Et si on tuait Pépé ?

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Que faire quand on s’ennuie ? Loser devant la télé, lire un bon bouquin, feuilleter un magazine, coincer la bulle : autant d’options qui ont fait leurs preuves. Mais qui trouvent vite leurs limites, vous l’admettrez. J’ai mieux : se prendre la tête sur un sujet insoluble, apte à fournir une sacrée matière pour meubler les longues soirées d’hiver. ‘Retour vers le futur’, ça vous parle ? Les voyages dans le temps ? La théorie du grand-père ? 

Certes, nombreux sont les auteurs à avoir abordé le sujet – et bien plus récemment, de surcroît, que ‘Retour vers le futur’. Mais quel film peut se targuer d’avoir si bien popularisé le « paradoxe du grand-père » ? D’avoir mis à la portée de tous une théorie aussi fascinante qu’impénétrable ?

Oui, mais Pépé fait de la résistance

Entrons dans le vif du sujet. Le paradoxe du grand-père a pour but d’expliciter la complexité du voyage dans le temps : selon cette expérience de pensée, un individu retourne dans le passé et tue son grand-père avant qu’il n’ait eu d’enfants (il pourrait s’agir de son père ou de lui-même, mais les penseurs ont préféré tuer Pépé). Ce voyageur temporel ne verra donc jamais le jour et ne pourra donc pas retourner dans le passé pour tuer son grand-père, qui aura donc des enfants comme prévu, puis des petits-enfants, dont un qui retournera dans le passé pour l’assassiner, mais dans ce cas il ne naîtra jamais…

La boucle est sans fin. Et se heurte à une seconde problématique : qu’advient-il du petit-fils à son retour dans le présent ? La nouvelle réalité s’est-elle reconstruite simultanément à la perpétuation du meurtre ? Ou bien disparaît-il immédiatement ? Est-il vraiment en mesure d’assassiner Pépé, l’existence de celui-ci dans le passé prouvant de facto qu’il doit survivre, car sinon le chrononaute n’aurait jamais existé et n’aurait donc jamais pu retourner dans le passé pour le tuer ? Ou alors tuer son ancêtre entraîne-t-il une modification du futur aboutissant à une réalité parallèle et à une ramification de l’espace-temps ?

Ce paradoxe a stimulé les neurones de plus d’un philosophe et auteur de SF. Et ce sont donc Robert Zemeckis et Bob Gale qui, à mon sens, ont frappé sacrément fort. Souvenez-vous. Nous sommes en 1985. Marty McFly (Michael J. Fox) a 17 ans, un père lâche qui s’écrase en permanence devant son chef, l’odieux Biff Tannen, une mère alcoolique, un oncle taulard, un frère teubé et une sœur gnangan. Heureusement qu’il y a Jennifer, sa petite copine dont il est fou amoureux, et Doc Emmett Brown (Christophe Lloyd), un scientifique barré qui a mis au point une machine à voyager dans le temps à partir d’une DeLorean DMC-12.

Alors qu’il fait une petite démo du fonctionnement de la machine sur la promenade des deux pins, Doc est assassiné par des terroristes libyens auxquels il a dérobé le plutonium nécessaire à la transmission des 2,21 gigawatts (1,21 dans la version originale) dans le convecteur temporel, laquelle, associée à une vitesse de 88 miles à l’heure (à peu près 140 km/h), rend le voyage dans le temps possible. En tentant de s’échapper au volant de la DeLorean, Marty met les turbos, franchit le cap des 88 miles à l’heure, et bam ! Le voici propulsé en 1955 : il croise fortuitement ses parents et empêche leur rencontre en sauvant son père d’un accident en étant renversé à sa place par la voiture de son futur grand-père maternel (beau pied de nez à la théorie du grand-père). Sa mère tombe amoureuse de lui (beau pied de nez au complexe d’Œdipe) : il a une semaine pour rétablir la situation afin d’assurer son existence (si ses parents ne se rencontrent pas, ils n’auront jamais d’enfants…) et retourner en 1985.

Destin ou libre-arbitre ?

Alibi scénaristique, certes, le paradoxe est traité de manière bien moins naïve qu’il n’y paraît tout au long des trois épisodes (les opus II et III, tournés simultanément, ne devaient à l’origine en former qu’un : ‘Paradoxe’, ben tiens). S’il sert avec brio la description de la rencontre générationnelle et métaphorise sans excès et avec justesse la relation anti-freudienne de Marty et de sa mère, le paradoxe permet surtout à RVLF de s’ériger en fable philosophique sur la théorie du chaos et la question des causes et des effets. La trilogie choisit délibérément de faire porter cette responsabilité au voyageur temporel : à sa charge d’éviter tout paradoxe (qui « pourrait aboutir à la destruction totale de l’univers », dixit Doc).

En revanche, rien n’empêche de modifier radicalement l’histoire tant qu’on n’en provoque pas. La morale – nous sommes les seuls maîtres de notre destin, si tant est que l’on puisse, du coup, parler de destin – paraît sommaire : et pourtant elle ne fait rien d’autre que prôner le libre-arbitre au détriment du déterminisme (se déterminer plutôt qu’être déterminé par), à l’image d’un Saint Augustin ou d’un Aristote. Ce principe humaniste fondamental, cette capacité de juger par soi-même, et surtout d’être capable de choisir, modèle aujourd’hui encore notre façon de percevoir l’individu et l’humanité dans son ensemble. En filigrane, c’est la volonté de la nature humaine elle-même qui se voit interrogée, base fondamentale de toute philosophie : préfère-t-on avoir un pouvoir sur les événements et assumer la portée de ses actes, ou est-il plus confortable de les subir ?

Ce que défend RVLF dans une approche quasi psychanalytique, c’est l’idée d’une construction en fonction des expériences, des conditions et des traumatismes qui dictent nos vies. Le cinéma de science-fiction n’est pas que du divertissement aux allures parfois simplistes : c’est aussi, et surtout, un cinéma de l’humain. Il a affranchi l’homme de tout destin pour, à sa manière, l’ériger en Dieu qui n’aurait pour seules limites que celles de sa volonté. Et, au risque de vous décevoir, l’ennui n’est pas inscrit au programme.

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