Eres parallèles (volet 10)

Laure Cassus

Descriptions (récréatives)


Traversée de rue, Paris 13eme.

 

Te voilà dans un quartier que tu reconnais doucement, un quartier de Paris où tu as vécu un temps et cela te parait être il y a si longtemps, dans un autre monde, une époque lointaine, qu'à peine tu oses t'avouer que c'était bien toi, et pourtant, dans un état différent, adaptée bien sûr à ton environnement.

Soudain, comme tu avances en regardant les commerces qui restent pour voir s'il y avait alors des éléments de ravissement que tu n'aurais pas aperçus,  soudain arrive cette odeur et elle te précipite dans le passé, de ta mémoire, dégoutée. Tu ne vas pas pouvoir avancer en touriste dans ce quartier de cocagne, il va te saisir comme il t'avait enveloppée malgré toi avant. Par son odeur poisseuse, de gras et de poussière, l'odeur de pâte pas encore cuite venant d'une boulangerie pas nette et qui se trouvait juste au-dessus de tes fenêtres. Haa, j'en ai une montée nauséeuse rien que d'y repenser et je n'en ai jamais acheté de ce pain. Je ne sais pas, une ambiance de vanille peut-être, mais avec beaucoup de contreplaqué chaud tout autour. Et une ventilation sur cour qui te balance ce trop-plein de douceur, tellement âpre au niveau des narines, qu'il s'installe jusque dans tes bronches et surtout  s'arrête dans ta bouche pour finir son parcours dans un déglutissement involontaire et pitoyable.

Encore pliée et cloisonnée, comme ton 19m2, les pieds contractés sur un carrelage gelé, tu passes une serviette trempée d'eau sur un dos mal courbé, avant de rejoindre la tasse de thé toujours trop  ébouillantée pour tes 36°C corporels même l'été.

Ces temps morts de contemplation le regard vide bloqué sur la températures tu vas les payer au moment même où tu vas regarder ta montre avant de sortir. Alors tu refermes cette porte en la claquant comme si cela devait accélérer le temps, le tout sans oublier les clés, c'est-à-dire en vérifiant que ce n'est pas juste un briquet le truc que t'as dans la main droite. Un sac vrillant à l'arrière de ton cul et un autre coincé sous l'aisselle contractée, tu te jettes dans l'escalier et ça saute de tous les côtés ces sacs à moitié vides et pas du tout articulés. Si bien que tu en coinces un en sortant par le porche et que bien sûr l'autre est en avance sur le convoi et te revient en pleine poitrine avant de glisser de ton aisselle, totalement tétanisée elle-même puisqu'en position haute limite en appui sur l'oreille depuis 4 étages déjà et autant de marches non absorbantes.

Arrive la rue de Tolbiac, ces flaques, ses reflets rouges au sol, ses klaxons de carrefour, ses manteaux qui marchent tout seuls d'un ton désapprobateur.

BNF, le métro, une marée humaine dégouline le long des escaliers comme autant de coulures de lave épaisse et rapide à la fois, ils arrivent de toutes les directions, sur deux pattes et la tête en avant.

Je traverse de haut car je n'en fais plus partie. Ça ne rimait à rien quand même. C'était il y a 11 ans et j'ai l'impression d'en avoir 100 de plus.

 

 

Traversée du mâconnais

Je roule sur des routes de campagne et départementales.

Les forêts sont d'un marron de pierre tirant sur le gris de fin de vie. Et les arbres sont nombreux, serrés les uns contre les plus grands, forêts sauvages, entre mêlées de branches, forêts adultes d'arbres larges, non encartés par le mouvement. Les animaux y vivent encore, il y avait une chasse à cour en cours sur la D923.

En haut au loin, des rochers de falaises surplombent la plaine. Les rocs dressent leur proue à l'assaut du Sud-Ouest. Ces immenses montures cabrées avancent dans un paysage fixe, mais elles avancent. Les forêts à leur pied leur mouille les flancs, c'est un océan de bois, gris à la saison du froid, vert frondaison à la saison de la lumière. Les dieux séjournèrent sur ces rocs posés, ils pouvaient contempler l'immensité de la matière vivante, flottant au bas du belvédère. Parfois, ils y descendaient pour chasser et s'imprégner de rituels, druidiques surement, approximativement, animisme et ésotérisme, pour ceux qui vivaient de l'ombre des grands arbres.

Ceux de la forêt, bien qu'enchantée, vivaient le plus clair de leur temps dans une obscurité poisseuse, collante et odorante. Mais parfois, une clairière, faite d'une roche excavée, un gros caillou saillant, et alors ce brin de clarté dans l'humus généralisé de la forêt active, ce brin de minéral fort, dur et clair, devenait un autel, une espérance de roc indestructible ayant traversé le temps et qui le traverserait encore, une stabilité et une aspiration du cœur, à un ailleurs, un rêve de rocher, comme celui situé plus haut et interdit aux vivants.

Aujourd'hui je passe dans ces plaines et elles sont vertes uniformément car on y fait pousser le blé l'hiver durant. Les forêts existent encore sous forme de bois, toujours habitées mais pas par des gens. Les rocs des clairières et des lumières supérieures ont été christianisées d'un croisillon. Les villages en dur surplombent le bocage, ils sont maîtres en plein ciel. Les rocs océaniques émerveillent toujours et sont parfois gravis par d'intrépides conquérants sportifs ou même des présidents de république en exercice du pouvoir.

Je me sens à des kilomètres de là. On a bien progressé dans nos divinations. La maitrise de la pierre et du béton on l'a et elle est merveilleuse. Nos villes, nos cathédrales et leurs villages vides, c'est incroyable comme c'est fort et comme la mort est là. Toujours malgré tout cela.

Quel sera la prochaine étape ? Car l'âge de pierre et l'âge de blé, je crois que c'est fini.

 

 

 

 

 

 

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