Le vernis craque
violetta
- Non mais tu te fous de ma gueule ?!
La voix aiguë de sa femme le fit sursauter tandis qu'il était perdu dans ses pensées, et il renversa un peu de café de la tasse qu'il tenait dans ses mains. Qu'est-ce qu'elle avait, encore ?... Mal réveillé, il resta muet mais tourna vers elle un regard interrogateur.
- Ne me prends pas pour une conne ! Tu es encore en train de te laisser pousser la barbe.
Il allait répondre que non, pas du tout, il s'était rasé soigneusement ce matin au saut du lit, mais il ne dit rien et se caressa le menton. Il resta bouche bée sous le coup de la surprise. Il avait en effet des poils bien durs sur les joues et le menton, comme s'il ne s'était pas rasé depuis trois jours.
- Je t'assure, pourtant, j'ai…
Sans l'écouter, dans un geste de violence dérisoire, elle roula sa serviette en boule et la lui jeta à la figure, des éclairs de fureur dans les yeux. Dans un réflexe fulgurant, il lança la main en avant et intercepta l'objet avec une précision phénoménale. Il avait fait tout cela avec un grand calme, et cette fois, sans renverser une seule goutte de café. Il resta quelques instant la main levée, la boule de tissu serrée son poing, en regardant fixement sa femme. Il avait l'air presque menaçant et les jointures de ses doigts crispés avaient blanchi. Il semblait faire un effort surhumain pour s'empêcher de frapper. Pendant quelques instants elle perdit sa contenance. Mais elle se ressaisit vite et reprit sa vindicte :
- Tu vas aller dans la salle de bains et te débarrasser de ça tout de suite ! Sinon, tu ne m'approcheras pas, je te préviens !
Comme s'il avait envie d'approcher cette furie toujours de mauvaise humeur ! La regardant toujours fixement, il lui jeta la serviette à la figure et se leva. Il voyait une veine bleutée palpiter à la base de son cou, il écarta les narines, et perçut l'odeur chaude et vaguement métallique qu'il espérait… Il plissa les yeux et eut une sorte de rictus.
Cette fois, elle resta muette et pâlit, levant vers lui des yeux étonnés et inquiets. Il jouissait de voir ce regard intense posé sur lui. Depuis quand ne l'avait-elle pas vraiment regardé ? Il avait l'impression d'être transparent pour elle… Il éprouvait en cet instant un réel plaisir et se sentit tout à coup puissant et respecté. Il ne baissa pas son regard et elle quitta la table du petit-déjeuner en bredouillant qu'elle allait terminer de se préparer pour partir au bureau. Se pouvait-il qu'elle ait capitulé ?... C'était un événement !
Son fils dévala l'escalier et traversa la pièce en coup de vent : "et ça recommence, vos disputes ! Y en a marre, je suis mieux au collège ! A ce soir. Peut-être..." Et l'ado sortit en claquant la porte.
Il se rassit lentement et caressa à nouveau son visage, grisé par le contact de cette pilosité si subitement apparue… Tandis qu'il continuait à siroter son café, il reprit le cours de ses pensées qui voguaient vers les drôles de rêves qu'il avait faits, la nuit dernière… Il avait eu beaucoup de mal à s'endormir, hier soir, contrarié par la soirée conflictuelle qu'il avait passée, sa femme cherchant tous les prétextes pour lui chercher querelle, alors que les enfants n'étaient même pas couchés ! Il avait ressenti de la colère et du chagrin… Et alors qu'il essayait de trouver le sommeil, il revoyait encore le regard malheureux de ses enfants qui avaient assisté à cette scène lamentable. De plus, la pleine lune filtrait à travers les fentes des volets une lumière vive qui se glissait entre ses cils et ne favorisait pas l'endormissement… Quand il avait enfin sombré, les rêves étranges s'étaient succédés… Il était dans un lieu familier, son jardin, mais il était entièrement nu et offrait tout son corps aux rayons de lune. La sensation était délicieuse, voluptueuse. Il avait l'impression de ressentir une sorte de métamorphose dans les tréfonds de son être. Tous ses sens étaient aiguisés, il entendait comme jamais il n'avait entendu, il voyait comme jamais il n'avait vu, il sentait les odeurs de la nuit comme il ne les avait jamais senties… Dans son rêve, il y avait même le chat des voisins ! Le gros chat tigré qui prenait leur jardin pour un terrain de chasse, de jeu et sieste. Et il s'était retrouvé à quatre pattes dans l'herbe, en grognant face au malheureux matou terrorisé qui s'était mis à feuler et à se hérisser… Il y avait eu d'autres choses dans son rêve, mais il ne s'en souvenait plus…
