait entre mes poumons et mon cœur, toussait, cherchait, cheminait, sa voix rauque réclamant un dernier verre. Je me suis dirigé vers chez moi en pensant aux bières qui restaient dans mon frigo.
Les gyrophares des flics et des pompiers lavaient la place des punks à chiens. Je me suis dirigé vers l’attroupement. J’adore, quand pour participer à un événement, on n’est pas obligé de faire la queue. Les vestes fluo faisaient des effets de lumière avec la lune, avec les gyrophares. On aurait dit un tournage avec leurs costumes, leurs carrures télégéniques, leur irruption, leur façon irréaliste de prendre possession d’un coin de rue pour eux seuls.
J’ai joué des coudes entre les pyjamas et les rangers. Et je suis tombé sur toi. Ce corps étendu, c’était toi. Ton visage, ta bouche qui ne parlait plus, tes yeux tournés vers la lune. C’était toi, ce n’était pas toi. Je ne sais pas. C’était toi sans aucun doute. C’était toi et tes cheveux, toi et tes mains, toi et tes épaules, toi et tes cuisses, toi et ta nuque, toi et ton ventre. C’était encore toi. Partout où je regardais, c’était toi. Je ne pouvais pas regarder ailleurs, ailleurs que toi. Dans l’ailleurs, dans l’absence, dans les punks à chiens, dans le port, dans le bar, dans les navires, dans la couette qui vole, dans les affiches, dans le métal, dans les oiseaux, dans les grues, dans l’aquarium, dans les chevaux, les figuiers, les Roms, dans les traces humides laissés sur le carrelage, c’était toi.
James Brown s’est invité dans ma tête, les riffs de cuivre, la guitare et le chant… Can’t i get a witness.
Ouch... ça fait mal. Et ça fini sans finir, puisqu'en lisant cette dernière phrase, on sait que pour lui, ce ne sera jamais fini, c'est l'enfermement à vie dans une boite crânienne trop étroite pour contenir toute cette douleur.
· Il y a plus de 12 ans ·C'est juste poignant.
junon
En tant que Président du Club de "Ceux du 15 août", je te remercie ;)
· Il y a plus de 12 ans ·jones
Sans bobard, j'ai bien aimé.
· Il y a plus de 12 ans ·yl5