Et cetera
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Alors ça y est. Il venait de tuer un homme "pour la cause scientifique". Lui, cet homme qui avait une vie bien rangée, avec femme et enfants aimants. Lui qui se rasait tous les matins, mangeait des légumes verts et ramassait toujours les crottes de son chien, sous le regard bienveillant d'une vieille dame qu'il aiderait bientôt à traverser la route. Irréprochable. Il n'avait pas de casier judiciaire et ne s'énervait jamais devant les enfants. La bonté même, n'est-ce pas ? Pensez-vous ! C'était pourtant bien lui qui avait tué cet homme. Pas un autre. Pas son jumeau maléfique lors d'une crise de schizophrénie. Non. D'ailleurs il était tout à fait sain dans son esprit : jamais subi la moindre dépression, pas de nature particulièrement nerveuse en temps normal... et il n'y avait nulle trace de maladie psychiatrique au moins jusqu'à ses arrière-grands-parents. Il avait déjà vérifié. Il avait pourtant causé la mort d'un homme. Le cadavre qui gisait devant lui, encore un peu chaud, l'empêchait de faire une quelconque tentative pour se persuader du contraire.
- Dans la lune monsieur Johnson ?
L'interpellé releva brusquement la tête mais n'osa fixer son patron dans les yeux, aussi préféra-t-il les baisser dès lors qu'il eut identifié l'homme. Il resta muet, ignorant la question de son supérieur qui n'eut pas l'air de lui en tenir rigueur mais reprit vite la parole, insensible devant l'apparente difficulté de son larbin à accepter l'acte qu'il venait de commettre.
- Vous avez tout fait comme je vous l'ai demandé ? Vous avez déguisé ça en accident et effacé tout ce qui permettrait de remonter jusqu'à notre organisation ?
L'homme resta muet une fois de plus mais fit tout de même un léger signe de tête, approbatif. Son patron s'en contenta et fit mine de partir avant de se retourner et de déclarer d'une voix froide, presque menaçante :
- Ne culpabilisez pas trop monsieur Johnson. C'était pour une bonne cause. Vous le savez, n'est-ce pas ?
Le tortionnaire s'avança alors, se pencha pour mettre ses lèvres à la hauteur de l'oreille droite du dénommé Johnson, et murmura quelques mots.
- Et vous savez aussi ce qui arrivera si vous décidez de ne plus obéir aux ordres, n'est-ce pas ?
Un sourire sarcastique se peint sur le visage de celui qui détenait le pouvoir et qui n'hésiterait pas à le prouver s'il le fallait. Ou même s'il ne le fallait pas d'ailleurs, juste pour le plaisir de montrer jusqu'où pouvait aller sa supériorité. Et ça, Johnson ne le savait que trop bien. Il maugréa quelques paroles incompréhensibles mais qui, grâce à l'expression à laquelle elles étaient associées, étaient on ne peut plus claires. Son patron estima que le pauvre homme en avait fait assez ce soir-là et le chassa, sur un simple mouvement de main. L'homme, en sortant, percuta une jeune femme qui devait être belle d'ordinaire mais dont les traits étaient en ce moment déformés par la fureur. Ses yeux dans lesquels, la veille encore, on aurait pu voir se refléter un canard et lui trouver des allures de phénix seulement grâce au pouvoir de sa beauté, n'étaient à présent que deux abysses emplis de larmes. Son corps sembla se raidir et s'enlaidir encore davantage lorsqu'elle aperçut l'homme posté près du lit. Telle méduse transformée en gorgone.
- Qu'est-ce que vous lui avez fait ? hurla-t-elle en se précipitant vers l'homme, le rouant de coups aussitôt qu'elle l'eut atteint. Johnson, lui, restait coi, les bras ballants et la bouche entrouverte, près de la porte. Comme hypnotisé. Comme soumis à un maléfice qui l'empêchait d'agir. Mais au fond il s'en fichait, simplement, il n'avait pas envie d'arrêter cette femme.
- C'était un accident. Vous le savez très bien, tenta le patron, sans conviction, vide d'empathie.
- Dupez qui vous voulez mais je sais qu'il ne s'agit pas de cela. Vous ne m'aurez pas une deuxième fois avec vos belles paroles. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait mais je trouverai. Je vous ferai arrêter, débitait la femme d'une voix pleine de sanglots.
- Vous êtes perturbée Madame, souffla l'homme dans un soupir. Vous ne savez plus ce que vous dites. Vous devriez aller vous reposer. Souhaitez-vous que je fasse appeler un infirmier pour vous ?