Soudain, un hurlement le sortit de ses pensées. C'était sa fille. Elle était dehors et hurlait. Il courut dans le jardin et trouva l'enfant, son petit cartable Minnie sur le dos, prête à aller à l'école, pointant le doigt vers quelque chose sur le sol. C'était une masse de poils tigrés et de chair sanguinolente qui avait été le chat des voisins. La petite fille tourna vers son père un visage ruisselant de larmes, la bouche tordue par le chagrin et l'horreur. Elle hoquetait et suffoquait :
- Oh-Pa-pa-re-gar-de-oh-pa-pa-c'est-ho-hor-ri-ble…
Lui aussi était tétanisé, car la suite de son rêve lui était revenue : il s'était jeté sur le chat et l'avait mordu au cou avec une violente sauvagerie. Il avait senti avec délices le merveilleux goût du sang qui coulait dans sa propre gorge, et il avait bu jusqu'à plus soif…
Sa femme les avait rejoints dans le jardin. Dans sa précipitation, elle n'avait mis qu'une seule chaussure et claudiquait. Elle prit sa fille contre elle et lui cacha le visage contre son ventre, et c'est encore contre lui que jaillit son énervement et sa colère :
- Enlève cette horreur, dépêche-toi ! Non mais c'est n'importe quoi ! Il doit y avoir une bête qui est entrée cette nuit, des fois il y a des renards en ville ! Mais bien sûr tu n'as rien entendu, toi ! Ah je ne suis pas aidée !
Il voulut protester, mais c'est un grognement qui sortit de sa gorge.
- En plus tu t'es enrhumé, c'est malin ! Décidément tu fais toujours tout pour me compliquer la vie.
Elle s'éloigna en boîtant sur son unique talon de chaussure, entraînant vers la maison la fillette toujours secouée de sanglots. Elle cria sans même se retourner vers lui :
- Appelle l'école pour dire que Lila sera en retard ce matin !
Mais il ne réagit pas. Il regardait, fasciné, le cadavre du chat. Il crut sentir à nouveau dans sa bouche le goût du sang, et en fut comme électrisé… Il regarda ses mains et ses avant-bras, il ne vit nulles griffes, nulle toison de bête sauvage… Juste le duvet léger et les ongles coupés ras d'un homme civilisé… Ainsi, seul son visage, avec sa barbe naissante, portait le stigmate de ce qui s'était passé cette nuit...
Ses oreilles bourdonnaient, tout son être bouillait. Il avait encore besoin de sang. Tout de suite. Il y avait deux êtres vivants à sa portée, là, dans la maison… Deux belles enveloppes de chair, gorgées de sang chaud, pleines de viscères… Il passa sa langue sur ses lèvres puis réfléchit un instant : pas la petite, non, celle-ci était de son sang, de sa chair… Mais l'autre… D'un pas souple et élastique, en quelques enjambées il fut sur le perron. Sans un bruit, il referma la porte derrière lui.
Un hurlement de loup retentit, suivi de cris hystériques, de bruits de cavalcades, et de meubles renversés. Puis le silence revint, à peine troublé par les pleurs étouffés d'un enfant et par les petits glapissements affectueux qui leur répondaient...
un loup garou !... mais qui l'a mordu avant pour lui transmettre ça ;-)
· Il y a presque 2 ans ·Maud Garnier
Ah le pauvre chat! Une vraie aventure effrayante. Bravo. Je ne sais pas si cela a eu une influence sur l'histoire, mais souvent un phycopathe commencera par tuer des animaux domestiques avant de tuer une personne.
· Il y a environ 2 ans ·crystaleye
Dans cette histoire, en effet, il y a une personne tuée juste après...
· Il y a environ 2 ans ·violetta