Errance post-romantique

Sabine Dormond

Le dernier aussi, je me l’étais pourtant acheté en ligne. Trente-neuf nonante, livré dans les quarante-huit heures, sourire enjôleur et deux-trois options en prime comme sortir la poubelle, faire le plein, réparer les jouets des enfants, se fendre d’un bracelet à la Saint-Valentin. Garantie deux semaines, ce n’était pas du très haut de gamme, mais j’avais appris à mes dépens que la déception est souvent à la hauteur de l’attente et revu mes ambitions à la baisse, histoire d’être, pour une fois, déçue en bien. Rayé de ma liste, la caricature du gendre parfait. Largué sans scrupule, l’intrépide aventurier des chambres à coucher. Bien entretenu, le nouveau tiendrait peut-être quelques jours de plus que son prédécesseur, c’était largement suffisant.

Pour trouver le bon numéro, rien de tel que ces sites. Pas besoin d’être une apôtre de la modernité : tu visualises les profils sous différents angles et opères une première sélection sur la base des photos, indications d’âges et mensurations. Puis tu compares les prix, les options, la consommation, les défauts assumés (parce qu’il ne faut pas se leurrer, il y en a toujours aussi des cachés). Tu affines le choix, laisse trancher le hasard si tu hésites entre deux profils similaires, (une part de hasard, c’est si romantique !), règles ton achat par carte de crédit et hop, le tour est joué. Si le mec t’échappe ou te pompe l’air, tu n’as qu’à en pêcher un autre dans ce réservoir inépuisable, en intégrant la dernière expérience à tes critères. Chaque rupture te permet ainsi de mieux cibler la relation suivante. Finie l’époque où l’on allait, au petit bonheur, d’échecs en déconfitures. Aujourd’hui, chaque essai te rapproche imperceptiblement de l’épanouissement suprême.

Pour me simplifier la vie et éviter de faire mentir le « Jules for ever » que je m’étais tatouée sur le bas ventre dans ma folle jeunesse, je les appelais tous Jules. C’était plus simple que d’exclure d’emblée les garçons ne répondant pas à ce doux prénom. Car je suis une romantique pragmatique, moi ! Mais quand Jules est arrivé, celui à trente-neuf nonante s’entend, j’ai immédiatement vu que quelque chose clochait. Impossible de préciser quoi, pourtant ça sentait l’arnaque à plein nez, il y avait erreur sur la marchandise, mon intuition me le criait.

Physiquement, ça allait : photo assez ressemblante, pas trop datée, type assez dans mon genre, voix passable, de toute façon je n’allais lui demander de chanter, ni de me faire la conversation, attendu que j’ai la radio et des copines. Les options fonctionnaient, il y en avait même quelques-unes en prime… Pourtant je ne pouvais me défaire du sentiment tenace de m’être fait rouler.

J’ai mis long à comprendre. Sûrement que je me voilais la face, la vérité était si horrible. Elle a pourtant fini par me sauter aux yeux, comme une goutte d’huile propulsée du caquelon : on m’avait fourgué un ex. Et pas un de la dernière pluie en plus, non, plutôt un de la première heure. Ce mec là… c’était Jules ! Celui du tatou. Le premier de la longue chaîne qui, d’amélioration en amélioration, devait me conduire à faire la rencontre du siècle. C’était affreux. Le monde s’écroulait. Découvrir si brutalement qu’on s’est fait mener en bateau pendant toutes ces années, c’est un choc que je ne souhaite à personne. J’ai malgré tout fini par accuser le coup, parce que je ne suis pas du genre à me laisser abattre. Et peut-être aussi parce qu’au fond, on n’était pas si mal ensemble, Jules et moi.

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