- Allez vous faire foutre !
- Bien, répondit l'homme qui gardait son calme, imperturbable. Mes condoléances pour votre mari. Au revoir.
Un sourire mauvais plus tard il était hors de la chambre, au milieu d'un couloir d'hôpital grouillant d'inconnus qu'il contemplait d'un air arrogant. Personne ici ne pourrait jamais l'arrêter. Personne ne croirait les élucubrations des proches des victimes. Et un jour il réussirait, il changerait le monde. Il prouverait que l'homme est immortel.
Dans la chambre, la femme s'était écroulée au pied du lit, vidant toutes les larmes que son corps n'avait pas eu besoin de lâcher durant ces années de bonheur qu'elle avait passé avec son mari. Ne manquant jamais de rien, et surtout pas d'amour. Elle n'avait à présent plus rien. Il ne lui avait pas laissé d'enfants. Il y avait certes ses peintures, mais bien qu'elle l'ait toujours soutenu elle n'avait jamais vraiment compris sa passion.
Sur le front du mort un papillon magnifique s'était posé. Des ailes d'un mauve aux mille reflets et aux nervures de soie étaient reliées à un abdomen argenté et fin comme une allumette. Sa trompe, quasiment invisible, tâtait la peau défraîchie de son propriétaire à la recherche d'un nectar rassasiant. Elle sembla le trouver, s'enfonça dans la peau sans y laisser une seule marque. L'insecte resta quelques secondes immobile puis il écarta les ailes et s'envola, d'un vol lent et gracieux, qui ne requérait que de rares battements d'ailes. Il passa la porte restée grande ouverte et parcourut le long couloir blanc, sans se presser. Il frôla quelques infirmiers, s'agita juste devant les yeux embrumés de leurs propriétaires qui attendaient une réponse d'un médecin, un espoir, et se posa même quelques instants sur le nez d'un jeune enfant, mais personne ne le vit. Il parvint finalement à son but et put se poser sur le front d'un nouveau-né en train de pousser son tout premier cri, le premier d'une longue série. Il refit la même manœuvre qu'avec l'homme décédé puis s'éloigna. Repu.
TRENTE ANS PLUS TARD
Un homme. Une femme. Une petite fille. Un petit garçon. Et puis une autre femme. Une inconnue. Il lui semblait l'avoir déjà vue mais il n'était pas sûr. La femme, qui devait bien avoir la soixantaine, fixait la petite famille, ne cillant à aucun moment, ne clignant même pas des yeux. Elle ne bougeait pas, ne faisait rien. Peut-être même qu'elle ne respirait pas, qui sait. Cela dura plusieurs minutes pendant lesquelles aucun des protagonistes n'esquissa le moindre mouvement. Et puis, soudainement, sans signe avant-coureur, la femme se retourna et s'éloigna, le pas lent. L'homme soupira, soulagé, comme si une menace s'en allait avec elle. Il regarda alors autour de lui et constata, effaré, que sa femme et ses enfants avaient disparu. Il releva les yeux et vit leurs trois silhouettes au loin, entourant celle de l'inconnue. Il s'élança, se mit à courir aussi vite que possible, mais les silhouettes ne se rapprochaient pas. La distance restait inchangée. Il hurla, mais son cri ne parvint même pas à ses propres oreilles. Il voulut alors regarder ses mains et ne vit que du noir. Relevant à nouveau la tête il ne vit plus rien, même les silhouettes avaient disparu. Le néant l'entourait à présent. Un néant qui venait d'avaler jusqu'à sa propre existence.
La sonnerie stridente du réveil tira brusquement l'homme de son sommeil. Un mal de tête lui lacérait le crâne. C'était comme ça tous les matins depuis des années, depuis qu'il faisait ses cauchemars. Il ne se souvenait d'ailleurs pas de celui qu'il venait de faire mais il ne tenta aucun effort pour s'en rappeler. Il s'extirpa de son lit, s'étira et alla se plonger sous une douche brûlante. Sa vie lui paraissait très compliquée en ce moment, mais il n'aurait pas su expliquer avec précision d'où lui venait cette impression. À part ses cauchemars, finalement, il n'y avait pas grand-chose de désagréable dans sa vie. Il lui semblait qu'il était même plutôt heureux. Et faire de mauvais rêves n'avait rien de si dramatique après tout. Il haussa les épaules, comme une façon de se dire à lui-même "fais pas attention à ça" et passa à autre chose. À peine sorti de la cabine de douche il enfila ce qui lui tomba sous la main, saisit un pinceau et une palette sur laquelle il jeta quelques tons de gouache. Il se mit alors à peindre, frénétiquement. Comme possédé. Plus rien n'existait autour de lui à présent, juste sa toile encore vierge. Le téléphone sonna plusieurs fois mais il ne l'entendit pas. Ce ne fut que lorsqu'il eut achevé sa peinture qu'il remarqua les appels manqués sur son cellulaire. Il consulta l'unique message de son répondeur qui consistait en un rapide et très informatif "rappelle-moi dès que tu as ce message". Une minute plus tard il avait un de ses collègues au téléphone.
