Est-elle aimée ?
Mathilde En Soir
Et si Estella était un trait de ma personnalité ?
Estella n'a jamais aimé se filmer, ni se faire photographier. Ça lui fait peur, comme beaucoup de choses. Pourtant, elle a décidé de vaincre ses peurs, une en particulier. Elle n'a pas le choix, il faut qu'elle avance. Elle a demandé à une copine de lui prêter son caméscope il y a une semaine pour faire des « vidéos intimes » d'elle. La copine était abasourdie, le terme « intimes » veut tout et rien dire. Il y a de quoi se poser des questions, surtout qu'Estella est loin d'être une fille simple. Maniaque, réservée, et très complexée, elle est persuadée que la terre entière lui en veut. Personne ne l'aime et ses parents ne voulaient pas d'elle. Ils voulaient un garçon, comme quoi elle commençait mal son existence. Mais ils ont pu se faire un petit plaisir, lui donner un deuxième prénom masculin, Pablo, en référence au peintre espagnol abstrait qu'Estella déteste. Si ça, ce n'est pas de l'acharnement.
Estella s'enferme dans une petite pièce sombre comme chaque dimanche, aménagée en salle de bureau, et pose le caméscope sur un petit meuble en bois, face à elle. Elle prend le temps de vérifier que la porte est bien verrouillée, puis s'installe sur le fauteuil en velours rouge. Elle commence à respirer bruyamment, les battements de son cœur s'accélèrent. Elle halète de plus en plus fort, allant même jusqu'à émettre de petits cris. Elle fait un bond hors de son fauteuil et ouvre l'unique fenêtre de la pièce. Quel soulagement, enfin de l'air frais. C'est bien d'essayer de vaincre ses peurs, mais si c'est pour faire un arrêt cardiaque sans avoir eu le temps de dire ouf. Son rituel avant de se filmer est terminé.
Estella a beaucoup de tocs, et en plus elle est claustrophobe. Depuis ses 8 ans. Grâce à une idée prodigieuse de son père de l'enfermer dans le placard sous l'escalier de la maison lorsqu'elle faisait des bêtises. Au moins, ils étaient sûrs qu'elle n'allait pas casser quelque chose d'onéreux, à part un vieux poste de radio datant du grand-père Michel.C'est qu'elle connaît bien ça, les moments de solitude dans le noir, à attendre qu'on vienne la délivrer de son donjon. Sauf qu'en guise de prince charmant, c'était son gros cousin Denis,amateur de cartes Pokemon, qui venait involontairement à sa rescousse. Il ne pouvait pas deviner que les paquets de chips entreposés par Tonton pour les apéros étaient en réalité rangés au-dessus du lavabo de la cuisine. En découvrant chaque dimanche après-midi sa cousine enfermée dans le placard, il ne pouvait pas cacher sa déception, qu'il essayait de dissimuler avec des blagues d'un certain goût.
« Papa, il y a Estella qui fait caca dans le placard, et ça pue ! »
« Oh Denis, ça suffit ! Tu es un grand garçon maintenant ! »
« Jean-Luc, pourquoi ta fille se cache toujours dans le placard quand on est là ? Ma pauvre petite nièce. »
« Non laisse, elle est tellement timide, ça va lui forger le caractère… »
« Tu sais, j'ai un bon copain à moi psychologue qui dit que les enfants solitaires ne mangent pas assez Bio ! »
« Véro, il est con ce type, comme si une purée de poireaux biologiques allait la changer. Et puis, il y a une nuance entre solitaire et asociale ! »
« Dis tout de suite que Jérôme n'est pas compétent ! »
« Grâce à ton Jérôme, elle va devenir un légume ahaha ! »
« Anne, tais-toi sérieusement. »
Voici une conversation typique lors des apéros de Jean-Luc et Anne. Un bon résumé de l'enfance d'Estella. Tout tourne autour de sa santé et des conseils de sa vieille tante Véro liftée qui ne comprend rien à part les articles de Paris Match. Elle était enfin sereine le jour de ses 18 ans, marqué par son départ de la maison. Enfin libre, même si elle a toujours la malchance de rester en contact avec ses parents. Un calvaire pour Estella. Ils ne sont pas méchants ses parents, le souci est qu'ils ne savent pas être parents. Son père est légèrement mythomane, et sa mère, génitrice pédante, déblatère simplement sur son compte des remarques acides.
