Esquisse IV

mysteriousme

comme un malaise

Il s'était réveillé avec une sale impression. Comme une névrose.

Des cailloux plein le torse, une sensation de décalage avec le reste du monde, une angoisse latente...

Une angoisse de celles qui emprisonnent.

Il naviguait à vue durant toute la journée. Dans un brouillard, dans du coton... Il ne parvenait pas à donner un sens à sa journée. "Sais-tu au moins en donner un à ta vie ?" lui sifflait sa vilaine petite voix.

Et toujours cette oppression dans sa poitrine. D'habitude si vive, si "respirante", si prompte à rire. Aujourd'hui bloquée, cristallisée, coincée.

Et elle... Il ne savait vraiment pas quoi penser.

Depuis leur entrevue si charmante à la conférence, il avait très peu de nouvelles. Comme un alignement des planètes qui commanderait tout sauf de la revoir.

Elle n'était pas venue au dernier cours de dessin avant les vacances de Noël. Il avait pourtant été chez le coiffeur juste avant, pensant lui offrir un numéro de charme.

Elle lui manquait. Il se faisait d'autant plus de films qu'elle était absente de sa vie. Au moins peuplait-elle ses rêves...

Il l'avait dans la peau, lui prêtant un statut, des habitudes, un style de vie. Il la catégorisait sans même la connaître.

Elle était célibataire - il en était sûr. Avoir les oreilles qui trainent, cela a du bon : Emilie avait fait allusion à sa solitude lors d'un cours sur les natures mortes, le cours juste avant celui des portraits.

D'ailleurs, il rougissait à l'idée de l'inviter chez lui et qu'elle découvre que le portrait qu'il avait tiré d'elle était accroché au mur dans un superbe cadre chiné au marché aux puces d'une ville voisine. Elle trônait dans son salon.

Elle était pas ou peu intéressée par la nourriture, ou du moins par le fait de se faire à manger. Elle avait toujours dans son sac une petite madeleine ou une petite brioche ensachée. Elle se vantait parfois d'aller au resto pour se libérer du temps, manger de bonnes choses et ne pas avoir à subir les contraintes comme le temps de préparation, la vaisselle à faire... Y allait-elle si souvent que cela ? Il se questionnait. Et si oui, alors quel restaurant lui faire découvrir un jour qu'il l'inviterait officiellement pour lui déclarer sa flamme ?

Au quotidien, avec son mec (qui s'appellerait Igor par exemple !), il espérait qu'elle ne soit pas maniaque ou orgueilleuse. "Juste quelqu'un de bien", parfois surexcitée comme une petite fille, parfois sensuelle comme une femme fatale. Et qu'elle ne soit pas comme ses ex, toutes à avoir une personnalité à la maison et une personnalité à l'extérieur. Il avait ce comportement en horreur... Même s'il se rendait compte sans se l'avouer que lui aussi pouvait parfois, par timidité, être différent dans le cadre privé ou professionnel par exemple.

Il l'imaginait adepte du café noir sans sucre et des malabar à la menthe. Il la voyait mal en train de faire les boutiques, à chercher la sortie dans le dédale des allées d'un magasin de meubles. Il la pensait plus "poétique", faisant des tests d'aquarelle sur son balcon les dimanches de printemps, lorsque le soleil se pose en longues étendues pour balayer la vie de sa lumière d'or.

Buvait-elle de l'alcool ? Il dirait oui, parce qu'il avait épié une autre conversation tout à fait par hasard, où il était question de l'anniversaire d'un certain Matthieu (l'ami d'Emilie), et de vodka. Buvait-elle à s'en rendre malade ? Il dirait que ce ne serait peut-être pas le genre de la maison. A voir... Il aurait bien le temps, un jour ou l'autre, d'en avoir le coeur net.

Que pouvait-elle donc bien penser de lui ? En avait-elle au moins quelque chose à faire ? Est-ce que son visage lui revenait et qu'elle se fantasmait une vie à ses côtés, à enfouir son nez froid dans son cou, à trouver sur le bord du lavabo une autre brosse à dents que la sienne, à se réveiller ou s'endormir à ses côtés ? L'esprit d'Enora était-il aussi hypnotisé que le sien ?

Il voudrait l'inviter pendant les vacances. Un soir. Alors que tout le monde est parti pour les fêtes. Lui. Elle. Se retrouver. Son sourire. Une bougie sur la table. Un plat à partager (des tapas ? pourquoi pas !)... Une ambiance de charme, un cadre envoûtant. Son parfum. Un verre de vin rouge espagnol ou argentin. Elle. Lui. Son regard dans lequel il ne rêvait que de se perdre...

Leurs mains se frôleraient, elle rentrerait dans sa vie et alors tout changerait. Son propre décalage avec le reste du monde ne l'effraierait plus car ils seraient deux à être décalés et à se sentir mal à l'aise avec le cataclysme ambiant. Ils se rassureraient l'un l'autre, créant le monde auquel ils auraient envie de croire à deux, riant pour des futilités, débattant de sujets d'actualités jusque tard dans la nuit, se couchant tôt d'autres fois, se soignant quand l'un serait malade, se surprenant à coup de petits cadeaux ou de soirées improvisées avec leurs potes... La vie, quoi.

C'était décidé. Le 1er janvier, il lui enverrait ses voeux et l'inviterait au restaurant. Ca serait en quelque sorte sa bonne résolution.

Signaler ce texte