- Qu'est-ce que tu fous Darryl ?
- Je peignais. Un souci ?
- T'as conscience que c'est le troisième jour consécutif de boulot que tu loupes ?
- Mon nouveau travail c'est la peinture.
- Oh ce que tu me soûles des fois ! À douze heures au café à côté du bureau. Tu y seras ?
- Je ne sais pas... Je...
- Sois-y. Je compte sur toi.
La conversation s'arrêta sur ces mots, le téléphone ne lui transmettait plus que les "bip-bip" incessants caractéristiques de la ligne coupée. L'horloge indiquait onze heures trente, il lui restait donc un peu de temps pour s'habiller vraiment et rejoindre son ami. Au moins s'il allait le voir cela lui donnerait peut-être un sursis, il gagnerait quelques précieux jours de paix.
La vue des cheveux bouclés de son ami, qui dépassaient ceux de tous les autres clients du café, le fit soupirer. Il lui rappelait ce qu'était sa vie : une routine qui le poussait à se lever chaque matin à la même heure, à se doucher, prendre son petit-déjeuner, aller travailler, rentrer chez lui, se coucher et recommencer à l'identique le lendemain, en parfait partisan du métro-boulot-dodo. Il songea pendant deux secondes à rebrousser chemin, poser un lapin à son collègue et ami, retourner peindre, mais, comme s'il avait entendu ses pensées, le collègue en question se retourna et lui fit signe de venir. Puisqu'il ne pouvait plus vraiment y échapper, le jeune homme le rejoint, se contentant de grommeler un rapide bonjour puis de retomber dans le mutisme en même temps que sur une chaise. Son collègue laissa de côté les formules d'usage pour rentrer directement dans le vif du sujet.
- Dis-moi ce qui se passe maintenant Darryl.
- Mais rien. Pourquoi tu t'obstines ? Je n'ai aucun problème, je vais très bien.
Un bref silence se fit entre les deux hommes. Son ami le regardait avec une expression remplie de compassion. Il se pencha légèrement en avant comme pour lui faire une confidence et reprit la parole. Mais sa façon de parler, bien qu'elle ressemblât beaucoup à celle d'un homme qui raconte un secret, ressemblait encore plus à celle d'un psychiatre parlant à son malade. L'homme grimaça : il détestait que quelqu'un, qu'il le connaisse bien ou pas, se mêle à ce point de sa vie. Surtout s'il se trompait. Son ami le savait, mais il n'en démordait pas.
- Écoute... Tu peux le dire si tu vas mal Darryl. Tu as le droit. Ta femme demande le divorce et la garde de vos deux enfants. C'est normal que...
- Ma femme ? Mes enfants ? Qu'est-ce que tu racontes ? Ça va très bien avec Ava et tu sais bien qu'on n'a jamais voulu d'enfants.
- Ava ? Darryl, je te parle de ta femme, de...
- Arrête tes délires. Et puis cesse de m'affubler de ce prénom ridicule. Moi c'est Jayden.
L'homme profita des quelques secondes pendant lesquelles son ami essayait de comprendre, cherchait s'il pouvait s'agir d'une blague de mauvais goût, pour s'éclipser et aller s'enfermer dans les toilettes du restaurant. Il se passa un peu d'eau fraîche sur le visage avant de ressortir. Il n'avait qu'une envie : rentrer. Il apostropha son ami en passant devant lui.
- Bon écoute je rentre. J'ai pas vraiment la tête à discuter, je dois m'occuper des papiers du divorce...
- Le divorce ? Y a cinq minutes tu ne savais même pas de quoi j'te parlais !
Mais il parlait dans le vent. Notre homme était déjà loin.