Assez de bavardages, il est temps de tourner cette vidéo. Elle n'ira pas de l'avant en repensant à tout ça. Elle se tient droite, appuie sur deux boutons du caméscope et relit une dernière fois ses notes. Tout se joue maintenant.
« Bon, j'espère que ça marche bien. Bonjour, je m'appelle Estella. J'ai 24 ans et je vis à Lyon. Je fais cette vidéo … Oh ce n'est pas vrai, qui tape à la porte ? … Pedro, je n'ai pas fini ! Oui, c'est bon pour aujourd'hui, vous pouvez y aller, Bérénice a posé l'argent sur la table du salon ! Ah Pedro, demain vous pourrez nettoyer le buffet avec les œufs en porcelaine ? Merci ! …. J'y retourne … Il s'agit de la troisième vidéo que je réalise de moi. La première est assez nulle, on me voit recroquevillée sur moi-même au fond de la pièce. D'ailleurs, je n'avais pas vu que ça tournait, il a fallu que Bérénice arrive et éteigne pour que je m'en aperçoive. Dans la deuxième, j'ai enfin réussi à utiliser correctement cette p… j'ai parlé de mon enfance, de ma maison, de ces deux êtres, qu'on doit aimer par respect pour l'éthique. Mes parents. J'ai du mal encore à les regarder dans les yeux sans les craindre. Les rares fois où nous arrivons à parler, Bérénice est à mes côtés. Elle a toujours été un bon médiateur. Mes parents l'apprécient, même si notre relation n'a pas toujours été approuvée. Je suis fière d'être avec elle.
C'est pour cette raison que je me filme une dernière fois. Pour montrer mon talon d'Achille, parler de la seule personne qui a fait de moi quelqu'un de meilleur. Je l'ai rencontrée il y a cinq ans, dans un bar à Paris. Elle tenait la caisse. J'ai eu un coup de foudre. Je venais encore de m'engueuler avec mon patron et elle a réussi à me redonner le sourire. Puis, je suis retournée dans ce bar plusieurs fois, nous nous sommes embrassées sur un banc public, comme tous les couples normaux, et je suis montée chez elle le même soir, pour la première fois. J'ai découvert plus de choses sur moi-même que n'importe qui ce jour-là. Je n'ai pas eu peur à l'idée de l'aborder. J'ai toujours eu des soucis en société pour ma timidité maladive, incapable de tenir une conversation de dix minutes sans que je commence à paniquer. Et là, elle est apparue. J'étais sûre de rêver. J'ai toujours été persuadée que j'étais hétérosexuelle. Ou plutôt, mes parents et mes psys me disaient que je n'étais pas lesbienne, essayant de s'en convaincre bêtement. Mais je ne tiens pas à me ranger dans une case, le sexe ça ne se catégorise pas.
Il y a un an, la mise en vigueur de la loi sur le mariage pour tous a donné des ailes aux couples de même genre. Bérénice était sur son petit nuage, rêvant de sa belle robe blanche. Elle me disait que je devais faire l'homme, parce que j'avais un physique de rugbyman. Je voudrais tellement revenir en arrière, et retrouver cette belle mariée en soie blanche. Il n'y a pas eu de mariage, comme il n'y a plus eu de Bérénice en soie. Elle qui se fichait du regard des autres, en avait assez des remarques douteuses de ses collègues, des voisins, de sa famille sur nous. Alors, à force de se faire insulter ou harceler, un jour, elle a pété un plomb lors d'un déjeuner. Elle a changé et est devenue hargneuse,s'habillant tout le temps avec un jogging, puis elle est passée à la vitesse supérieure. Elle se travestit en homme, chose qu'elle fait toujours, pour qu'on ressemble à un couple « normal ». Normal. Notre couple ne sera jamais normale car la société ne sera jamais normale. J'en sais quelque chose. En attendant, je devais faire la « fille », chose que je déteste. N'importe quel psy peut constater que j'essaye de me camoufler. Je ne m'aime pas. Je n'aime pas faire « fille ».