L'homme décida de rentrer directement, pour régler cette histoire de divorce comme il l'avait dit à son ami, mais, juste devant chez lui, attendait une femme. Elle était de dos mais il ne pouvait pas s'y tromper, il sut tout de suite de qui il s'agissait. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Que faisait-elle là ? Il accéléra le pas pour arriver plus vite à elle, prit soudainement de la peur qu'elle s'envole.
- Deborah ? demanda-t-il en arrivant à quelques mètres d'elle.
La jeune femme, qui ne devait pas dépasser les trente ans, se retourna en entendant la voix de celui qui était encore son mari. Elle était en colère et s'empressa de lui faire savoir.
- Tu comptes les signer quand les papiers Darryl ?
- J'allais le faire, je rentrais pour ça justement...
- Et je suis censée te croire ?
- Viens, entre, je vais le faire tout de suite...
- Hors de question. Je les veux demain dans ma boîte-aux-lettres. J'espère que je suis claire cette fois-ci, ajouta la femme sur un ton mençant. Au revoir Darryl.
- Attends, dis-moi au moins si les enfants vont bien !
Mais elle était déjà partie. Et, l'instant d'après, il se demandait ce qu'il faisait dans la rue et pourquoi il se sentait si perturbé. Il regardait la femme s'éloigner et ne se souvenait plus pourquoi elle comptait tant pour lui. Il monta les quelques marches du perron et pénétra chez lui. Il y avait des tableaux par dizaine. Sur les murs, sur des chevalets, par terre... Deux d'entre eux, les plus grands, représentaient deux femmes. Sur l'un se trouvait une blonde, sur l'autre une brune. Elles étaient toutes deux très belles mais aussi très dissemblables. L'une avait ce genre de beauté vraiment frappante, qui ferait se retourner n'importe quel homme dans la rue, tandis que l'autre était d'une beauté plus discrète. Il fallait la regarder vraiment pour le voir et pourtant elle ne l'était pas moins que l'autre. Il resta ainsi, immobile, pensif, à les observer pendant de longues minutes, avant de sentir la fatigue s'emparer de lui et de décider d'aller faire une sieste.
Toujours cette femme. Il la connaissait. Son corps. Son corps était douloureux. Son corps était immobile. Son cerveau lui commandait de lever le bras mais il restait figé, collé à son flanc. Et puis il s'éleva au-dessus de son propre corps, tandis que la femme gardait les yeux rivés sur le corps qui privé de son âme n'était plus qu'un vulgaire cadavre. Et lui s'élevait, impuissant. Il ne voulait pas mourir, il ne voulait pas quitter son corps, mais il avait beau tenter de se débattre rien n'y faisait. Qu'allait-il lui arriver maintenant ? Allait-il voir le fameux tunnel blanc ? Allait-il rencontrer Dieu, des anges ? Allait-il devoir justifier ses mauvaises actions pour pouvoir accéder au paradis ? Allait-il rejoindre directement les remous du Styx ? Et puis, il se rendit compte que le corps qui était étalé en dessous de lui n'était pas le sien. Il venait pourtant d'en sortir, il en était sûr.
L'homme se réveilla en sursaut, mais cette fois en pleine nuit, il avait dormi plus que prévu. Ce n'était pas son réveil qui l'avait tiré du sommeil cette fois-ci mais bel et bien son cauchemar. Il se souvenait vaguement de quelques éléments. La femme inconnue, le corps dont il sortait mais qui n'était pas le sien... Il se jeta sur un miroir, soudain prit de peur, et se sentit soulagé quand il vit apparaître son visage dans le reflet. Il prit quand même sa tête entre ses mains, toucha son nez, passa ses doigts dans ses cheveux, pour vérifier que tout était normal, que tout était bien de lui. Il lui fallut une dizaine de minutes pour se rassurer et retourner dans sa chambre. Il tenta de se rendormir, mais en vain. Il se releva donc et se remit à peindre, ce qui eut vite pour effet de vider sa tête de toute pensée néfaste et de le calmer totalement. Pendant qu'il agitait son pinceau, le jour se levait doucement, et quand il le fut tout à fait des coups frappèrent à sa porte. Comme pour le téléphone, il ne les entendit pas. Le toc-toc continuait et bientôt le bruit d'une clé tournant dans une serrure se fit entendre, toujours sans atteindre les oreilles de notre homme. Son meilleur ami entra, suivit de deux hommes qui portaient des blouses blanches et affichaient une mine qui ne laissait passer aucune émotion. On aurait deux robots.
- Je suis désolée Darryl mais avec tous les événements récents, j'ai préféré appeler l'hôpital... Je suis inquiet pour toi.
L'homme ne cilla pas, toujours absorbé par son activité. Quand les deux infirmiers l'attrapèrent chacun par un bras et l'emmenèrent il n'opposa aucune réaction et suivit, le regard dans le vide.
Quand il reprit vraiment ses esprits il se trouvait dans une chambre. Petite, blanche, presque vide. Un lit, un bureau, une chaise et un placard, c'était tout ce qu'il y avait. Le lit était fait au carré, le placard sans contenu. Le silence était tel qu'il crut être encore dans un de ses cauchemars, mais cette pensée ne suffit pas à le réveiller.
C'est dans cette chambre si impersonnelle qu'il commença à se demander qui il était. Architecte renommé, avec femme et enfants, il n'avait jamais eu de problème d'identité et avait toujours eu l'impression d'aimer sa vie. Et puis les cauchemars avaient commencé. Il s'était absenté plusieurs fois de son travail. Il oubliait ses enfants, délaissait sa femme, rêvait d'une autre, qu'il ne connaissait pas. La peinture était entrée dans sa vie, lui qui n'avait jamais eu la fibre artistique. Et tout avait été chamboulé. Un divorce, la perte de la garde de ses enfants... Il s'était retrouvé sans rien, mais dans un premier temps il avait eu l'impression de suivre sa destinée. Et voilà où elle l'avait mené à présent : dans un hôpital psychiatrique. C'était son propre ami qui l'avait envoyé là. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Il pensait encore à ça quand une voix féminine le sortit de sa torpeur. Il pensa avoir affaire à une infirmière, mais la dame ne portait ni blouse ni aucun autre signe distinctif. Elle paraissait même plutôt prévenante et attentionnée. Elle avait ce regard que seules ont les mères ou les bonnes épouses. Il l'observa quelques instants avant de l'identifier, mais aussitôt l'eut-il fait qu'il se leva et lui fit signe de ne pas approcher – bien qu'elle n'ait fait aucune tentative pour ça.
- C'est moi Jayden, tu me reconnais ?
- Vous êtes la femme de mes cauchemars, celle qui me vole mes enfants !
- Ah, Darryl, vous êtes encore là...
- Qu'est-ce que vous racontez ?
- Je suis Ava, la femme de Jayden, celui dont vous avez l'âme. Croyez-vous en la résurrection Darryl ?
- Je... je ne sais plus en quoi je dois croire...
- Dans certaines croyances on dit que l'âme est immortelle, qu'elle se transmet d'homme en homme. Mais quand un nouvel homme naît il vit sans savoir qui il était avant, son âme ne fait qu'avoir une influence sur lui, mais il n'a pas de souvenirs liés à ses vies antérieures. Il y a une organisation dans ce monde qui veut apporter la preuve que les âmes sont immortelles et qui essaie de faire en sorte que les hommes se souviennent de leurs vies précédentes. Pour être comme... immortels. Ils changeraient de corps, mourraient, mais revivraient aussitôt et pourraient continuer ce qu'ils ont commencé dans leur vie d'avant. Cela fait cinquante ans qu'ils font des recherches en ce sens et vous êtes le premier sur qui leur traitement a un effet qui va dans le sens souhaité. Quand il avait quarante ans ils ont assassiné mon mari car ils pensaient avoir réussi et ils vous ont toujours surveillé, depuis que vous êtes un nourrisson. Pendant de nombreuses années ils pensaient avoir encore échoué et puis vous avez montré des signes...
- Comment vous pouvez en savoir autant sur eux ? Qu'est-ce qui me dit que je dois vous croire ?
- Je fais partie de cette organisation.
- Alors qu'ils ont tué votre mari ? Il y a quelque chose qui m'échappe...
- Ils m'ont tout expliqué et promis que je le retrouverais. C'est son âme qui vit en vous, seul le corps a changé...
- Vous êtes folle ! Vous m'avez volé ma femme, mes enfants, vous...
- Je n'ai rien fait. C'est eux. C'est eux qui ont injecté un produit dans le sang de mon mari et qui l'ont tué.
- Et vous les avez rejoints juste pour retrouver votre mari. Je ne suis pas votre mari !
- Il est en vous et vous ne pouvez rien y faire... Un jour, il prendra peut-être le dessus... L'autre jour, avec votre collègue, vous vous preniez pour lui.