Cette même année, on pensait sérieusement à avoir un bébé. Seulement, dans notre cas, c'était un vrai casse-tête. On ne savait pas à qui s'adresser, et on ne pouvait pas adopter, en raison de la situation peu stable que nous proposions à notre future progéniture. On a décidé d'opter pour une insémination artificielle. C'était compliqué d'en parler aux parents, surtout mon père qui ne comprend que le minimum vital sur les choses de l'amour. Ma mère a dit à Bérénice qu'elle espérait que l'enfant soit le portrait craché de mon cousin, le petit gros Denis, ex dealer en réinsertion professionnelle. Très drôle. La chose à ne surtout pas lui dire, elle qui est tellement sur la défensive depuis un an. Nous avons tenté cette expérience, qui s'est conclue par un échec, puis deux, puis trois. Bérénice n'en pouvait plus. Elle tapait des crises dès qu'on recevait les résultats. Un soir, elle était complètement hors d'elle,me balançant des insultes, me rendant responsable de ça. Elle ne réfléchissait plus correctement, imaginant des scénarios grotesques comme celui d'une possible maitresse qui me ferait tourner la tête. Lors de notre dernier séjour à l'hôpital, elle m'a fait une scène et m'a dit … Hum, désolé, cela a encore du mal à passer …que tout ce que je représente serait néfaste pour le développement de l'enfant. A cet instant, mon vie s'écroule. Elle a détruit le château de cartes que je m'efforçais de construire en trente secondes.
Nous avons décidé de faire un break, pour le moment elle vit ici, dans notre appartement mais dort dans une autre chambre. Nous ne nous croisons quasiment plus, ses horaires étant décalés. Évidemment, quand ma mère est venue me voir hier, elle n'a pas pu s'empêcher de sortir une vacherie.
« Ah t'as cassé ? Tu as eu raison, cette fille est sympa mais elle ne ressemble à rien,déjà que toi tu as quelques soucis, je ne vous imagine pas parents ! »
A croire que le chromosome « gentille salope » fait partie intégrante de son ADN. Je n'arrive même pas à lui en vouloir, ni à Bérénice. Je souffre, car j'ai perdu une partie de moi-même. C'est tout que je peux ajouter. Je te dédie cette vidéo, Bérénice, en espérant que tu la visionnes, ainsi que les deux autres. Non, sauf la première. Celle-ci est la plus importante, elle te délivre un message de détresse. Je suis en pleine détresse sans toi. J'ai oublié la dispute à l'hôpital, tout ce que je veux, c'est toi, et rien que toi. Et les autres, on les emmerde. J'ai passé une partie de ma vie à me cacher dans un placard, maintenant je souhaite me dévoiler au grand jour. Et un jour, on aura un enfant à nous. Tu sais, je ne vaincs pas ma claustrophobie dans mes rêves les plus fous, je rêve de vaincre ma phobie de l'eau. Tu ne savais pas que je l'avais celle-là, n'est-ce pas ? Elle me terrorise encore plus. Tu veux savoir pourquoi ? Quand tu pleures, chacune de tes larmes me noie dans un océan de chagrin.
Je t'aime, ma femme. »
Merci. J'ai eu beaucoup de plaisir à écrire ce texte, comme les autres.
· Il y a plus de 10 ans ·Mathilde En Soir
Je suis rentrée en émotion en lisant "est elle aimée". J'aime particulièrement la fin de cette nouvelle.
· Il y a plus de 10 ans ·Votre nouvelle me fait penser à un film "When night is falling" Quel talent !
valjean