- C'était un simple moment d'égarement. Et... Mais, comment savez-vous ça ?
- Cette organisation, l'Apulée... Elle vous manipule. Elle a fait de votre vie une illusion. Votre femme, vos amis, collègues, même vos enfants... Ils n'étaient que des espions au service de la société, là pour vous surveiller, les informer de votre évolution. Et quand votre femme est partie c'était simplement pour vous faire réagir et vous laisser seul avec vous-même, dans le but de faire accélérer le processus...
L'homme ne trouva même pas la force de répondre à ça. Il s'écroula par terre, bouche bée, en état de choc. Il avait l'impression que son cœur s'était arrêté, que plus aucun sang ne coulait dans ses veines. Il avait froid, il tremblait. Il paniquait. Il n'avait même plus la force de ne pas croire ce que lui disait cette femme.
- Je sais que c'est difficile à accepter Darryl... Mais vous devez vous reprendre. Vous devez fuir. Ils ont prévu de vous réinjecter un produit et de vous tuer, comme mon mari il y a trente ans, en espérant mieux réussir et que le prochain qui accueille votre âme se souvienne de toutes ses existences précédentes. Qu'il puisse les contrôler, qu'il sache qui il est. Je connais leurs techniques maintenant. Ils vont vous faire passer pour un schizophrène, ils vont vous enfermer. Ils diront que vous êtes devenus fou, que vous vous êtes suicidé, tout le monde vous croira mort et ils disposeront de votre corps. Ils vous feront subir leurs expériences.
- Pourquoi vous voulez m'aider ?
- Je vous l'ai dit... Mon mari est en vous...
- Alors c'est ça leur but ? Enlever l'identité de chaque homme, ne faire du corps qu'une coquille dont on se débarrasse au bout de quelques décennies ? Faire de l'homme un vulgaire outil pour enrichir les âmes ?
- Darryl, nous n'avons plus beaucoup de temps, nous devons partir...
- Et vous, vous êtes persuadée que vous allez retrouver votre mari ? Mais j'ai trente ans, cela fait des années qu'il est mort ! Même s'il prend le dessus sur moi il aura changé, même si c'est son âme que j'ai en moi elle aura été influencée par ma propre existence, il ne sera plus le même. Vous devez faire votre deuil Ava.
La femme avait les larmes aux yeux. Elle savait bien qu'il avait raison au fond. Au départ elle n'était pas du tout pour ce projet de rendre l'âme immortelle. Elle trouvait cela très bien que les hommes ne se souviennent pas de leurs vies antérieures. Mais quand son mari était mort elle s'était sentie si perdue, si vide sans lui... Elle n'avait pas pu l'accepter et quand l'organisation lui avait proposé de les aider dans l'espoir de pouvoir retrouver son mari un jour elle n'avait pas hésité longtemps. Elle n'avait plus rien à perdre de toute façon. Mais ce jeune homme était différent. Même s'il avait l'âme de son défunt mari, certains de ses souvenirs et de ses goûts, il avait eu une vie totalement différente et cette vie l'avait rendu différent lui-même. Ce qui faisait un homme ce n'était pas seulement son âme, mais aussi son expérience de la vie. Et ça, l'Apulée ne l'avait pas compris.
L'homme la regardait, silencieux. Il ne savait même pas si lui-même croyait à ce qu'il venait de dire, car une part de lui criait qu'il était là, que Jayden était présent en lui. L'organisation parviendrait peut-être un jour à créer des hommes qui parviendraient à cumuler plusieurs vies en gardant leur âme intacte, mais lui se sentait bafoué, volé. Il n'était qu'un rat de laboratoire. Le cobaye d'une expérience ratée, inaboutie.
Alors qu'ils se fixaient, chacun se demandant quelle décision il devait prendre, la porte s'ouvrit à la volée. Plusieurs hommes entrèrent, dont un grand à l'air menaçant, qui donna des ordres qu'exécutèrent aussitôt les autres. Darryl sentit une aiguille lui rentrer dans le bras avant de sombrer, inconscient.
Et puis il se réveilla, une nouvelle fois. Il n'avait pas fait de cauchemar cette fois-ci, il avait même l'impression d'avoir très bien dormi. Aucun mal de tête ne lui lacérait le crâne. Il ouvrit alors les yeux et poussa un cri, le premier d'une longue série. Il entamait une nouvelle existence et se souvenait de tout. De Darryl. De Jayden. De Ava. De l'organisation de l'Apulée.